Table ronde avec Frédéric Pierru, sociologue, coordinateur du programme santé de la France insoumise, Sylvie Cognard, médecin retraitée, membre du Syndicat de la médecine générale, Claude Leicher, médecin, président du Syndicat des médecins généralistes libéraux et André Grimaldi, professeur émérite CHU-La Pitié Salpêtrière.
Les faits. En France, les inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins se creusent en même temps que les tensions augmentent entre les besoins des malades et les contraintes des professionnels de la santé.
Le principe du tiers payant obligatoire géré par l’assurance-maladie devient applicable au 1er janvier. Quels sont les enjeux ?
Frédéric Pierru L’enjeu est d’abord celui de la réduction des inégalités d’accès aux soins qui, contrairement à ce que l’on peut penser, sont parmi les plus élevées d’Europe et tendent même à se creuser. Il faut cependant dire que la variable financière n’est qu’un facteur, certes décisif, de ces inégalités : rentrent aussi en ligne de compte des facteurs géographiques (les « déserts médicaux ») et socioculturels (les modes de recours et les trajectoires dans le système de soins varient selon l’origine sociale et le niveau de diplôme). Faire l’avance de frais reste pour les assurés sociaux qui se situent juste au-dessus du plafond de la CMU complémentaire source de difficultés. Le tiers payant est donc une réforme positive, même si elle n’est pas décisive. Encore aurait-il fallu la mener jusqu’au bout, ce que n’a pas fait ce gouvernement en n’imposant le tiers payant que sur les dépenses prises en charge par l’assurance-maladie. Évidemment, pour la médecine libérale, il s’agit d’une déclaration de guerre. Parmi les dogmes de la médecine libérale, édictés en 1927 !, figure le paiement direct des honoraires par le malade afin de conjurer le spectre de la « médecine socialisée » : la dépendance financière des médecins à l’égard des payeurs, public (la Sécu) ou privés (les complémentaires), signifierait à leurs yeux l’immixtion des considérations économiques dans le « colloque singulier ». S’il s’agit de garantir l’indépendance des professionnels, celle-ci est compatible avec le tiers payant, comme le montrent d’autres pays. Les allégations selon lesquelles la « gratuité » serait porteuse d’abus sont infondées. La médecine libérale est obsolète du fait de la précarisation sociale, de la polarisation géographique des richesses et des maladies chroniques. Il faut revoir ce cadre.
Sylvie Cognard L’enjeu du tiers payant obligatoire géré par l’assurance-maladie est de mettre en avant l’intérêt général et d’écarter les intérêts privés représentés par les complémentaires santé (assurances, banques, mutuelles, etc.) qui sont mises en concurrence sur un pied d’égalité. Les fusions-concentrations de certaines de ces « complémentaires » aboutissent à des monopoles privés cotés en Bourse. L’esprit mutualiste, qui avait pour objet de s’intéresser aux déterminants sociaux de santé, n’existe plus. Les complémentaires dites de santé transforment désormais les soins en marchandises à vendre, la maladie devant rapporter de l’argent. Un autre enjeu est de revenir à la solidarité entre tous les citoyens selon le principe premier de la Sécurité sociale : « Chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. » Quelle que soit sa situation, chaque citoyen est en droit d’être protégé quand il est confronté à la maladie. La Sécurité sociale est l’institution qui peut gérer le mieux et à moindre coût le tiers payant. Enfin, le tiers payant dispense d’avance des frais, cela est totalement légitime puisque les patients ont déjà participé par leurs cotisations et leurs impôts.
Claude Leicher La gauche a fait semblant d’organiser un tiers payant généralisé : « semblant », car les professionnels pratiquaient déjà le tiers payant pour les patients en ALD, donc à 100 %, avec comme seul interlocuteur l’assurance-maladie obligatoire (AMO), à plus de 70 %, selon les derniers chiffres. Mais la gauche n’a pas voulu imposer de contrainte d’organisation à l’assurance-maladie complémentaire (AMC) qui est devenue un « marché », l’esprit mutualiste cédant progressivement du terrain face aux entreprises qui ont (naturellement) un comportement de marché dans un contexte concurrentiel. C’est une évolution inévitable, car une entreprise essaie au mieux d’équilibrer ses comptes et si possible de faire du bénéfice pour rémunérer ses actionnaires, mais aussi réinvestir les « bénéfices » dans des opérations en faveur des adhérents qu’elle cherche à attirer. Tout ceci est un paysage nouveau et inévitable dès lors qu’on accepte l’idée que chacun choisit son AMC, ce qui est le paysage actuel. Les professionnels ne peuvent dans cette situation bénéficier d’un interlocuteur unique, car les organismes d’AMC sont en concurrence entre eux. Le Conseil constitutionnel a jugé que l’absence de contrainte d’organisation de l’AMC, y compris sur la garantie de payer les professionnels, emportait pour ceux-ci l’absence d’obligation de pratiquer le tiers payant. Seule l’exonération du ticket modérateur est une situation gérable pour les professionnels de santé. C’est une proposition que MG France fait depuis deux ans ; elle est sur la table des responsables politiques, mais aussi de la société civile. La droite fera semblant de supprimer le tiers payant généralisé, ce que bien sûr en pratique elle ne fera pas.
