« Le féminisme et la laïcité du FN, instruments de stigmatisation de l’islam » Cécile Alduy

Cécile Alduy, écrivain-journaliste. Photo : Astrid di Crollalanz

Cécile Alduy, écrivain-journaliste. Photo : Astrid di Crollalanz

Professeure de littérature à l’université de Stanford (États-Unis), Cécile Alduy est chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Science-Po (Cevipof) et membre de l’Observatoire des radicalités de la Fondation Jean-Jaurès. Dans Ce qu’ils disent vraiment : les politiques pris aux mots (1), elle scrute le fond de leurs discours.

Vous proposez une analyse « scientifique et méthodique » pour décoder la logique du discours des présidentiables. Quelle méthode avez-vous utilisée pour « prendre aux mots » les politiques ?

Cécile Alduy J’ai collecté et digitalisé 1 350 discours, entretiens de presse, radio, télé et tribunes des personnages politiques qui ont façonné le débat des dernières années, de 2014 à 2016 (Jean-Luc Mélenchon, François Hollande, Alain Juppé, François Fillon, Marine Le Pen). Cet immense corpus, que j’explore à l’aide de logiciels d’analyse de textes, me permet de lisser les petites phrases lancées pour faire du « buzz » afin de repérer les lignes de fond, les invariants du discours : qui parle de quoi plus que tout autre ? Que disent-ils vraiment sur l’islam, l’école ou le travail ? Quels sont les mots-valeurs les plus utilisés et dans quel contexte ? Ces logiciels font des calculs très fins non seulement des fréquences (mots les plus ou les moins utilisés) mais aussi des spécificités lexicales de chacun : ainsi, il est statistiquement avéré que, par rapport à la norme du discours politique, Marine Le Pen se distingue par une surutilisation des mots « immigration », « mondialisme », « islamisme », tandis que Jean-Luc Mélenchon se distingue en citant les partis politiques d’extrême gauche (NPA, FG, PCF). Mais il faut aller plus loin : le sens des mots n’existe que dans le contexte – c’est le discours entier et, ici, son idéologie sous-jacente qui lui donnent du sens. On peut alors repérer scientifiquement l’environnement lexical d’un mot-clé : quel vocabulaire convoque systématiquement « peuple » ou « laïcité » chez Marine Le Pen ? Ou « travail » chez François Hollande, candidat de 2012, et François Hollande, président de la République ? C’est ce sens contextuel qui permet d’offrir une description fine de leurs évolutions, et aussi de leur vision du monde.

Vous notez, par exemple, qu’après Jean-Luc Mélenchon, François Fillon est le candidat qui utilise le plus le mot « révolution ». Mais il n’y associe pas du tout les mêmes termes…

Cécile Alduy J’ai été très surprise de ce résultat plutôt contre-intuitif ! C’est là que le travail d’analyse contextuelle est essentiel : il permet de restituer le sens du mot « révolution » chez Fillon : pour lui, c’est un mot étendard qui signifie « transformation radicale », mais dans un sens unique, celui d’une plus grande « liberté » dans le domaine économique exclusivement.

La « révolution » est politique et s’inspire de 1789 et de la Commune chez Mélenchon ; elle est purement économique et métaphorique chez Fillon. Il s’agit chez lui de faire « tomber les Bastilles » du Code du travail, dans un discours musclé et martial. Il réduit la devise républicaine à son premier terme, la « liberté », mais se défie de « l’égalité », immédiatement assimilée à l’égalitarisme, voire au « despotisme de l’égalité ».

Vous montrez que François Fillon s’est avec insistance dessiné un personnage de rectitude morale, en déployant autour de sa personne le champ lexical de la vérité, de l’exemplarité, de la probité. Cette stratégie, après l’affaire Penelope, se retourne violemment contre lui ?

Cécile Alduy Absolument. C’est sans malice que j’avais repéré, bien avant les affaires, une constante dans son « storytelling » : le choix d’une forme de légitimité politique fondée sur la moralité, la rectitude, l’exemplarité. Ainsi disait-il : « Je considère que la question de l’exemplarité et de la probité est fondamentale pour le redressement national » (entretien au Figaro, 30 septembre 2016) et encore : « Ceux qui ne respectent pas les lois de la République ne devraient pas pouvoir se présenter devant les électeurs. Il ne sert à rien de parler d’autorité quand on n’est pas soi-même irréprochable » (discours à Sablé-sur-Sarthe, 28 août 2016).

