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Une tribune hebdomadaire aux Échos patrimoine sous le titre « C’est mon argent », un « service patronal » quotidien dans « L’interview éco » : en matière d’économie, force est de constater que les émissions de France Info ont le pluralisme chevillé au corps ! Par souci d’exhaustivité, et en quête désespérée d’autres points de vue – notamment celui de salariés – sur l’économie et les entreprises, nous avons passé au crible une troisième émission, « L’éco », présentée du lundi au jeudi par Jean-Paul Chapel (l’émission est diffusée en direct à 9h20). Et nous n’avons pas été déçus…

A première vue, l’orientation de « L’éco » ne dépare pas la ligne éditoriale des deux émis­sions évoquées plus haut : « Chaque jour, pendant sept minutes, Jean-Paul Chapel vous éclaire sur l’actualité économique du jour, mais vous fait également découvrir une personnalité du monde de l’entreprise : P-DG, dirigeants de start-up, syndicalistes mais aussi des économistes et des responsables politiques qui expriment leur vision économique. “L’éco” propose une palette d’invités très variée. Soumis à de nombreuses questions, ils doivent répondre à la fameuse “question qui fâche” du Huffington Post qui apporte une tou­che piquante à l’interview. Mais c’est toujours en musique que se termine l’émission avec la chanson préférée de l’invité. »

Diantre ! Une « palette d’invités très variée » ?

Nous avons pris Jean-Paul Chapel au mot et sommes allés scruter les invités – et partant les « visions économiques » – ayant eu droit de cité sur l’antenne de service public depuis le 31 août 2017. Et, sans surprise, la « palette » est bien moins « variée » que sur le papier ! Sur les 75 interviews disponibles sur le site de l’émission (voir graphique), nous avons fait un constat inquiétant pour le pluralisme (et pour le service public).
D’abord, et selon la rédaction en chef, les travailleurs, chômeurs et précaires ne semblent pas être à même d’« exprimer une vision économique » ni d’« apporter un regard sur l’information économique », pas plus que les salariés ne semblent faire partie des « personnalités du monde de l’entreprise ». Deux tâches qui incombent très majoritairement aux P-DG : les salariés lambda sont par exemple inexistants dans l’émission de Jean-Paul Chapel. Un constat peu étonnant : dans le champ médiatique, la parole salariée reste reléguée, au mieux, aux micro-trottoirs, au pire, au trou noir du journalisme. Variables d’ajustement ou cautions pluralistes dans les débats télévisés, les salariés ne semblent en effet franchir le mur médiatique que lorsqu’un conflit social prend de l’ampleur. Et encore !

« Les travailleurs, chômeurs et précaires ne semblent pas être à même d’“exprimer une vision économique” ni d’“apporter un regard sur l’information économique”. »

Ensuite, et toujours selon la rédaction en chef, le format « interview » reste la chasse gardée de personnalités « titrées » : haut gradés selon la hiérarchie d’entreprise, experts autoconsacrés connus des média, politiques ou professionnels bénéficiant d’une « actualité » aux yeux des journalistes – publication d’un livre, réception d’un prix – et/ou d’une aura publique préalable. Un affichage plus vendeur qui parachève un mécanisme bien connu : la consécration médiatique des consacrés, ou le journalisme d’élite. Le domaine économique n’a en cela rien d’exclusif.
Deux constats pour un même résultat : au grand dam de son descriptif, l’émission « L’éco » sert quotidiennement la soupe libérale à ses auditeurs en promouvant une vision de l’économie par ses dirigeants et une image de l’entreprise par ses patrons…

Dans le détail… c’est pire !

Un coup d’œil plus précis aux invitations confirme le défaut de pluralisme de l’émission. Le monde de l’économie et de l’entreprise est par exemple si restreint que la rédaction en chef se trouve parfois dans l’obligation de renouveler certaines invitations. Celle de la CGT ? Pas vraiment, sur la période observée, soit plus de quatre mois – période qui connut en outre quelques batailles sociales –, seuls trois représentants syndicaux (tous trois dirigeants) CGT, FO et CFDT furent invités ! Qui alors sur la période qui nous intéresse ? Élie Cohen, écono­miste aux ordres, bien connu d’ACRIMED et du film Les Nouveaux Chiens de garde, Christopher Dembik, économiste à Saxo Banque, et Amélie de Montchalin, députée LREM de la 6e circonscription de l’Essonne ont eu droit à deux invitations chacun.

« Au grand dam de son descriptif, l’émission ”L’éco” sert quotidiennement la soupe libérale à ses auditeurs en promouvant une vision de l’économie par ses dirigeants et une image de l’entreprise par ses patrons… »

Le monde de l’économie et de l’entreprise est même tellement restreint qu’au moment des mobilisations de salariés contre la réforme du code du travail, la rédaction en chef sous-titrait l’interview de la présidente du mouvement de patrons ETHIC, Sophie de Menthon : « Grève des fonctionnaires : le regard d’une patronne » (9/10/17). Un sens du timing impeccable, que Jean-Paul Chapel met régulièrement en pratique, lui qui invitait le 6 novembre Patrick Artus, chef économiste de Natixis, banque internationale de financement, de gestion et de services financiers pour « revenir sur l’actualité économique autour des “Paradise Papers” »…

Le monde de l’économie et de l’entreprise est décidément à ce point restreint qu’en l’espace de six jours, le MEDEF put s’asseoir confortablement deux fois sur le fauteuil des invités de Jean-Paul Chapel :
– Thibault Lanxade, le 31/08/17 : « Quand une entreprise passe de 49 à 50 salariés, ça lui coûte 4,5 % de sa masse salariale  », affirme le vice-président du MEDEF.
– Geoffroy Roux de Bézieux, le 6/09/17 : « Ce gouvernement est pro-emploi. » Le vice-président délégué du MEDEF, explique pourquoi avec la réforme du code du travail, le gouvernement va dans le bon sens.
On relèvera également quelques gâteries journalistiques, telles que la mise en avant d’« expert en méditation » (23/11/17) ou d’« expert en productivité » (29/11/17), venus en toute expertise exposer quelques gestes simples pour un meilleur bien-être (des dirigeants d’entreprise) et quelques gestes simples pour une meilleure productivité (des salariés) !

