Total . « C’est notre patron qui prend les usagers en otage »

Salaires Depuis vingt jours, plusieurs raffineries et dépôts de carburant sont en grève pour une juste répartition des superprofits historiques engrangés par les compagnies pétrolières. Les salariés de TotalEnergies et d’ExxonMobil attendent toujours des réponses à leurs revendications.

REUTERS

C’est une règle immuable pour tout mouvement social d’ampleur : plus la grève se prolonge, plus la probabilité de voir les grévistes taxés de « preneurs d’otages » dans les médias augmente en parallèle. Mais depuis le début des débrayages dans les raffineries, le 20 septembre, cette loi de Godwin de la contestation a franchi un cap supplémentaire : « Nous sommes désormais traités à demi-mot d’assassins, fulmine Thierry Defresne, secrétaire CGT du comité européen de TotalEnergies.  La semaine dernière, un journaliste de télé m’a demandé comment je vivais le fait que des gens allaient mourir en raison de la pénurie de carburant qui frappe les ambulances… »

Si les critiques redoublent, c’est que la situation se tend : sur les six raffineries de pétrole que compte encore l’Hexagone, quatre étaient toujours à l’arrêt ce week-end, dont la plus grosse de France, à Gonfreville l’Orcher (Seine-Maritime). Des dépôts pétroliers sont également touchés par la grève. L’ensemble de ces sites appartiennent au géant tricolore TotalEnergies et à l’américain ExxonMobil. Les tensions d’approvisionnement dans les stations essence sont réelles, mais le gouvernement se refuse pour l’instant à parler de pénurie généralisée. Même évaluation du côté du groupe Total lui-même : « Les tensions actuelles sur le réseau ne sont pas dues à la grève à la plateforme de Normandie (à Gonfreville – NDLR), mais bien à la sur­consommation de nos clients du fait de la baisse des prix dans nos stations », déclarait encore la direction il y a quelques jours. La remise de 20 centimes appliquée à la pompe par les stations Total a en effet provoqué une ruée des automobilistes au cours des dernières semaines, ce qui a entraîné une raréfaction des carburants.

Des négociations centrées sur les salaires

Si la grève contribue à aggraver la disette, l’enlisement du conflit aura de plus en plus de répercussions à la pompe. Pour sortir de l’impasse, la CGT TotalEnergies a proposé ce week-end de cantonner l’ouverture des négociations dès ce lundi aux seules questions salariales, mettant ainsi de côté toutes les autres revendications. La direction de la major française n’a pas répondu favorablement à cet emploi du temps. « C’est notre patron qui prend les usagers en otage, pas nous, en conclut Adrien Cornet, de la CGT de la plateforme Total de Grandpuits (Seine-et-Marne). Nous ne faisons pas grève par plaisir mais parce que la direction refuse de redistribuer les bénéfices réalisés sur notre dos. » Tous les acteurs du mouvement insistent pour reprendre le fil de la chronologie. « Ce conflit n’a rien d’un coup de tonnerre dans un ciel serein, insiste Emmanuel Lépine, secrétaire général de la Fnic CGT. Au niveau de la branche pétrole, l’ensemble des organisations syndicales ont réclamé l’ouverture de négociations sur les salaires dès mars dernier. La grève n’est que la conséquence de six mois d’immobilisme. »

À l’époque, l’inflation galopait déjà dans le pays et les groupes pétroliers se préparaient à encaisser les dividendes de la crise en Ukraine. Depuis, la flambée des prix ne s’est pas démentie, et les géants de l’or noir ont enregistré des bénéfices sans précédent. À tel point que le président américain, Joe Biden, confronté à la colère de ses électeurs, a accusé le groupe ExxonMobil d’avoir « fait plus d’argent que Dieu » en juin dernier… Mais avec un salaire moyen de début de carrière aux alentours de 1 600 euros et l’espoir d’atteindre les 3 500 euros en fin de carrière, les opérateurs employés par les groupes pétroliers ont tendance à voir le baril à moitié vide. « Nous ne sommes pas les salariés les moins bien payés du pays, mais nous tirons la langue comme tout le monde, explique Adrien Cornet, de la CGT Total.  Je finis les mois dans le rouge et je n’ai pas acheté de vêtement depuis deux ans. Avec 900 euros de loyer, deux enfants en bas âge et un crédit de 150 euros par mois, la paie est vite absorbée. Sans compter le prix des pleins d’essence : je dois faire près d’une heure et demie de voiture tous les jours pour aller travailler. »