Du coup le Penelopegate met à mal l’essence de sa candidature, qui était fondée sur un nouveau pacte de moralité avec les Français. Inversement, Marine Le Pen ne souffre pas de nouvelles poursuites judiciaires, pourtant très similaires, au sujet de ses assistants parlementaires au Parlement européen, car le Front national a de tout temps construit un discours conspirationniste qui accuse le pouvoir et les « élites » d’acharnement judiciaire et médiatique : toute accusation contre elle nourrit ce récit et conforte sa position victimaire aux yeux de ses sympathisants.

On apprend dans votre livre que Marine Le Pen est la candidate qui convoque le plus les mots « féminisme » et « laïcité ». Quelle est sa stratégie ?

Cécile Alduy Marine Le Pen s’était emparée de la laïcité en 2012 ; depuis 2016, elle s’est emparée du droit des femmes et cite « le combat de nos mères et grands-mères », Élisabeth Badinter et Simone de Beauvoir. C’est celle qui parle le plus de l’égalité hommes/femmes – plus que Hollande ou Mélenchon, qui n’en parle guère !

Mais ce « féminisme », comme la « laïcité », est un instrument au service d’une stigmatisation de l’islam, décrit comme forcément misogyne, obscurantiste et non républicain. L’analyse du contexte lexical est éclairante : le « féminisme » n’est convoqué que dans la critique de l’islam ; jamais pour dénoncer le harcèlement de rue, les inégalités salariales. D’ailleurs, Marine Le Pen se moque de la « grotesque théorie du genre », de « l’égalitarisme des sexes », de la « parité ».

Que montrent vos recherches sur le discours « social » du Front national ?

Cécile Alduy Le discours « social » de Marine Le Pen est très efficace d’un point de vue rhétorique, mais ambigu politiquement. Sa grande force est de mettre des mots sur les maux et les peurs des classes populaires qui galèrent, des classes moyennes qui craignent le déclassement, d’une France périphérique, rurale ou ouvrière, oubliée des discours politiques.

Mais le « social » – qui n’est pas vraiment un mot qu’elle emploie beaucoup, à la différence d’un Benoît Hamon qui en a fait un mot-clé pendant la primaire – n’est pas un volet propre de son programme : il est plutôt une conséquence du nationalisme intégral qu’elle entend appliquer. Le Front national ne reconnaît pas la « question sociale » en tant que relation de conflit de classes, mais seulement une question culturelle et, indirectement, ethnique, qui résoudra miraculeusement les problèmes de précarité, de chômage et de pouvoir d’achat lorsque la souveraineté économique, migratoire et monétaire sera appliquée, par la « préférence nationale », la fin de l’immigration et la sortie de l’euro.

Miraculeusement, tout ira mieux pour ces classes précarisées, et l’unité nationale régnera. La lutte contre les inégalités n’est pas du tout un horizon du discours du FN, qui ne conçoit qu’un type de groupes antagonistes, les « peuples » et les « cultures », et non les classes sociales.

Vous écrivez que Jean-Luc Mélenchon se distingue de tous les autres candidats par la richesse du vocabulaire qu’il utilise. Vous notez qu’il approfondit ses sujets, use d’une langue tantôt familière, tantôt érudite. Considérez-vous que cela participe d’une volonté d’éducation populaire ?

Cécile Alduy Il y a un effort conscient de pédagogie de la part de l’ancien professeur de philosophie. Il manie une langue très riche, avec un vocabulaire qui sait être technique, précis, très spécialisé sur les questions environnementales, mais aussi « populo », concret, vif, près des gens.

C’est d’ailleurs parfois un peu le grand écart entre message et public visé : entre des livres ou des discours très construits et complexes dans leur articulation argumentative, et un auditoire, ce « peuple » qu’il entend fédérer, qui dans son imaginaire est plutôt populaire.

Vous montrez que le clivage gauche-droite a été largement malmené. Loin d’une disparition, il a selon vous évolué. Où se situe-t-il ?

