S’il restait encore le moindre doute sur le caractère ridicule des prophéties sentencieuses sur notre avenir, la crise que nous traversons l’aurait levé. Certes, tout le monde est d’accord sur le fait qu’« il y aura un avant et un après », mais nul ne sait de quoi cet « après » sera fait. Les analyses se multiplient pour souligner le caractère inédit du moment que nous traversons, montrer qu’il remet en cause toutes nos habitudes et requiert une véritable refondation de nos systèmes de pensée et de décision. On nous dit que tous les pays et, en particulier, le nôtre, ont fait le choix de la santé pour tous plutôt que de la croissance économique au profit de quelques-uns. On déclare que nous allons, demain, revaloriser les professions de l’humain, nécessaires à notre survie collective, plutôt que continuer à exalter les « premiers de cordée » et à promouvoir les « gagneurs ». On nous explique qu’est venu le temps du partage équitable des biens communs qui nous permettra, enfin, ne pas « périr dans les eaux glacées du calcul égoïste » dont parlait Marx… Je voudrais bien le croire. Je voudrais être certain que nous nous dirigeons, à l’échelle planétaire, vers plus de solidarité, entre les personnes et les nations, plus de justice sociale et une meilleure prise en compte des enjeux écologiques majeurs. Mais, en vérité, je crois que rien n’est joué…
S’il y a une réalité que les historiens de la pédagogie connaissent bien, c’est, en effet, l’immense écart – le fossé, voire le gouffre – qui sépare les déclarations d’intention, générales et généreuses, des pratiques réellement mises en œuvre. « Formation à l’autonomie », « droits de l’enfant », « personnalisation des apprentissages », « expérience de la fraternité », « co-construction des pratiques »… on n’en finirait pas d’inventorier ces notions dont l’importance est proclamée en grande pompe et que les institutions, par peur ou par paresse, par manque d’inventivité ou inquiétude face à ce qui pourrait leur échapper, mettent systématiquement à l’écart ou cantonnent précautionneusement dans les marges. On sait bien qu’il faut une équipe mobilisée, des cadres éducatifs qui prennent des risques et une hiérarchie qui ferme les yeux, pour que l’on s’interroge vraiment sur tout ce que cela veut dire concrètement et au quotidien. C’est que la cohérence entre les promesses affichées et les pratiques mises en œuvre, n’est, en aucun cas, la règle : elle représente, tout au contraire, l’exception, infiniment rare et précieuse, qui émerge quand quelques individus ou groupes déterminés se mettent au travail en posant une question profondément subversive et que ne tolèrent guère les partisans du « désordre établi » : « Mais pourquoi ne fait-on pas ce que l’on annonce ? ».
Continuer la lecture de Philippe Meirieu : « L’école d’après »… avec la pédagogie d’avant ? in Caf. Péda.