De la classe ouvrière aux classes populaires ?
En débat
En partenariat avec la Fondation Gabriel-Péri, une rencontre s’est déroulée le 15 septembre à l’Agora de la Fête de l’Humanité. L’échange a permis de mesurer les évolutions du travail dans notre pays à travers l’histoire, la sociologie et l’action politique.
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Publié le 10 octobre 2024
Notre partenaire, la Fondation Gabriel-Péri, réalise un travail de longue haleine avec la tenue de nombreuses rencontres organisées sous la forme de colloques et de cycles de conférences, mais aussi à travers la parution de publications, de revues ou d’actes. En 2022, le colloque « Les classes populaires à l’écart du politique ? » a réuni de nombreux chercheurs.
Dans sa continuité, un débat se déroulait, le 15 septembre dernier, à la Fête de l’Humanité. La juriste Louise Gaxie, directrice de la Fondation Gabriel-Péri, coanimait la rencontre. En conclusion, elle a convié le public à venir fêter, le 9 novembre, à l’Espace Niemeyer, les vingt années d’existence de la fondation, engagée dans la bataille des idées.
Quelles sont les évolutions de la classe ouvrière à travers l’histoire ?
Stéphane Sirot, Historien, spécialiste du syndicalisme
Au moment de la première révolution industrielle, il y a des ouvriers, mais pas une classe. Le monde ouvrier au début du XIXe siècle, ce sont d’abord des métiers. Et lorsqu’il cherche à s’organiser, il le fait sur la base de ces métiers. Le mouvement ouvrier naissant veut trouver les voies dépassant le cadre des métiers pour constituer effectivement une classe ouvrière. La seconde moitié du siècle est plus propice à ce processus.
Les métiers vont se trouver substitués par les « forteresses ouvrières », qui répondent aux besoins du capitalisme de rationalisation du travail et de production accélérée. Ce « capitalisme de la généralité », comme l’appelle Pierre Rosanvallon, participe d’une forme d’unification du salariat ouvrier.
Sa force s’établit sur sa capacité à sortir des frontières catégorielles, à bâtir une conscience de classe, à faire classe et à se doter d’instruments. 1848 est une date marquante. Sous la Deuxième République, le débat s’engage sur l’existence d’une classe ouvrière.
Comment peut-on la définir ? Son propre langage fera sa puissance. Pour faire classe, il faut parler avec ses propres mots. C’est pourquoi j’insiste toujours sur la nécessité de ne pas employer les mots de l’adversaire. Le combat traditionnel de la bourgeoisie consiste à empêcher le monde ouvrier de se constituer en classe. Déconstruire cette classe passe par la bataille culturelle, en particulier par celle des mots. Le mouvement social s’est construit en contre-société, y compris en ayant son propre système de signes.
Aujourd’hui, qui sont les ouvriers ?
SS : Les ouvriers représentent un cinquième du monde du travail. Ils sont désormais une minorité dans l’industrie. Beaucoup travaillent dans le secteur tertiaire. Cela étant, les ouvriers n’ont jamais été majoritaires au sein de la population active. Avant la Première Guerre mondiale, ils étaient à peine 30 %. L’apogée a été la période dite des Trente Glorieuses où, à la fin des années 1950, les ouvriers représentent 40 % du monde du travail. Ils n’ont jamais été une majorité, mais ils ont été une incarnation. Avec le « mouvement ouvrier » et la « classe ouvrière », c’est l’idée d’incarner le progrès social.
Frédéric Mellier, Conseiller régional PCF de Nouvelle-Aquitaine
Quand Engels publie, en 1844, la Situation de la classe laborieuse en Angleterre ou, avec Marx, en 1848, le Manifeste du Parti communiste, le prolétariat se trouve minoritaire dans le travail. Ce qui caractérise l’évolution du capitalisme, c’est une extension très forte du salariat.
Les salariés représentent aujourd’hui plus de 80 % de la population active. En cent cinquante ans, on a assisté à une explosion totale de la production, dans l’activité de biens, de services ou d’idées, et du salariat. C’est une caractéristique qu’il faut apprécier. Les ouvriers constituent dorénavant 19 % de la population active, mais il y a 26 % d’employés et 24 % de professions intermédiaires.
Notre pays voit aussi une explosion des cadres et des ingénieurs, quasiment un quart de la population active. Le prolétariat du XIXe siècle s’est mué en une classe dans une extension totale du salariat disparate. Les salariés vendent leur force de travail pour vivre avec des réalités totalement différentes.
