André Orléan : « Pour Keynes, le capitalisme est un moment transitoire dans l’histoire »

Entretien réalisé par Dominique Sicot
André Orléan, économiste, directeur d'études à l'EKESS. Photo : Emmanuel Robert-Espalieu/Opale/Leemage

André Orléan, économiste, directeur d’études à l’EKESS. Photo : Emmanuel Robert-Espalieu/Opale/Leemage

L’œuvre de John Maynard Keynes (1883-1946) est entrée le 1er janvier dans le domaine public. Mais si l’économiste britannique demeure relativement connu du grand public pour avoir inspiré les politiques publiques de l’après- Seconde Guerre mondiale dans bon nombre de pays occidentaux, ses écrits, rarement traduits en français, sont peu accessibles aux non-spécialistes. A l’exception peut-être de sa « Lettre à nos petits enfants », que viennent de publier Les Liens qui libèrent. André Orléan, directeur d’études à l’EHESS, qui en a rédigé la préface, met en évidence le regard très original que ce libéral « hérétique » portait sur le capitalisme et les ruptures conceptuelles qu’il a opérées.

Vous avez écrit une préface au texte de Keynes, « Lettre à nos petits-enfants », réédité par Les liens qui libèrent. Etes-vous à l’initiative de cette réédition ?

André Orléan. L’initiative vient de l’éditeur qui m’a sollicité pour la préface. Je ne suis pas keynésien, je suis marxiste. Mais j’apprécie beaucoup Keynes- et ce texte en particulier. Même si Keynes n’a aucune estime pour Marx ! Il a des phrases très dures contre le marxisme, parlant d’ « une doctrine dont la bible […] est un manuel d’économie périmé »*.
Pourquoi relire ce texte aujourd’hui ?
André Orléan. C’est à l’origine un article publié en 1930. Il y est question de rareté et d’abondance, thèmes aujourd’hui d’actualité en raison de la crise écologique. On y retrouve le regard original de Keynes sur le capitalisme.
Si Keynes se dit lui-même libéral, il s’est souvent opposé aux idées du libéralisme. Pour les libéraux, l’organisation économique que nous connaissons est la bonne, elle permet de produire de manière efficace, d’assurer la liberté d’entreprendre. Et il n’y a pas de raison que cela cesse. Le capitalisme, pour Adam Smith par exemple, est un fait de nature, puisqu’il est dans la nature de l’être humain d’échanger.
Or, dans ce texte, Keynes rompt radicalement avec cette vision. Pour lui, le capitalisme est un moment nécessaire mais transitoire dans l’histoire de l’humanité – ce qui le rapproche de Marx.  La mission historique du capitalisme est d’en finir avec la rareté de façon à ce que l’être humain, libéré de la lutte pour la subsistance, puisse enfin exprimer la plénitude de ses potentialités. Pour Keynes, cette disparition à venir du capitalisme est tout à fait souhaitable parce que les valeurs qui fondent ce régime économique sont, à ses yeux, éminemment condamnables. Deux d’entre elles sont particulièrement visées dans ce texte : l’amour de l’argent, et « l’intentionnalité », la propension à être plus intéressé par demain que par aujourd’hui. Cette condamnation vigoureuse des fausses valeurs du capitalisme fait de Keynes un libéral tout à fait à part.
 
Ce texte date de 1930, en pleine crise économique. Il est pourtant optimiste
André Orléan. Oui, puisqu’il y est écrit que dans 100 ans, autrement dit en 2030, la production des pays développés aura été multipliée entre quatre et huit fois. C’est une forme d’optimisme. Et de lucidité, puisqu’en effet, la crise des années 1930 a fini par être surmontée.
Malgré tout, Keynes fait une grosse erreur d’analyse en estimant que le principe d’existence du capitalisme serait de satisfaire les besoins – idée très commune dans la pensée libérale. Même s’il comprend bien qu’il existe des faux besoins, globalement il pensait qu’une fois que le capitalisme aurait permis de satisfaire les besoins essentiels de l’individu, il serait amené à disparaître.
Il ne voit pas que pour fonctionner, le capitalisme doit créer perpétuellement des besoins, sans lesquels, faute de demande, il meurt. Autrement dit, la rareté est au principe même du capitalisme. Elle lui est indispensable. Pour faire du profit, il faut inventer constamment de nouveaux besoins.
Ce processus entre aujourd’hui en contradiction violente avec la finitude du monde. La sobriété est devenue un impératif incontournable. Le capitalisme ne sachant pas être sobre, la seule solution passe par une rupture avec le capitalisme et ses fausses valeurs.
 