Ce sont les salariés d’ExxonMobil qui donnent le coup d’envoi de la contestation, le 20 septembre, après un échec des négociations salariales dans le groupe. Les syndicats réclamaient 7,5 % d’augmentation et 8 000 euros de prime Macron ; la direction ne voulait pas aller au-delà de 4 % de hausse et 3 000 euros de prime. Furieux, les salariés montent au créneau, et les organisations syndicales (CGT et FO) suivent le mouvement. « S’ils sont aussi en colère, c’est que depuis trois ans, les collègues ont largement subi, souligne Christophe Aubert, de la CGT ExxonMobil.  Il y a d’abord eu le Covid, où ils ont dû faire tourner les raffineries jour et nuit en plein confinement. Puis le gel des salaires de 2021, avec un plan de suppression de postes dans la foulée qui a touché 10 % des effectifs. Les bénéfices de 2022 ont été la goutte d’eau. »

« C’est une grève spontanée, renchérit Reynald Prevost, coordinateur syndical FO au sein du groupe américain.  Les salariés sont venus nous trouver, pas l’inverse. Cela fait trente et un ans que je travaille à la raffinerie de Port-Jérôme-Gravenchon (Seine-Maritime) et je n’avais ­jamais vu un mouvement d’une telle ampleur. En 2010 (pendant la réforme des retraites Sarkozy – NDLR), on ne s’était arrêtés que douze jours… »

Un calendrier avancé sous conditions

Chez Total, les employés réclament 10 % de hausse de salaires (dont 7 % au titre de l’inflation et 3 % compte tenu des profits réalisés cette année) ; un plan d’investissement comprenant une amélioration de l’efficacité énergétique des raffineries ; et des embauches. Dans les deux groupes, les taux de grévistes dépassent parfois les 90 % chez les ouvriers postés, signe d’un mécontentement qui a eu largement le temps de sédimenter au fil des ans. Considéré comme insuffisamment rentable, le secteur du raffinage a été progressivement délaissé par les géants de l’or noir, au grand dam de ses travailleurs. « En 2015, un PSE a détruit notre raffinerie, peste Fabien Cros, de la CGT Total à La Mède (Bouches-du-Rhône).  Le plan social a fait exploser la charge de travail et la précarité, avec parfois 25 % d’intérimaires qui remplacent des gens sur des postes structurels. Nous sommes très éprouvés, sans visibilité sur notre avenir… »

Dans les raffineries, les salariés s’organisent pour tenir. Des caisses de grève ont été lancées, abondées par les non-grévistes et les habitants, qui signent parfois des chèques de soutien sur les piquets. Le patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, répétait jusqu’à présent qu’il n’ouvrirait pas de négocations avant le 15 novembre, date du début des NAO (négociations annuelles obligatoires) pour 2023. Finalement, la direction a annoncé dans un communiqué accepter d’avancer les discussions au mois d’octobre, à condition que les grévistes débloquent les dépôts. « Nous avons appris cela par voie de presse. La suite à donner au mouvement sera mise en débat en assemblée générale et décidée avec les grévistes. Mais il faudra plus de garanties qu’une simple date de négocations pour convaincre les salariés » , a réagit Éric Sellini, coordinateur CGT du groupe. La direction d’ExxonMobil devait quant à elle rencontrer les syndicalistes ce lundi avec de nouvelles contre-propositions.

Jusquà présent, le mouvement social coûte plus cher aux ­directions que la négociation. « Satisfaire nos revendications impliquerait 11 millions d’euros à ExxonMobil, estime Reynald Prevost, de FO.  C’est ce que représenteraient les augmentations et la prime appliquées aux 2 800 salariés du groupe. Mais chaque jour de grève à la raffinerie de Gravenchon prive ExxonMobbil de 3 millions d’euros de ­recettes ! Nos patrons refusent de nous entendre, par principe, pas pour des raisons financières. » Ce mardi, plusieurs rassemblements ouverts à tous sont prévus devant les raffineries, à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), Feyzin (Rhône) et Notre-Dame-de-Gravenchon (Seine-Maritime). La CGT espère ainsi élargir le mouvement à d’autres secteurs, même si les grévistes se disent ouverts à la négociation. « Tant que les salariés auront les reins suffisamment solides pour continuer, ça peut durer longtemps, résume Pierre-Yves Hauguel, représentant CGT de Total à Gonfreville-l’Orcher.  Mais la balle est dans le camp de Total : si on parvient à trouver un accord avec la direction, nous rouvrons les robinets immédiatement. »


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