La femme de ménage guinéenne qui a des horaires décalés pour aller nettoyer les bureaux et l’ingénieur automobile de Guyancourt font partie de la classe salariale, de la classe travailleuse. Leurs conditions d’existence sont différentes mais ils ont des choses en commun. Nous devons bien mesurer cela si on veut construire une transformation sociale efficace dans notre pays.
Vos travaux en sociologie s’appuient justement sur la diversité du travail, comment se traduit l’hétérogénéité des classes populaires ?
Joanie Cayouette-Remblière, Sociologue et autrice de L’école qui classe (PUF, 2016)
On peut s’interroger sur l’usage du pluriel dans les « classes populaires ». Pour ma part, j’y vois la prise en compte d’un double mouvement. Comme l’a très bien développé Stéphane Sirot, durant une période, des instances très fortes ont participé à construire une classe ouvrière unifiée dans sa conscience de classe, mais aussi dans ses styles de vie.
Les classes populaires étaient plus ségréguées spatialement, vivaient dans des quartiers ouvriers. Les classes populaires travaillaient davantage à l’usine et se regroupaient dans des collectifs de travail, avec des instances de représentation, le syndicat, les partis, etc. Ces classes populaires avaient plus de force pour faire admettre une unité.
Ces instances se sont effondrées pour diverses raisons que je ne vais pas développer ici. Dans le même temps, il y a eu un autre mouvement d’ordre plus démographique. Les salariés se sont diversifiés. Les structures familiales se sont transformées avec plus de familles monoparentales, chez les femmes, plus de célibat aussi chez les hommes ouvriers.
Autre transformation importante : l’installation durable d’immigrés a entraîné une diversité des origines. Ces évolutions ont eu un effet sur la manière pour ces ouvriers d’être perçus sur le marché du travail. Cela crée des situations beaucoup plus hétérogènes.
On peut y ajouter une diversité des territoires, avec la baisse des quartiers ouvriers et le développement de différents types d’emploi. Des diversités de modes de vie et des contraintes différentes apparaissent entre les classes populaires, pour le dire de manière très schématique, notamment entre celles des villes et des champs. Ces diversités peuvent s’opposer. On le voit avec des incarnations politiques différentes.
Les divisions syndicales sont-elles le reflet des évolutions du monde du travail ?
SS : Historiquement, deux grandes propositions de syndicalisme très différentes se sont construites. La première, celle de culture CGT, cherche à unifier, à faire classe, à admettre le principe de la lutte des classes. Elle s’inscrit dans des pratiques de transformation de la société au quotidien et dans une perspective de plus long terme.
C’est le recours à la grève. Une autre proposition de syndicalisme « de culture chrétienne », même si la puissance n’est pas identique, se construit parallèlement. Elle considère que la lutte de classes doit être contournée et se fixe pour tâche d’amortir les chocs produits par le capitalisme, sans pour autant donner de perspective de le changer. Elle privilégie la négociation à froid sans le conflit.
Une troisième forme reflète enfin la persistance du monde des métiers et se présente comme un syndicalisme « catégoriel » rejoignant un syndicalisme « autonome ». Cette forme, tout en restant minoritaire, a le vent en poupe. Cela rejoint la difficulté contemporaine à faire classe.
Avec l’émiettement de la représentation du monde du travail, il n’y a jamais eu autant d’organisations syndicales avec aussi peu de syndiqués. Cela complique notre capacité à faire valoir l’existence d’une classe et sa puissance. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à des formes de recomposition du champ syndical autour des deux grandes propositions tout aussi légitimes et originales l’une que l’autre.
Pourquoi faut-il penser les positions sociales entre les classes, et encore celles internes aux classes ?
JCR : Nous cherchons ici à savoir s’il faut passer de la classe ouvrière aux classes populaires. On ne peut pas le faire sans prendre en compte les liens entre les différentes classes sociales (classes populaires, classes moyennes et classes supérieures).
Des liens existent sur le marché du travail, mais aussi dans les interactions sociales, dans les quartiers, dans les lieux fréquentés par tous. Dans une perspective inspirée de Bourdieu en sociologie, j’appréhende aussi les classes sociales par leur position déterminée certes par le marché du travail et les conditions de l’exercer, mais aussi par des styles de vie, par des manières d’être, d’éduquer ses enfants, de consommer, etc.
Et cela produit des manières différentes de voir le monde. Les classes sociales, ce sont aussi des points de vue sur le monde en fonction de sa position sociale. Il est important d’étudier les interactions sociales de notre société, ce que j’appelle les « frottements » où les écarts peuvent se réduire et aussi s’accroître.