Keynes a eu l’intuition du désir d’accumulation qui est au centre du capitalisme, mais sans voir que la recherche du profit en est le moteur. N’est-ce pas contradictoire ?
André Orléan. Keynes, qui se disait lui-même « hérétique », était très opposé au libéralisme du « laisser-faire ». Il ne croit pas à l’auto-ajustement du système de marché. Et le lie à la question de la monnaie. Pour la théorie libérale, la monnaie est essentiellement un moyen de transaction, qui facilite les échanges. Pour Keynes, elle est beaucoup plus problématique, parce que le désir de monnaie, en soi, est perturbateur. Il affaiblit la propension à consommer et sans consommation, pas de profit, pas de croissance, et, en conséquence du chômage qui est le problème essentiel qu’affronte Keynes dans les années 1930. Keynes voit aussi que ce désir d’argent a une dimension perverse et irrationnelle. Dans ce texte, il parle même de « pulsion mi-criminelle mi pathologique » que l’on « laisse en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ».
Aussi, plutôt que la question du profit, c’est celle du caractère perturbateur de la monnaie que pose Keynes. Une de ses forces, c’est de comprendre la puissance néfaste de la monnaie et d’essayer de l’analyser.
 
Vous souligniez que Keynes a sans doute sous-estimé les besoins secondaires, créés sans cesse par le capitalisme. Depuis son époque, le capitalisme a poursuivi la marchandisation du monde. Dans vos propres travaux, vous faites référence aux résistances qu’il y a à cette marchandisation continue
André Orléan. La marchandisation est une question cruciale. Il s’agit d’un processus qui vise à étendre toujours plus loin l’emprise de la valeur économique dans le but de créer de nouveaux espaces de rentabilisation pour le capital. Ses deux formes dominantes aujourd’hui sont la brevetabilité du vivant et l’ubérisation. La pensée libérale justifie cette évolution en faisant valoir les gains d’utilité qu’en retirent les consommateurs. C’est là une analyse tout à fait insuffisante. Il faut plutôt considérer que la marchandisation produit un délitement moral parce qu’elle détruit les formes traditionnelles de la solidarité en les noyant « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».
Dans un livre récent, « Ce que l’argent ne saurait acheter » (Seuil), le philosophe Michael Sandel montre bien comment « le marché évince la morale ». Pour illustrer sa thèse, il cite l’exemple d’une crèche où certains parents arrivaient trop souvent en retard pour reprendre leurs enfants. La crèche réagit et pense résoudre le problème en infligeant des sanctions monétaires aux retardataires. Le résultat fût à l’exact opposé. On assista à une multiplication des retards. En effet, dès lors que le retard se monnaye, on change le système de valeurs qui règle la relation des parents à la crèche. Avant, les parents se sentaient liés par un contrat moral. Être en retard les mettait dans une situation fort inconfortable : ils se savaient en dette à l’égard des personnels de la crèche sans avoir aucun moyen simple pour se libérer de cette dette. Cependant, dès lors qu’ils sont autorisés à payer, la situation se transforme radicalement. La dette peut être annulée. Cet exemple montre bien que la marchandisation véhicule certaines valeurs qui viennent se substituer aux valeurs antérieures. Keynes, dans ce texte, montre qu’il est parfaitement averti de l’importance de ces questions éthiques. Le capitalisme, à ses yeux, n’est pas simplement une manière performante de produire. Ces performances ne sont possibles qu’en vertu d’une certaine hiérarchie de valeurs dont il souligne le caractère déplaisant. D’ailleurs, Keynes a toujours défendu l’idée selon laquelle l’économie est une science morale.
Historiquement, la marchandisation de la terre a été une étape décisive dans l’émergence du capitalisme. Ce sont les fameuses « enclosures » auxquelles Marx consacre dans Le Capital d’importants développements. Il s’est agi de détruire la propriété communale « dans le but de faire de la terre un article de commerce ».
 
