Éducation. Nouveaux programmes du lycée : l’avenir en marche arrière
Menée dans un secret confinant à la paranoïa, la grande révision des programmes du lycée approche de son terme. Hier, la phase de consultation des enseignants s’est achevée. Certaines disciplines suscitent une grande inquiétude parmi les professeurs.
Avez-vous déjà essayé de courir un sprint dans un tunnel privé de lumière dont vous ne connaissez pas la sortie ? C’est à peu près l’expérience que viennent de vivre les enseignants de lycée et les organisations – syndicats ou associations disciplinaires – qui les représentent, pour élaborer les futurs programmes du lycée. La phase de consultation des enseignants s’achevait hier.
Six mois en tout et pour tout, des premières réunions en mai de groupes d’experts, « sans aucun débat sur leur composition », précise Sandrine Charrier, qui a suivi tout le processus pour le Snes-FSU, jusqu’à ce mois de décembre, qui verra le Conseil supérieur des programmes (CSP) remettre sa copie au ministre. Six mois pour réviser de fond en comble l’ensemble des programmes de toutes les matières, de tout le lycée « nouvelle formule », puisque tout cela est évidemment en lien avec la réforme du bac. « Inédit et suicidaire », pour Claire Guéville, secrétaire nationale du Snes, qui dénonce le « culte du secret » au sein du CSP sous sa nouvelle présidente, Souâd Ayada. Est-ce alors une surprise ? Le résultat dégage un fumet de vieilles dentelles réactionnaires et soulève de nombreuses inquiétudes. Voici les principales.
1 Histoire-géographie : retour trente ans en arrière
« On revient aux programmes des années 1980 ! » s’étrangle Claire Guéville, elle-même professeur d’histoire-géographie. « Sur le plan didactique comme pour les contenus, on s’assied sur trente ans de recherche. » Des exemples ? En géographie, les textes font appel à une notion de « transition » inopérante quand elle n’est pas appliquée à un champ précis (transition énergétique, par exemple). À l’inverse, la notion d’anthropocène, très porteuse dans le champ environnemental, est inexistante. En histoire, relève la syndicaliste, « l’histoire sociale devient anecdotique. Sous le feu des critiques, l’immigration est réapparue mais pas à sa juste place, avec un angle franco-centré dépassé. Il en va de même pour la place faite aux femmes ». Elle juge ces programmes « pléthoriques », émaillés de redites avec ceux du collège. Leurs prescriptions extrêmement directives « privent l’enseignant de sa liberté de choix, nient son expertise, il devient le simple exécutant d’injonctions en faveur d’un appauvrissement des enseignements communs, alors qu’à l’inverse le programme de la spécialité “histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques” se rapproche de ce qui se fait à la fac ».
2Sciences économiques ET sociales : libéral, nous voilà !
Erwan Le Nader, président de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), dénonce des programmes qui « font reculer le pluralisme et aggravent le cloisonnement disciplinaire » entre économie et sciences sociales. Dans une discipline dont le principe même est d’éclairer les grandes questions de société grâce à l’apport des sciences sociales, les nouveaux programmes « opèrent une technicisation de la discipline, au détriment de l’esprit critique ». Ainsi, en première, on étudiera « comment fonctionne un marché parfaitement concurrentiel, sans réfléchir sur l’économie de marché, ses acteurs… Même la question de la consommation est totalement évacuée » ! Les grands sujets macro-économiques – inégalités, pouvoir d’achat, rôle de l’État – s’effacent au profit d’une approche strictement micro-économique. En sociologie, l’étude des catégories socioprofessionnelles disparaît : « On se prive d’outils permettant de penser les structures sociales », déplore Erwan Le Nader, qui précise que, dans la suite du processus, son association entend exiger « des changements importants », forte d’une pétition qui a déjà recueilli plus de 5 000 signatures.
3Français : plus de travail, moins d’idées
Colossal problème, là aussi : « La littérature, réduite à une approche strictement chronologique, se voit cantonnée au rôle de témoin de l’histoire ! » s’indigne Sandrine Charrier. « Pas de remise en contexte avec les autres expressions artistiques, les évolutions sociales, l’histoire des idées… » Nouveauté : les élèves devront obligatoirement lire au moins 7 à 8 œuvres complètes et consigner dans un « carnet » toutes leurs lectures de l’année. « Aujourd’hui, on travaille plutôt des extraits, ce sera une masse de travail en plus pour tout le monde », s’inquiète la syndicaliste, qui précise que les filières technologiques subiront le même programme… mais avec deux fois moins d’heures de cours ! On assiste aussi au retour de la bonne vieille leçon de grammaire…
4Mathématiques : tout le monde ne pourra pas suivre
Le programme de la spécialité mathématiques est « très difficile », note Sandrine Charrier, plus encore que celui de l’actuelle filière S : « Tout le monde ne pourra pas suivre. » Un cas qu’on peut élargir à d’autres matières, dénotant une tendance élitiste. Des spécialités comme « humanités, littérature et philosophie » n’ont « pas été assez réfléchies », selon elle : « Éléments juxtaposés de différentes disciplines sans définition précise, ces spécialités risquent de servir de variables d’ajustement dans les lycées, en fonction des moyens disponibles. »
La réforme du bac ne prendra effet que lors de la session 2021 de l’épreuve. Mais d’ici là, tout le lycée va profondément évoluer. 40 % de la note sera évaluée en contrôle continu (30 % sur des épreuves ressemblant aux « partiels » à l’université, et 10 % sur les notes des bulletins). De ce fait, il n’y aura plus que quatre épreuves au bac : en juin, un écrit de philosophie et un « oral de projet » ; en mai, deux écrits portant sur les « spécialités », ces nouvelles disciplines censées remplacer les anciennes séries (ES, L et S). Au nombre de douze, il faudra en choisir trois en première, puis deux en terminale. À cela s’ajoutent les matières du « tronc commun » : français (philosophie en terminale), histoire-géographie, LV1 et LV2, EPS. Ce fonctionnement en « spécialités » entrera en vigueur à la rentrée 2019 pour les élèves de première. Un des principaux enjeux de cette réforme : que le choix des « spécialités » offertes par les lycées ne fasse pas revenir par la fenêtre des filières encore plus élitistes qu’aujourd’hui…
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