Cécile Alduy Le clivage droite-gauche est renié par certains candidats pour des raisons stratégiques (Macron) ou idéologiques (Marine Le Pen), mais il n’a pas disparu, ni dans les convictions des électeurs, qui systématiquement, enquête après enquête, privilégient des valeurs différentes selon qu’ils se positionnent à droite ou à gauche, ni pour les responsables politiques, dont la langue reflète largement ces divisions.

Mais, à des clivages autrefois uniquement sociologiques-économiques (redistribution versus libéralisme ; étatisme versus loi du marché), se sont greffés des clivages culturels (autoritarisme ethnocentrique versus libéralisme culturel) et des microclivages sur l’ouverture au monde (ouverture/fermeture au monde et à l’Europe). Du coup, un Jean-Luc Mélenchon peut être très proche de Marine Le Pen sur l’Europe et le protectionnisme économique, tout en étant résolument antagoniste sur les problèmes culturels et sociétaux, ainsi que sur la redistribution.

Que pensez-vous des comparatifs médiatiques tendant à démontrer que Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen se rejoignent politiquement ? Quand ils s’attaquent tous les deux à la finance internationale, dénoncent-ils la même chose ?

Cécile Alduy Les deux candidats partagent un même vocabulaire sur l’Europe et une rhétorique « populiste » – au sens de la science politique – également similaire dans ses formes (opposition entre « peuple » et « élites » ; louanges de la « souveraineté » et d’une République plébiscitaire).

Mais ces similitudes de forme cachent un clivage de fond. Quand Marine Le Pen attaque « le capitalisme mondialisé », ce qu’elle lui reproche, c’est d’être mondialisé ; pour Jean-Luc Mélenchon, c’est d’être capitaliste. L’une porte une vision ethnique de la souveraineté « populaire », où le peuple est avant tout le peuple « français », culturellement et ethniquement homogène ; l’autre a une vision très politique et universaliste du peuple, comme agent de l’histoire.

Avec le risque toujours présent et pas toujours évité, pour Jean-Luc Mélenchon, de tomber dans un populisme démagogique et cocardier.

Avez-vous travaillé sur Emmanuel Macron et Benoît Hamon, candidats à la présidentielle assez inattendus au moment où vous avez bouclé votre ouvrage ?

Cécile Alduy J’ai regardé attentivement leur vocabulaire et leur « personnage ». Hamon a réinvesti un vocabulaire classique « de gauche » en mettant en avant les grands oubliés du quinquennat de François Hollande : le « social », « l’égalité », la lutte contre les discriminations. Il a également adopté un ton à l’opposé de la rhétorique viriliste et guerrière de la plupart de ses adversaires : à l’inverse, il met en avant une candidature modeste, concrète, près du quotidien (les perturbateurs endocriniens dans les couches des enfants), qui ne détient pas la « Vérité » mais veut renouer avec le rêve (le futur désirable) et les idées. Emmanuel Macron reprend, lui, la posture de l’homme providentiel, mais avec un vocabulaire positif, optimiste, « bienveillant » : c’est en apparence anodin, mais cela correspond parfaitement à la matrice idéologique de la gauche libérale américaine telle que l’a analysée le linguiste George Lakoff.

Cette « bienveillance » repose sur le « care » (repris par Martine Aubry), l’idée de solidarité et de générosité envers tous, mais dans un cadre très libéral, à tous les niveaux. Macron promeut un libéralisme intégral : économique, sociétal, culturel. En ce sens, il est l’antithèse de Marine Le Pen : à elle, le discours de la peur et de la colère ; à lui, celui de l’optimisme et de l’énergie ; à elle, le nationalisme intégral ; à lui, le libéralisme intégral.

(1) Ce qu’ils disent vraiment : les politiques pris aux mots, de Cécile Alduy. éditions du Seuil, 400 pages, 21 euros.
Un décryptage de la rhétorique en politique

Spécialiste des auteurs de la Renaissance, la professeure de littérature française travaille également sur la sémiotique contemporaine. Dans Marine Le Pen prise aux mots : décryptage du nouveau discours frontiste, coécrit avec Stéphane Wahnich (Seuil, 2015), elle a étudié le champ lexical du FN, centré sur une normalisation linguistique. Avec Ce qu’ils disent vraiment : les politiques pris aux mots, (Seuil, 2017), elle poursuit son travail de décryptage, cette fois en examinant la rhétorique des candidats à l’élection présidentielle de 2017.

Aurélien Soucheyre, Journaliste

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