Une étude présentée au conseil social et économique central d’EDF que nous révélons doute des capacités du parc existant à produire la moitié de nos besoins en électricité d’ici à 2035, objectif que lui a pourtant fixé le gouvernement.
Coupures, baisses de tension et même black-out ? L es risques soulevés cet hiver vont-ils devenir de plus en plus fréquents ? Dans une étude que nous dévoilons, les experts des cabinets Degest et IED cachent mal leur pessimisme.
Mandatés par les élus du personnel d’EDF, pendant un an, Lambert Lanoë, Arnaud Eymery et Jean Barra ont rencontré plus de 130 acteurs afin d’évaluer la capacité réelle de production de notre parc nucléaire, qui, en 2022, n’a produit que 279 térawattheures (TWh), soit le « plus bas niveau de production de son histoire ».
Si celui-ci devrait atteindre 315 TWh en 2023, puis 330 TWh en 2024, il correspond à « des niveaux de production comparables à ceux des années 1990 », expliquent les auteurs du rapport. « Une période où le parc nucléaire comptait six réacteurs de moins qu’aujourd’hui. »
Sauf que, pour répondre aux enjeux climatiques, géopolitiques ou encore au défi de la réindustrialisation, la consommation d’électricité devrait augmenter et même plus vite que prévu, à en croire RTE, le gestionnaire du réseau de transport électrique.
Celle-ci devrait même doubler, entre 580 et 640 TWh en 2035. En 2022, les Français ont consommé 395 TWh. Pour parvenir à satisfaire ces futurs besoins, le plan de RTE consiste à faire monter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique français à 40 % en 2030 et à 50 % en 2035. Et surtout, pour les centrales nucléaires, à assurer une production comprise entre 360 et 400 TWh/an.
Soit grosso modo l’objectif fixé en 2015 par EDF (405 TWh/an), mais jamais atteint jusqu’ici. Autant dire que, face à un tel scénario, les incertitudes quant à sa réalisation demeurent.
Certes, le retard dans la maintenance, en raison de la pandémie, ou encore les corrosions sous contraintes ont « restreint la disponibilité du parc », mais pour Lambert Lanoë et Arnaud Eymery, ces phénomènes « techniques » n’expliquent pas l’ensemble des pertes de TWh. Celles-ci seraient plus « structurelles ».
Une année de production perdue tous les deux ans
En remontant le temps, les spécialistes de l’atome ont trouvé de premières baisses de disponibilité du parc en 2006. Le phénomène s’est accentué en 2015, juste après le passage de la loi de transition énergétique pour la croissance verte en 2015, dont l’objectif visait à réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % d’ici à 2025.
Pour les auteurs de l’étude, « les errements de la politique énergétique française des vingt-cinq dernières années » ont mis la filière dans une forme de « délitement », insiste Lambert Lanoë, et « l’efficacité productive du système électrique s’est dégradée ». Celle-ci aurait chuté de 11 % en quinze ans, alors qu’entre 2007 et 2021, la puissance installée du parc a augmenté de 20 %.
Au total, l’énergie non produite représente 32 % des capacités de production du parc nucléaire, soit plus de 170 TWh. Ce qui revient à perdre « tous les deux ans et demi l’équivalent de plus d’une année de production nucléaire », alertent les auteurs du rapport.
Les facteurs environnementaux ou de sûreté ne représentent que 15 à 25 % des pertes
Pour comprendre l’ensemble des raisons, Degest et IED ont ainsi pris en compte « les familles de facteurs » en essayant de les quantifier pour mieux en déterminer le poids. « Extrêmement médiatisé », le réchauffement climatique avec son impact sur les fleuves serait responsable d’une perte de 1,5 à 6,6 TWh sur la décennie, notent les spécialistes.
« Marginale » aujourd’hui, cette problématique devrait toutefois se renforcer, notamment pour les centrales situées en bordure de fleuve. Selon RTE, en 2050, l’effet du réchauffement climatique entraînerait la perte de 10 TWh. Soit beaucoup plus que les mouvements sociaux, qui, selon les années, entraînent une moindre capacité de production de seulement 0,5 à 3 TWh.
À l’inverse, entre 18 et 32 TWh non produits chaque année viennent de la modulation de la production, appelée « mode gris », qui consiste à faire varier la puissance des réacteurs en fonction de la demande.
Avec l’essor des énergies renouvelables, la création du marché de l’énergie et la fin de moyens de production pilotables, les réacteurs ont « joué de plus en plus un rôle d’équilibrage du système électrique ». Alors que seuls 20 % d’entre eux étaient sollicités en 2012, leur taux de participation au mode gris a grimpé à 50 % en 2023.
Avec des conséquences sur les capacités de production du parc, insistent-ils. Au total, l’ensemble des éléments « externes » mis en avant par EDF ne seraient responsables que de « 15 à 25 % des causes d’énergie non produite ».
Les 75 % restants sont, selon les experts, à chercher du côté du groupe mais aussi de la filière. En s’employant à devenir « une entreprise comme les autres » qui vise la réduction des coûts et l’expansion internationale plutôt que la stratégie industrielle à long terme, combiné aux errances politiques, EDF a fragilisé son outil industriel, pourtant « robuste », et, par ricochet, a laissé la filière se déliter. « La preuve, c’est qu’on a mis dix ans à en voir les conséquences sur la production », insiste Lambert Lanoë.
Le grand carénage, l’illustration d’une dérive financière
C’est sans doute en matière de maintenance que les errements politiques et la philosophie de gestion de l’entreprise apparaissent le plus crûment.
