Mouvement des gilets jaunes : rejet de la politique ou repolitisation ?
Avec Jacques Bidet, philosophe, André Prone, essayiste, penseur militant et Bernard Kalaora, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales.
Rappel des faits. Très méfiant vis-à-vis des partis politiques et des syndicats, le mouvement fait l’expérience de la démocratie directe dans la lutte sociale.
- Quel débouché politique ? par Jacques Bidet, philosophe
C’est la question que l’on se posait vers fin mai 1968, quand il était clair que le mouvement syndical ne pouvait aller plus loin. Il s’agissait de savoir sur quel programme s’engager, comment rassembler les forces populaires et s’assurer qu’on ne volerait pas au peuple sa victoire.
Le contexte diffère sur deux points. Sur les grandes questions programmatiques, sociales et écologiques, les diverses forces de la gauche populaire affirment leur convergence. Et voici qu’au-delà de ce cercle une autre fraction du peuple, souvent restée à l’écart de « la politique », est entrée en lutte. Elle réclame, précisément, un débouché politique.
Les gilets jaunes ont inventé une nouvelle pratique politique, décentralisée, fondée sur l’initiative locale, sur une circulation horizontale, sur le refus de délégations, et pourtant capable de conduire une action à l’échelle nationale. Cela « a parlé » à toute la nation. Mais pour quelle suite ? Les révoltes populaires du passé se retrouvaient au final isolées face à un pouvoir tout-puissant. Il existe aujourd’hui des forces politiques qui peuvent se reconnaître dans ces nouveaux militants. Le « débouché politique », c’est la rencontre entre leur pratique politique et la nôtre.
Le mouvement est parti des taxes sur les carburants. Mais on a vu rapidement monter la conscience politique, les revendications de pouvoir d’achat, de services publics de proximité, de démocratie. Des gens, femmes et hommes, que l’on n’attendait pas sur le sujet – ouvriers, employés, artisans, petits paysans et commerçants, chômeurs, modestes retraités – se sont montrés incroyablement compétents face aux micros tendus des télévisions. Et ils prétendaient s’organiser eux-mêmes, prendre les choses en main. Et c’est à partir de là précisément que se pose la question du débouché politique. Quelle forme d’organisation politique, donc, pourrait répondre aux attentes de cette autre moitié du peuple qui ne se retrouve pas dans nos partis et organisations ? Bien sûr, ces deux mondes se chevauchent parce que la vie les rapproche et les mélange. On doit pourtant se demander pourquoi ça communique si mal entre eux. Certains penseront qu’ils ont tout à apprendre de nous. Mieux vaudrait se demander quel tournant on devrait prendre dans leur direction pour que cette énorme énergie ne se dissipe pas aussi vite qu’elle est apparue.
Il ne s’agit pas de mimer les gilets jaunes. Mais d’en venir à une « forme-collectif ». Non que la « forme-parti » serait désuète. Je la tiens pour très précieuse, s’agissant notamment du Parti communiste, qui est pour tous un bien commun. Comme le sont aussi les partenaires, Verts, insoumis, Génération.s et autres. Mais aucune formation n’est capable de rassembler la gauche populaire, encore moins d’y inclure le potentiel révélé par les gilets jaunes.
L’horizon ne se dégagera que lorsque ces partis, divers mais convergents, se seront décidés à laisser le pouvoir à leur peuple. C’est-à-dire, tout en conservant leur identité et leur activité à tous les niveaux, à appeler à la constitution, dans chaque lieu, ville ou circonscription, de collectifs locaux rassemblant toutes les volontés militantes, et à leur reconnaître pleine responsabilité politique. Pas de simples assemblées citoyennes, mais des collectifs durables par leur forme démocratique, ouverts à toutes les personnes prêtes à s’engager. Avec convergence au sommet dans un collectif central issu de leurs rangs et sous leur contrôle, et d’autant plus capable, à chaque moment, de prendre l’initiative et de donner l’impulsion.
Auteur d’« Eux » et « nous » ? Une alternative au populisme de gauche. Éditions Kimé.
- Une force « sans chef » ! par André Prone, essayiste, penseur militant
Si l’on ne peut dire ce qu’il adviendra du grand mouvement social des gilets jaunes, au moins peut-on dire avec certitude qu’il est déjà une leçon pour l’histoire. Premier mouvement social d’ampleur nationale construit à partir des réseaux sociaux, il est aussi le seul grand mouvement de contestation contemporain capable de s’exprimer sans chef dans la durée. Ces deux aspects du mouvement contiennent en germe deux questions essentielles que ce dernier exprime :
– le rejet du politique tel qu’il couve depuis des décennies (quelle qu’en soit la couleur), incapable selon eux de répondre aux aspirations, pourtant modestes, des « petites gens » : actifs, retraités, et plus généralement les classes laborieuses et la jeunesse ;
– le rejet des grands médias aux ordres exclusifs du système capitaliste oppresseur à la manœuvre.
Si l’on peut parler de leçon donnée à l’ensemble de la classe politique et, par un autre biais, à leurs médias supplétifs et aux organisations syndicales de plus en plus empêtrées dans le mythe réformiste, elle est à chercher dans la capacité des forces populaires inorganisées à comprendre, avant tous les autres, que la force d’un mouvement populaire dans la situation de crise économique, politique, sociale, culturelle et morale actuelle ne pouvait venir que du peuple lui-même.