André Grimaldi Le tiers payant, qui permet au patient de ne pas avoir à avancer le paiement des honoraires médicaux, est en soi une bonne mesure visant à réduire les inégalités sociales de santé, même si ces inégalités n’ont pas, loin s’en faut, qu’une cause financière. Le tiers payant ne réduit en rien les dépassements d’honoraires, même s’il les rend plus visibles pour le patient. Les syndicats de médecins libéraux s’y sont opposés en bloc pour plusieurs raisons, certaines idéologiques, d’autres plus pragmatiques. La ministre aurait dû limiter le tiers payant à la part des soins pris en charge par la Sécurité sociale, en laissant de côté les 450 mutuelles et compagnies d’assurances qui souhaitent organiser le système de soins en créant des réseaux de soins concurrentiels grâce à un conventionnement sélectif des médecins. Cette proposition aurait sûrement permis d’éviter le front syndical du refus. Ce choix renvoie au débat actuel sur la place des « complémentaires » santé dans le financement des soins.
Comment faire pour que les patients n’y laissent pas leur santé et que les praticiens s’y retrouvent ?
Frédéric Pierru Il faut être clair : la banalisation des dépassements d’honoraires est un cancer qui ronge la solidarité. Et les complémentaires santé, en couvrant ces pratiques, n’ont pas peu contribué à l’inflation des dépassements, élevant ainsi les barrières financières d’accès aux soins pour les plus modestes. Il faut donc les interdire, avec, en contrepartie, la remise à plat de la rémunération de certaines catégories de professionnels de santé dont la contribution à la santé publique est forte, notamment la médecine générale. Nous parlons de revenus et non d’actes. Non seulement les professionnels gagnent plutôt bien leur vie en France (près de 6 000 euros net de revenu mensuel pour un généraliste, près de 10 000euros pour un spécialiste libéral en moyenne, chiffres qu’il faut comparer au revenu médian français, 1 700 euros), mais aussi les « gros » se cachent souvent derrière les « petits » pour exiger des augmentations de tarifs. Il faut sortir plus vite du paiement à l’acte pour aller vers des formes de rémunération mixtes (acte-capitation), voire le salariat dans le cadre de centres de santé que nous voulons multiplier.
Claude Leicher Il faut commencer par remettre de l’ordre dans la réalité des tarifs. Ceux des cliniciens, peu réalistes, ceux des actes techniques non répétitifs, comme la chirurgie, les accouchements… Ensuite de nouveau l’AMC joue un rôle pervers en utilisant le remboursement des dépassements comme « produit d’appel ». Rembourser 100 %, 300 %, voire 1 000 % de dépassements, cela pousse à augmenter ceux-ci et on n’en finit plus. À la fin, les médecins de secteur1 comme les généralistes (à 94 % en secteur 1) se demandent ce qu’ils font en secteur1, face à des pratiques délirantes de dépassements à 400 % ou à 500 % qu’il faut en plus payer par des cotisations d’AMC qui augmentent sans cesse. Le choix de notre syndicat est d’accepter la négociation conventionnelle avec des tarifs plus cohérents que ceux qui nous sont imposés depuis 2011 (blocage de la consultation à 23 euros ) et de ne pas se retrouver devant le risque de réseaux de soins ; c’est un choix politique clair, qui est le seul à permettre de concilier deux impératifs : accès aux soins et exercice libéral, dont je rappelle qu’il est le plus efficient en matière de coût pour la société. Ce qui ne dévalue pas dans cette réflexion l’exercice salarié, mais celui-ci a d’autres contraintes et un coût différent : ce qui explique les relations parfois tendues entre les professionnels de santé et leurs employeurs dans les centres de santé, par exemple, et la nécessité de compenser leur surcoût structurel, en matière de gestion du tiers payant, ce qui est bien établi !
Sylvie Cognard Les maladies et les handicaps ne sont pas hiérarchisables : un diabète n’est pas plus ou moins noble qu’une dépression. Derrière chaque « étiquette » diagnostique, il y a un être humain qui doit être pris dans sa globalité. Personne ne fait exprès de tomber malade. Parler de « responsabiliser » les patients est une infamie, cela correspond à taxer la maladie. Comme si les comportements individuels (sédentarité, tabac, alcool) étaient les seuls déterminants de la santé ! Les études et recherches démontrent que les conditions de travail, les inégalités sociales et les problèmes environnementaux sont majoritairement pourvoyeurs des maladies et des handicaps. Sans oublier les traitements promus de façon mensongère par l’industrie pharmaceutique qui peuvent tuer, comme le Mediator. Les solutions de traitement existent, il faut les mettre en œuvre quels qu’en soient les coûts. Ces coûts doivent être déterminés, non pas par les industriels, mais par des avis éclairés et indépendants, en dehors de tout lobbying. Les traitements adaptés à chaque pathologie doivent être remboursés intégralement. Les dépassements d’honoraires des professionnels ne correspondent à rien d’autre qu’à des privilèges exorbitants qui n’ont rien à faire avec l’intérêt général et la solidarité. Il est inadmissible que des parents aient à se limiter sur des besoins indispensables au quotidien.