Le grand carénage est d’ailleurs une illustration parfaite de ce que les experts appellent « le cercle vicieux de la maintenance ». Soit, lorsque « les arbitrages entraînent des retards, des reports ou des renoncements qui conduisent à accroître la dégradation des équipements et du matériel, renforçant dès lors les besoins de maintenance, et conduisant à de nouveaux arbitrages ».
L’opération, qui vise à prolonger la durée de vie du parc nucléaire français, a été conçue « dans l’urgence, en réponse à un changement de paradigme stratégique », EDF n’ayant pas la capacité de renouveler rapidement son parc nucléaire par des EPR avant 2050.
Le programme, explique Lambert Lanoë, définit « des durées d’arrêt de tranche permettant d’obtenir un niveau de production d’électricité dont la rentabilité serait suffisante pour financer le grand carénage et les modifications post- (catastrophe de) Fukushima ». Et ce, sans « tenir compte des contraintes opérationnelles ou des compétences disponibles ». Résultat : les durées d’arrêt n’ont pas été respectées, la disponibilité du parc s’est dégradée.
« Chaque jour, nous devons gérer des priorités, en laissant ce que nous appelons les auxiliaires, tout ce qui ne concerne ni la sécurité ni les arrêts de tranche, confie Thomas Plancot, agent d’intervention. Sauf que, comme ces matériels ne sont pas entretenus, le nombre de défaillances augmente, ce qui nous empêche de réaliser nos travaux et nous coûte en disponibilité du parc. »
À cela s’ajoute la « pression du planning qui nous oblige parfois à redémarrer des tranches avec du matériel sur lequel la maintenance n’a pas pu être réalisée et qui va rapidement défaillir. Ce qui va entraîner de nouveaux arrêts pour pouvoir réaliser cette maintenance. Au lieu de gagner du temps, on finit par en perdre ».
Sans oublier la bureaucratie : « Une sorte de millefeuille où, pour préparer une intervention sur le nucléaire, il faut remplir mille formulaires pour réaliser deux heures de travaux. Et à chaque difficulté, on doit ajouter une feuille », résume le technicien.
« l’État se pense stratège en définissant des objectifs chiffrés. Mais à aucun moment il ne travaille le chemin pour y parvenir » Arnaud Eymery, directeur général de la Degest
Les stocks de matériels des centrales sont un autre exemple de cette « gestionnarisation » de l’entreprise. Dans cette chasse aux coûts, la logique industrielle qui s’appuyait sur un tas d’entreprises locales pour fournir les pièces de la centrale à proximité disparaît pour laisser place à la centralisation des stocks.
Si bien qu’en deux décennies, ces stocks sont passés de 4 millions de références disponibles à 434 000. Ce qui a causé de nombreux retards et allongements d’arrêts de tranche. Résultat : 3,3 % de l’énergie non produite par le parc nucléaire en 2021 était liée à cette problématique. Soit « une baisse des capacités de production de 5,75 TWh », relèvent les experts de Degest et IED.
Une course contre la montre déjà perdue ?
Face aux difficultés internes, « EDF mais aussi l’État essaient de résumer le problème à une perte de compétences », relève l’expert. Certes, « le défaut de projection et de perspectives (…) a engendré un non-renouvellement ou une perte de compétences » en interne.
Le développement de la sous-traitance, après 2004, a aussi accompagné le processus. À ce jour, 80 % des opérations de maintenance sont effectuées par les entreprises sous-traitantes. Entre 2004 et 2008, les effectifs internes de la production nucléaire ont baissé de 38 %, alors que ceux des prestataires ont progressé de 19 %.
Or, pour survivre aux changements stratégiques des années 2000, de nombreuses entreprises sous-traitantes ont par exemple diversifié leurs activités, avec en conséquence des pertes de nombreux savoir-faire et compétences.
Si bien qu’il faudrait trouver entre 120 000 et 180 000 travailleurs d’ici à dix ans pour relever le défi des nouveaux projets de centrales et du prolongement de l’existant. « Une mission quasi impossible, d’autant que la durée de professionnalisation des métiers du nucléaire est longue », pointe Arnaud Eymery.
Pour faire face, EDF essaie depuis vingt ans, au travers « d’une horlogerie hyperfine, d’améliorer la maîtrise de la durée de ses arrêts de tranche ». Or, « l’étude montre qu’il existe en réalité une multitude de problèmes auxquels on ne donne pas de réponse globale de fond », martèle Lambert Lanoë.
Sans changement, il est peu probable que les centrales fournissent l’énergie exigée par RTE pour 2035. D’autant que les centrales doivent passer leur visite décennale et que le prolongement de leur durée de vie à 60 ans et au-delà est soumis à la validation de l’Autorité de sûreté nucléaire.
Aux États-Unis, six réacteurs (en Floride, en Pennsylvanie et en Virginie) ont reçu une licence d’exploitation de la Nuclear Regulatory Commission (NRC) jusqu’à 80 ans.
Mais « nos centrales françaises ne fonctionnent pas sur le modèle américain », insistent les experts de Degest et IED. « Les centrales américaines ne font pas de modulation de puissance pour équilibrer le système électrique. Elles ne s’usent pas de la même manière », explique Lambert Lanoë.
Sans compter, ajoute-t-il, que l’impact de l’allongement sur la cuve, qui est la première sécurité d’une centrale nucléaire, n’est pas connu. Cela nécessite, à la lecture du rapport, une politique de maintenance plus poussée, mais surtout du temps.
Or, jusqu’ici, « l’État se pense stratège en définissant des objectifs chiffrés. Mais à aucun moment il ne travaille le chemin pour y parvenir », conclut Arnaud Eymery.
En savoir plus sur Moissac Au Coeur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.