Une image contenant personne, homme, intérieur

Description générée automatiquement Les « cacographies » ont précédé la dictée au tout début du XIX° siècle et ont eu beaucoup de succès vers la fin du premier Empire. Il s’agissait d’ouvrages comprenant des mots, des phrases et des textes à rétablir dans leur orthographe juste. On faisait valoir que ce type d’exercice favorisait une attitude active voire réfléchie de la part des élèves plutôt que la mise en œuvre d’automatismes non éclairés. Mais, à partir des années 1830, les « cacographies » sont pourchassées (au profit de la dictée), car l’on invoque alors les risques de mémorisation de l’erreur plutôt que la correction.

L’orthographe (versus « dictée ») va devenir la discipline reine de l’École des enfants du peuple, de l’école primaire, sa distinction et sa fierté. Cela s’explique avant tout par le fait que l’orthographe devient d’abord (à partir de la Monarchie de Juillet et de la généralisation des écoles normales primaires de garçons par la loi Guizot de juin 1833), la discipline reine de la formation et surtout de la sélection des instituteurs. L’épreuve couperet du brevet de « capacité » (l’examen qui donne le droit d’enseigner dans le primaire) est une dictée où l’élimination est prononcée au-delà de trois fautes. Comme on a souvent tendance à reproduire ce qui vous a fait (surtout lorsque la sélection a été rude), on ne devrait pas être surpris que cela a anticipé le rôle de la dictée dans l’examen emblématique du « certificat de fin d’études primaires », avec son épreuve couperet : une dictée où l’élimination est prononcée au-delà de cinq fautes.

Contrairement aux idées reçues, Jules Ferry – le fondateur de l’École de la Troisième République – a condamné sans appel devant le congrès pédagogique des inspecteurs primaires du 2 avril 1880 l’importance accordée à l’enseignement de l’orthographe et à la dictée :  » Il faut réduire, dit-il, la part des matières qui tiennent une place excessive : la vieille méthode grammaticale, la dictée – l’abus de la dictée – qui consument tant de temps en vain  […] A la dictée – à l’abus de la dictée – il faut substituer un enseignement plus libre […]. C’est une bonne chose assurément que d’apprendre l’orthographe. Mais il y a deux parts à faire dans ce savoir éminemment français : qu’on soit mis au courant des règles fondamentales ; mais épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les vétilles de l’orthographe, dans les pièges de la dictée, qui font de cet exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois“.

Il s’en prend même le 31 mars 1881, lors d’un débat au Sénat portant sur le brevet (c’est-à-dire sur l’examen qui permet alors de pouvoir être instituteur), à ce qu’il appelle,  » la prétention excessive de l’orthographe […] Mettre l’orthographe, dit-il, au premier plan de toutes les connaissances, ce n’est pas faire un bon choix : il vaut mieux être capable de rédiger un récit, de faire n’importe quelle composition française, dût-on même la semer de quelques fautes d’orthographe, si le travail est bien conçu et s’il sert à montrer l’intelligence du candidat“

Le ministre de l’Instruction publique Léon Bourgeois décide en 1890 de consulter les enseignants du primaire par le truchement des conférences pédagogiques (où ils ont la possibilité de se prononcer et de voter) en posant deux questions significatives : « Y-a-t-il lieu de maintenir au certificat d’études la dictée comme épreuve écrite spéciale, ou faut-il la remplacer par une épreuve de rédaction qui réunirait le double caractère de devoir de composition française et de devoir d’orthographe ? Si la dictée est maintenue comme épreuve spéciale et distincte, ne serait-il pas souhaitable de lui enlever son caractère d’épreuve éliminatoire ? » Mais les maîtres du primaire se prononcèrent massivement pour le statu quo. Et l’on en resta là.

La dictée apparaît finalement comme une réponse incontournable ; et elle est encore plébiscitée dans l’opinion française. Et cela même si elle est dans la pratique autant source de multiples problèmes qu’une réponse assurée et évidente. Dès le début de sa promotion, « la dictée » n’a cessé de poser question. Quels types de textes ? Selon quels rythmes ? Selon quelles préparations en classe ou à la maison ? Selon quels enchaînements et quelles progressions ? Des progressions (syntaxiques ou lexicales) fondées sur quels principes ? Quel rôle réserver en la matière à « la grammaire » ou plus précisément (comme l’a montré l’historien André Chervel) aux « grammaires orthographiques » ad hoc ? Qui « corrige » les « fautes » ? Et que corrige-t-on ? Il y a eu (et il y a encore) de nombreuses « valses hésitations » à propos de toutes ces questions (non exhaustives).

« Des moutons…Des moutons…étaient en sûreté dans un parc ; dans un parc (Il se penche sur l’épaule de l’élève et reprend). Des moutons…moutonss (l’élève le regarde ahuri). Voyons, mon enfant, faites un effort. Je dis moutonsse. Étaient (il reprend avec finesse) étai-eunnt. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas qu’un moutonne. Il y avait plusieurs moutonsse » (Topaze, le héros éponyme de la pièce de théâtre de Marcel Pagnol, 1928, scène I)

Claude Lelièvre

PS : voir le chapitre 4 « La dictée au centre ? » in « L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire » paru aux éditions Odile Jacob en 2022