Entretien inédit pour le site de Ballast
Économiste et sociologue, Bernard Friot défend depuis de nombreuses années une alternative au capitalisme, qu’il a théorisée à partir de son sujet de prédilection : la sécurité sociale. Contrairement à la proposition du revenu de base qu’il qualifie de « roue de secours du capitalisme », la solution du salaire à vie s’inscrit autant dans une refonte complète de notre rapport à la propriété que dans une démarche de suppression de notre aliénation au marché de l’emploi, au profit de la valorisation du travail. Car, pour ce professeur émérite de l’université de Nanterre, c’est très clair : nous travaillons tous, même si nous n’avons pas d’emploi. Au sein de l’association d’éducation populaire Réseau salariat dont il est cofondateur, Bernard Friot déconstruit méthodiquement la rhétorique de ce qu’il appelle la « religion capitaliste », que nous avons intégrée jusqu’à en être prisonniers conceptuellement.
Entretien.
Dans l’une de vos conférences, vous affirmez que la France n’est pas un État laïc. Pouvez-vous nous expliquer en quoi le capitalisme est une religion, d’État qui plus est ?
La France est un État partiellement laïc et c’est heureux : la laïcité, en séparant l’État des religions, est une condition de l’émancipation populaire, car les religions sont de puissants systèmes d’adhésion à la classe dirigeante. Mais justement, il y a une religion qui, loin d’être séparée de l’Etat, y règne en maître : c’est la religion capitaliste. Entendons par là un ensemble très construit de dogmes, de croyances, de rituels, qui font passer pour divine la violence des institutions du capital. Les dogmes sont construits par la prétendue « science économique », qui s’est imposée à l’université en excluant les hétérodoxes des postes de professeur et qui formate tout le discours des gouvernants et des médias. Plus la réalité infirme le dogme, plus il est raffiné, avec l’affirmation classique de toute religion : c’est parce que nous ne sommes pas assez fidèles au dogme qu’il n’informe pas encore suffisamment le réel ! La prétendue « science économique » procède par injonction permanente. Les croyances permettent d’intérioriser les injonctions du capital : nous présenter sur le marché du travail comme « demandeurs d’emploi » (alors que nous sommes les seuls producteurs de la valeur !) parce que nous croyons que seuls ceux qui ont un emploi produisent de la valeur économique ; nous soumettre aux marchés financiers parce que nous croyons que l’on ne peut financer l’investissement (et créer de la monnaie) que par crédit ; accepter la rémunération du capital parce que nous croyons que l’outil de travail crée de la valeur ; apprendre à vivre avec la souffrance d’un travail mené sous la dictature du temps parce que nous croyons que la mesure naturelle de la valeur, c’est le temps de travail. Je m’en tiens à ces exemples, mais les croyances capitalistes nous enserrent dans un filet très fin.
Les rituels, eux, inscrivent notre quotidien dans la pratique ou l’acceptation des croyances et des dogmes. Là encore, je n’en retiens que quelques-uns dans un ensemble infini. Dès l’enfance, nous entendons à la radio et à la télé le prêche des éditorialistes, qui nous rabâchent ad nauseam le même sermon : si vous n’êtes pas sages, vous irez en enfer (voyez, les Grecs n’ont pas été sages, ils sont en enfer). À la radio toujours, l’appel plusieurs fois par jour du muezzin qui, depuis le temple de la Bourse, récite le moulin à prières de la cote des titres financiers. Dès le collège, nos enfants sont régulièrement conduits dans des salons d’orientation où ils vont apprendre à appauvrir leurs désirs professionnels pour les conformer aux « exigences du marché du travail », un dieu particulièrement cruel. Puis il faudra aller régulièrement à confesse : auprès de conseillers de Pôle emploi et autres institutions du marché du travail pour examiner avec eux comment sortir du péché en améliorant notre employabilité, auprès du N+1 pour entretenir soigneusement notre incertitude sur la légitimité de notre présence dans notre emploi. A l’opposé, dans une pratique laïque de l’État, la loi ne doit être porteuse d’aucune de ces croyances et de ces rituels, leur expression doit être interdite dans les instances d’État et les services publics (mais autorisée bien sûr sur France Culture le dimanche matin parmi les autres croyances) ; la loi doit interdire leur obligation et garantir l’impunité pour ceux qui les refusent. Nous en sommes loin, le combat laïc a encore fort à faire. Mener la bataille pour la séparation de l’État et de la religion capitaliste est d’autant plus décisif aujourd’hui que, chez les socialistes, les mânes de la séparation de l’État et des églises traditionnelles sont invoquées comme caution de gauche à une politique de soutien résolu à la religion capitaliste, tandis que la laïcité a été récupérée par le Front national et Les Républicains comme argument raciste au service d’une division populaire qui dédouane le capital de sa responsabilité dans la crise du travail.
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