Cela en dit long sur les erreurs d’analyse et de pratique des forces « progressistes », qui ont toujours pensé que la résolution des problèmes sociaux ne pouvait passer que par les urnes et la démocratie représentative. Pourtant, malgré les tergiversations de ceux qui se réclament de « la gauche », s’accusant mutuellement de refuser de mettre la barre trop haut ou trop bas, preuve est faite depuis bien longtemps qu’il n’en est rien et que la population la plus paupérisée l’avait compris depuis longtemps. Les signes avant-coureurs de la contestation étaient là, mais d’aucuns refusaient de les voir malgré les votes protestataires RN et le refus d’aller aux urnes qui allait crescendo.
L’abandon progressif des forces politiques qui se réclament du changement de l’idée d’agir concrètement pour sortir du capitalisme en crise, et non sortir de la crise du capitalisme, et l’abandon par le « syndicalisme non réformiste » de la lutte des classes au bénéfice du dialogue social ont ouvert une vacance aux forces du capital pour imposer leur politique d’abandon social et de régression tous azimuts des services publics, conduisant de facto à un mouvement de contestation et de révolte sans chef, tel celui des gilets jaunes. Certes, dire cela ne veut pas dire que ce mouvement a tout compris. Il lui manque bien sûr la compréhension que ce qu’il est en train de mettre en œuvre peut devenir un grand mouvement de lutte de classes convergeant avec l’ensemble des forces du travail. Cela ne dépend pas que de lui, mais aussi de l’ensemble des forces révolutionnaires.
- La quête de la résonance par Bernard Kalaora, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales
À entendre les divers débats concernant les gilets jaunes, le mouvement n’aurait pour finalité que des motivations économiques, financières ou fonctionnelles et pratiques. Le terme « concret » est souvent évoqué quant à leurs revendications. Un des aspects pourtant fondamental semble avoir été occulté, celui de la résonance que théorise le sociologue Hartmut Rosa dans son ouvrage Résonance : une sociologie de la relation au monde. En effet, nombreux sont les gilets jaunes qui font valoir dans leurs prises de parole les satisfactions qu’ils éprouvent dans les expériences singulières, uniques, de relations sociales résonantes par lesquelles ils s’atteignent, se construisent, se renforcent mutuellement et se répondent. Le gilet est un moyen de reconnaissance mais aussi une façon de se sentir connecté et en résonance avec les autres. Bien que fragmenté et diffus, différent selon chacun des territoires concernés, ce mouvement résonne à l’échelle nationale, voire globale, il se propage comme une épidémie. Son caractère viral est en grande partie lié au fait que les gilets dans cette expérience éprouvent en paraphrasant Hartmut Rosa leur capacité à atteindre et à faire bouger quelque chose, et donc à agir sur le monde, faire chacun à leur échelle l’expérience d’une capacité de mise en forme commune.
En cela, les gilets jaunes vivent une renaissance. Pauvres en monde ou dépourvus de monde, pour la plupart oubliés des politiques et des économistes, assignés à des espaces en déshérence, urbains ou ruraux, ils ont dans l’expérience de l’interaction née d’un tel processus le sentiment d’être enfin au monde. Et ce sentiment compte de fait tout autant, sinon plus, que les résultats concrets escomptés. D’où sans doute la difficulté de la représentativité, qui par nécessité organisationnelle risque de réduire l’efficacité personnelle de l’action aux seules motivations économiques. L’efficacité personnelle d’agir sur le monde et de faire bouger « quelque chose » est l’un des motifs au cœur de ce mouvement. Ce quelque chose ne peut être nommé, car il désigne une aspiration autre que celle du monde qui nous est offert. Il traduit un besoin de résonance, d’être non pas écouté mais d’obtenir « quelque chose » en atteignant quelqu’un avec qui l’on peut établir des relations de confiance et non de défiance, et qui montre un intérêt authentique à cette expression d’une colère sourde et inédite. Toucher en l’autre une corde vibrante et sensible est l’une des attentes du mouvement. La froideur technocratique de l’exercice du pouvoir actuel est l’un des éléments de la rupture profonde du lien entre celui-ci et le peuple, dont Macron fait les frais et auquel il a largement contribué par son attitude hautaine. La dimension sensible et relationnelle est au cœur de ce mouvement. Ces personnes témoignent de l’importance des relations sociales qu’elles ont découvertes dans les interactions (avec le public sur les péages et les ronds-points) mais aussi, comme on peut l’entendre, de la relation au monde. Ils refusent un destin qui soit décidé en haut lieu et qui ne propose qu’un monde marchand réifié et fait de relations muettes, abstraites, froides et non résonantes.
Cette aspiration à des relations résonantes rencontre en partie le projet au cœur de l’écologie, c’est-à-dire en finir avec la discontinuité croissante entre l’homme et son environnement, en finir avec les ravages d’une modernité aveugle au monde et aux lieux où se tissent des manières de faire monde autres que celles qui sont programmées et planifiées par les gestionnaires, les pouvoirs publics et privés.
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