André Grimaldi La prise en charge financière des soins par un système solidaire suppose de définir ce qui relève de la solidarité et ce qui relève d’un choix personnel restant à la charge du patient ou de son assureur privé. Quand on dit qu’« avec la Sécu chacun paie en fonction de ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins », on veut dire en fonction de « ses besoins validés médicalement et socialement acceptés ». Il faut donc définir un « panier de soin et de prévention solidaire ». À mon avis, les lunettes, les soins dentaires et auditifs doivent en faire partie, mais pas l’homéopathie, pas les cures thermales, pas le surcoût du refus systématique des médicaments génériques, pas des transports non justifiés, pas des examens redondants… La décision devrait revenir à la représentation nationale après un débat de démocratie sanitaire impliquant usagers et professionnels de santé. Si le principe d’une santé égalitaire et solidaire est « le juste soin pour chacun au moindre coût pour la collectivité », il faudrait supprimer la rente versée aux assureurs privés dont les frais de gestion se montent à 20 % du chiffre d’affaires, contre 6 % pour la Sécurité sociale, redéfinir les critères de fixation des prix des médicaments innovants et engager une politique proactive sur la pertinence des soins quand on sait que le taux de pose d’un pacemaker ou d’un stent coronaire ou d’ablation de la vésicule… peut varier de un à deux, voire de un à quatre, apparemment sans raison médicale. Il faudrait enfin revoir la place de la tarification à l’activité (T2A) poussant à l’hospitalisation « pour gagner des parts de marché » !
Comment garantir l’accès des soins à tous ?
Frédéric Pierru Le problème est double. Il y a, d’un côté, les conséquences différées du numerus clausus qui avait été renforcé à compter des années 1970, sur un accord objectif entre budgétaires et les porte-parole des syndicats de médecins libéraux. Pour les premiers, moins de médecins signifiait moins de prescripteurs et in fine moins de dépenses. Pour les seconds, moins de médecins voulait dire moins de concurrents et donc plus de revenus. De fait, contrairement à toutes les affirmations sur le « virage ambulatoire », et à cause de cette gestion malthusienne de la démographie médicale, on est en train d’observer en réalité l’inverse, à savoir un virage hospitalier. Comme les médecins généralistes tendent à se raréfier, et que, de surcroît, ils diminuent leur temps de travail, une partie de la population se dirige vers les urgences et les consultations externes des hôpitaux. Il faut continuer à relâcher le numerus clausus. De l’autre côté, on se heurte une nouvelle fois aux principes de la médecine libérale, ici la liberté d’installation. Les gouvernements successifs, soucieux de ménager un corps médical dont ils redoutent le pouvoir de nuisance politique, ont préféré des mesures incitatives aux mesures coercitives. Il faut aller vers plus de contrainte et l’annoncer à ceux qui s’orientent vers les études de médecine.
Claude Leicher Les soins de proximité, de premier recours, ou dits primaires, n’ont jamais été le choix du système de santé français qui a surinvesti dans les soins faits à l’hôpital. La conséquence logique est qu’une partie des soins faits à l’hôpital devraient être faits en ville. Mais, sans secrétariat, sans assistant de cabinet en médecine générale, les généralistes de ce pays sont surchargés, débordés, fatigués, mal considérés. Résultat, les vocations sont insuffisantes, et ceux et celles qui choisissent ce métier se voient en plus menacés d’être privés du choix du lieu de vie et d’exercice. Un système de santé accessible ne peut être qu’un système organisé autour des soins primaires. La complémentarité ville-hôpital est la deuxième jambe sur laquelle doit marcher notre système de santé.
Sylvie Cognard L’augmentation des territoires en manque de personnels soignants et de structures est une des conséquences de la destruction des services publics et des politiques d’austérité. Les solutions sont politiques et doivent être réfléchies avec et par les citoyens : usagers, professionnels et les services publics de la protection sociale, tous ensembles sans division ni privilèges. Des réflexions au niveau local pour déterminer les besoins spécifiques des populations, des réflexions plus générales avec les professionnels du soin quant à leur mode et leur niveau de rémunération. C’est ainsi et seulement ainsi que l’on pourra garantir un accès aux soins pour tous sans discrimination d’aucune sorte.
André Grimaldi La lutte contre les déserts médicaux suppose une politique d’ensemble pour lutter contre les déserts sociétaux (services publics, transports, équipements…), favoriser les projets de maisons de santé pluriprofessionnelles, aider financièrement à l’installation des professionnels, apporter l’appui des hôpitaux par des consultations avancées et grâce à la télémédecine, proposer des bourses d’études en échange d’un engagement de durée comparable à l’installation dans les bassins de vie sous-dotés en médecins, enfin laisser l’installation libre en secteur 1 (sans dépassement d’honoraires) mais limiter l’installation en secteur 2 (avec dépassement d’honoraires) dans les bassins de vie surdotés en médecins déjà installés en secteur 2.
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