La séquence est toujours la même : un beau matin, des violences policières illégitimes sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase de la rancœur profonde qu’une bonne partie des habitants des quartiers pauvres accumulent tous les jours durant le reste de l’année. La police devient pour quelques jours l’incarnation de tous les maux. La nuit, l’émeute s’organise et les affrontements se déroulent. Les policiers cherchent à arrêter les « meneurs » pour décourager les autres. En général, ils attrapent seulement les plus jeunes ou ceux qui courent le moins vite. Déférés au parquet, ils sont jugés en comparution immédiate et, malgré le peu d’éléments contenus dans les procédures, écopent souvent de peines de prison ferme disproportionnées par rapport à leurs gestes. Comme si, dans l’émotion collective, certains magistrats défendaient davantage l’ordre public que les libertés individuelles.
Si cette séquence n’est hélas que le dernier épisode d’une très vieille série, c’est parce que, depuis vingt-sept ans, aucun gouvernement n’a modifié les éléments du scénario.
Les quartiers pauvres et dégradés le sont toujours. Ce ne sont pas les milliards engloutis dans le béton de la « rénovation urbaine » qui ont changé en quoi que ce soit les problèmes quotidiens des habitants. A commencer par le chômage qui dans beaucoup de quartiers dépasse largement les 50% chez les jeunes de moins de 30 ans. La crise de 2008 a même renforcé encore les problèmes puisque ce sont les habitants de ces « zones urbaines sensibles » qui en ont été les plus touchés. Rien n’a changé non plus sur le terrain des discriminations, qui compliquent toujours l’accès d’une partie de nos concitoyens à l’emploi, au logement et à quantité de biens et services. A ceci près qu’aux discriminations de type ethno-raciales se sont en partie substituées les discriminations religieuses, surtout pour les femmes quant elles décident de porter le fameux « voile ».
Dans ces quartiers, les familles redoutent toujours autant l’échec scolaire de leurs enfants, et avec raison puisque les inégalités scolaires n’ont pas bougé. Dans un collège d’un quartier aisé, l’on réussit le brevet dans plus de 95% des cas. Dans celui qui est au cœur de la ZUS, à quelques kilomètres de là, moins de 50% des enfants y parvient.
Enfin, les relations fréquentes avec la police se passent toujours aussi mal. En 27 ans, rien n’a changé malgré les innombrables alertes, rapports et livres publiés à ce sujet. D’abord, tandis que les habitants réclament ici comme ailleurs une forme de police de proximité, ce mot est devenu un tabou politique. En 2002, un politicien bien connu, soupçonné d’être par ailleurs un grand délinquant d’affaire, l’a déconsidérée. Ses successeurs au ministère de l’Intérieur ont respecté la consigne jusqu’à la fin de l’épisode conservateur.
En 2012, la victoire du socialiste F. Hollande a pu laisser croire que la donne allait changer puisque le retour de la police de proximité était une de ses promesses. Hélas non tenue et vite enterrée par le nouveau locataire de la place Beauvau, M. Valls. La France ne connaît donc toujours pas cette police nationale capable d’affecter durablement des policiers à des quartiers dans lesquels ils patrouillent quotidiennement à pieds ou en vélo, rencontrent des habitants, des commerçants et des responsables associatifs, recueillent du renseignement, rendent service, mais aussi verbalisent les contrevenants et interpellent au besoin les délinquants. Non, les habitants voient toujours passer des voitures qui ne s’arrêtent pas sauf pour procéder à un contrôle. Ils ne connaissent qu’une police d’intervention, qui envoie de jeunes recrues venues d’ailleurs, formées aux « gestes techniques d’intervention » et au code de procédure pénale mais pas à la gestion des conflits et aux relations humaines, des jeunes qu’on envoie avec parfois la peur au ventre intervenir dans des quartiers où ils ne voient que les dangers (bien réels) et pas les citoyens et où ils agissent sans discernement et comme à l’aveugle.
Dans ces conditions, les incidents sont en réalité quotidiens mais n’intéressent généralement personne. Ils n’accèdent au statut de sujet médiatique que lorsqu’ils prennent une exceptionnelle gravité et lorsque quelques images faisant le tour des réseaux sociaux empêchent les autorités publiques d’étouffer les cris de colère et de désespoir des uns et des autres.
Tant que les thèmes de la sécurité, des banlieues, de la violence, etc., serviront avant tout aux politiciens à faire carrière, tant que la nécessité de l’ordre fera taire celle de l’analyse, tant que l’institution policière continuera à former et envoyer sur le terrain le même type de policiers et tant que les habitants des quartiers pauvres seront enfermés dans les mêmes problèmes, l’on peut déjà prédire sans risque qu’il y aura beaucoup d’autres Aulnay-sous-Bois.