FM : Nous avons pointé les différences, ce qui fait « frottement ». Nous avons aussi besoin de voir ce qui est commun. Chez les ouvriers et les employés, les ingénieurs et cadres dans le système capitaliste, c’est l’exploitation ! Elle traverse l’ensemble des catégories. Bien sûr, il y a des réalités différentes dans la manière dont les uns et les autres vivent le travail.
Cela dit, dans la crise forte rencontrée par le capitalisme depuis trente ans, nous sommes face à une extension de l’exploitation pour toutes les catégories. De nombreuses études en sociologie, en psychologie du travail, mettent en évidence le « travail prescrit » et le « travail réel », et toutes les souffrances au travail qui touchent l’ensemble des catégories de salariés.
L’exploitation s’intensifie, le travail abîme les êtres humains, quelle que soit leur catégorie. Comme je l’ai montré dans mon article « Blocs politiques ou unité du salariat », publié dans le n° 412 de la revue la Pensée, la question qui nous est posée est de construire un discours commun.
Nous voulons viser la transformation de la société et dépasser le capitalisme. Les forces du capital, mais aussi toutes les forces d’extrême droite s’appuient, elles, sur les divisions. L’un des rôles de la gauche, en particulier du Parti communiste, c’est de montrer là où il y a du commun et là où on a besoin d’aller. Pour affronter le capital, il faut construire la classe à partir des différences.
Parler de classes populaires est-il suffisant pour penser la transformation sociale ? Comment construire une nouvelle conscience de classe ?
SS : Les choses ne sont pas plus difficiles qu’elles ne l’étaient hier. Un défi qui traverse toutes les périodes de l’histoire est posé au monde du travail et aux organisations, c’est de définir la façon de parvenir à faire classe. C’est le concept de travail qui, au milieu du XIXe siècle, s’installe au cœur de la pensée politique et devient fondateur d’une identité de classe.
Aujourd’hui, comme les idéologies globalisantes se sont affaiblies, des identités d’épreuves ont déconstruit sans le vouloir l’idée même de classe. Ces identités qui ont toujours existé se trouvaient auparavant cristallisées par des propositions politiques ou syndicales générales qui permettaient de les surmonter. Il faut repartir de celles-ci pour arriver à trouver ce qui fait commun. Des mouvements sociaux l’ont montré.
JCR : Pourquoi est-ce difficile aujourd’hui de comprendre qu’il existe des enjeux communs à agir contre le capitalisme et de s’allier au sein des classes populaires ? On se retrouve avec une telle dispersion, avec une partie importante des classes populaires qui malheureusement va de l’autre côté de l’échiquier politique pour défendre des enjeux similaires. Pourquoi se retrouve-t-on avec cet écart ?
La sociologie apporte une réponse par l’étude des classes populaires. Olivier Schwartz a ainsi montré comment un ensemble d’entreprises politiques a contribué à faire éclater l’idée d’un destin commun. Des « entreprises de désagrégation » des classes populaires ont ainsi cherché à effacer l’idée de classes sociales par une individualisation des parcours et une mise en concurrence.
Olivier Schwartz, Olivier Masclet et d’autres ont parlé de la conscience sociale « triangulaire » des classes populaires. Auparavant, ces classes formaient un « nous » qui s’opposait à « eux », les dominants et les patrons. Avec ces entreprises d’individualisation, c’est « moi » face à « ceux d’en haut » et à « ceux d’en bas ». Chacun se positionne suivant son propre destin et pas comme dans une classe qui aurait un destin à défendre.
FM : Nous devons analyser la société telle qu’elle est. En tant que communistes et révolutionnaires, nous devons considérer que les choses ne sont pas figées et qu’elles s’inscrivent dans un mouvement. Donc, à partir de là, comment on agit sur le mouvement.
La classe « pour soi » demande aussi de cristalliser la volonté d’être acteur et de décider du contenu, de ce qui se passe dans l’entreprise. C’est vrai sur les grands champs de gestion des entreprises, mais même sur le contenu de son travail. Nous devons élaborer un discours dans l’affrontement avec le capital.
Cela se joue autour de grandes questions de société qui unifient toutes les catégories sociales. On l’a vu avec le mouvement des retraites. Il faut identifier de grandes batailles à mener comme celles des retraites, pour l’école, pour la santé, etc., afin de construire des luttes et un discours qui rassemblent l’ensemble des catégories sociales afin de s’identifier collectivement comme une classe.
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