« Dans le champ médiatique, la parole salariée reste reléguée, au mieux, aux micro-trottoirs, au pire, au trou noir du journalisme. »

Les invitations politiques ne brillent pas non plus par leur diversité. Sur les huit personnalités venues exposer leur « vision de l’économie », quatre font partie du mouvement En marche – dont trois membres du gouvernement –, un député UDI, un élu PS, un élu PCF et une députée du mouvement France insoumise. Le pluralisme est au beau fixe quand on constate qu’à l’invitation de trois représentants de salariés répond celle de quatre présidents de syndicats patronaux… en plus des vingt-huit P-DG déjà évoqués.

Enfin, nous noterons que certaines semaines sont plus riches que d’autres. Ainsi fin juin/début juillet se sont jour après jour succédé :
– Pierre Gattaz le jeudi 29/06/17 : « La loi travail va dans le bon sens », Pierre Gattaz, président du MEDEF, donne son avis sur la future loi Travail.
– Xavier Niel le vendredi 30/06/17 : « On va dépasser Londres » en nombre de start-up, estime le créateur de la Station F [qui] explique comment il veut faire de Paris une place majeure pour les entrepreneurs.
– Alexandre Ricard le lundi 3/07/17 : « Nous participons à la lutte contre l’alcoolémie chez les jeunes », affirme le P-DG de Pernod-Ricard [qui] explique comment son entreprise lutte contre l’alcoolémie tout en continuant de grandir à l’international.
– Jean-Louis Chaussade le mardi 4/07/17 : « La nouvelle loi Travail peut rendre les choses plus simples », affirme le P-DG de Suez.
– Rémy Rioux le mercredi 5/07/17 : « Emmanuel Macron veut traiter le problème du Sahel », affirme le directeur général de l’Agence française de développement [qui] parle investissement public à l’étranger.
Mais que l’on se rassure : l’interview de Jean-Paul Chapel est toujours entrecoupée de « la question qui fâche », systématiquement confiée au Huffington Post. Pour ne pas accabler nos lecteurs, nous n’en transcrirons que quatre :
– À Xavier Niel : « Créer sa start-up. À propos de Station F, vous avez dit en plaisantant à moitié qu’au-delà de 40 ans, on n’a plus de légitimité à y être. Xavier Niel, vous aurez 50 ans cette année. Est-ce que vous êtes en train de nous dire que vous êtes déjà trop vieux pour innover ? »
– À Pierre Gattaz : « Pierre Gattaz, je suis très content de vous avoir sur ce plateau. En répondant à ma question, vous allez enfin nous aider à comprendre si Macron est de gauche ou de droite. Alors, globalement, vous êtes pour ou contre sa réforme du code du travail ? »
– À Laurence Parisot : « Vous vous êtes démenée pour rendre le MEDEF présentable, pour en faire autre chose que cette caricature de club pour grands patrons. Quand soudain, patatras ! Pierre Gattaz est arrivé avec ses gros sabots, ruinant en un rien de temps tous vos efforts. Laurence Parisot, on vous entend à chaque instant commenter l’actualité alors que vous n’avez plus de mandat. Quand est-ce que vous ferez le deuil de la présidence du MEDEF ? »
– À Muriel Pénicaud : « 1 million de chômeurs d’ici 2022. C’est un rythme de 24 000 en moins par mois jusqu’à la prochaine présidentielle. Du jamais vu depuis plus de trente ans, un rythme plus rapide que les deux grandes dernières baisses des années 2000. Muriel Pénicaud, vous nous confirmez ici et maintenant qu’Emmanuel Macron fera mieux que Chirac et Sarkozy contre le chômage ? »

« Variables d’ajustement ou cautions pluralistes dans les débats télévisés, les salariés ne semblent en effet franchir le mur médiatique que lorsqu’un conflit social prend de l’ampleur.»

Xavier Niel, Pierre Gattaz, Laurence Parisot et Muriel Pénicaud sont KO debout.

Nous écrivions à propos de l’émission « L’interview éco » de France Info que le « programme ne dépareillerait pas sur BFM Business, dans Les Échos ou les pages saumon du Figaro. D’ailleurs, si Jean Leymarie cherchait à s’y faire recruter, sans doute ne s’y prendrait-il pas autrement… » Rien à rajouter concernant cette deuxième rubrique d’interviews économiques, si ce n’est alerter Jean Leymarie que son confrère Jean-Paul Chapel est sans doute lui aussi candidat.

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Nous finirons, par pur respect des coutumes de l’émission qui « se termine toujours en musique avec la chanson préférée de l’invité », avec une contribution de notre cru :

Quand on arrive à l´usine
La gaîté nous illumine
L´idée de faire nos huit heures
Nous remplit tous de bonheur
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ouiii !
D´humeur égale et joyeuse 
Nous courons vers la pointeuse 
Le temps d´enfiler nos bleus 
Et nous voilà tous heureux 
La ï ti la la la ï ti la la ï hé !

Merci patron ! Merci patron !
Quel plaisir de travailler pour vous 
On est heureux comme des fous 
Merci patron ! Merci patron !
Ce que vous faites ici-bas 
Un jour Dieu vous le rendra.

Cause commune n° 4 – mars/avril 2018