Marx n’avait-il pas plus l’intuition de la finitude de la nature que Keynes ?
André Orléan. Il me semble que cette question de la limitation des ressources est une question récente. Certes, dans son œuvre, Marx est tout à fait attentif aux ravages que le capitalisme inflige à la nature. Mais on ne trouve pas chez lui, ni chez Keynes, l’idée selon laquelle la finitude de la nature condamnerait le capitalisme. En fait, il faut attendre les années 70 pour que cette question s’impose véritablement.
 
Keynes dit vouloir mettre les économistes « sur la banquette arrière ». Pourquoi ce mépris? 
André Orléan. Cela revient souvent chez Keynes : l’économiste sur la banquette arrière ou, dans ce texte, la comparaison avec le dentiste. Cette dévalorisation de l’économiste découle directement de sa vision négative du capitalisme, régime transitoire fondée sur des fausses valeurs. Pour Keynes, ce qui est important est ailleurs. Il fait preuve à cet égard d’un élitisme certain. Rappelons que, dans sa formation intellectuelle, il a donné beaucoup de place aux principes éthiques de George Edward Moore, un philosophe qui a développé une conception exigeante du bien, étroitement associé au plaisir esthétique. Par rapport à cet ensemble de valeurs, l’économie est tout à fait en bas de l’échelle.
Mais tout ceci est d’une très grande hypocrisie car Keynes a pour son propre rôle d’économiste  la plus haute considération. N’oublions pas que c’est un homme étroitement lié à l’appareil d’État et au gouvernement anglais. C’est lui qui ira négocier à Bretton-Woods en 1944. Il pense que les questions économiques qu’il affronte sont des questions extrêmement difficiles, que très peu de gens sont capables de maîtriser et que lui-même fait partie de ces « happy fews ». Néanmoins, ses convictions éthiques ont joué un grand rôle par le fait qu’elles lui ont permis de développer un regard distancié et critique à l’égard de la réussite économique et des valeurs bourgeoises. D’où l’originalité de ses conceptions.
 
Comment résumeriez-vous l’apport de Keynes ?
André Orléan. Il a pensé un nouveau capitalisme : le capitalisme keynésien, celui des « Trente Glorieuses », en rupture avec celui du laisser-faire. L’originalité de la révolution keynésienne ne saurait être sous-estimée. Sur de nombreux sujets essentiels, la pensée keynésienne rompt avec le libéralisme classique. Sur le déficit budgétaire, sur la dette publique, sur l’épargne, il prend le contre-pied des positions traditionnelles ! Il défend également « l’euthanasie des rentiers » comme il est favorable à la régulation des mouvements de capitaux. À partir des années 30, il défend même le protectionnisme. Cette construction intellectuelle étonnante trouve son fondement dans le fait qu’aux yeux de Keynes, la priorité doit être donnée à la lutte contre le chômage. Cela le conduit à se montrer très critique à l’égard de ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation car le sous-emploi est un problème essentiellement national. D’où la nécessité de préserver l’autonomie des macroéconomies nationales en faisant obstacle aux mouvements de capitaux. La prospérité des Trente Glorieuses trouve dans cette conception une de ses bases.
 
*« La pauvreté dans l’abondance » 1925
« LETTRE À NOS PETITS-ENFANTS », DE JOHN MAYNARD KEYNES. PRÉFACE D’ANDRÉ ORLÉAN. ÉDITIONS LES LIENS QUI LIBÈRENT, JANVIER 2017. 64 PAGES, 7 EUROS.
« Nous souffrons aujourd’hui d’une crise aiguë de pessimisme sur l’économie. » C’est ainsi que Keynes commence cette adresse aux générations futures. En 1930, au cœur même de la grande dépression, il prédit une société d’abondance : « Les maux qui nous frappent ne sont pas les rhumatismes du grand âge. Ce sont les troubles de croissance qu’infligent des changements trop rapides. » Son seul souci, finalement, c’est que cet âge d’or, qu’il prédit pour dans cent ans environ (soit 2030), risque d’engendrer une « dépression nerveuse générale ». Car, grâce au progrès technique et aux gains de productivité, les êtres humains devront s’habituer à ne plus travailler – ou presque. Mais l’intérêt de ce texte, pointe André Orléan dans sa préface, au-delà de cette audacieuse prédiction qui s’est avérée en partie – le système économique a été capable de rebondir après la crise de 1929 –, c’est « la réflexion sur le capitalisme dont elle est le prétexte ». Car, pour Keynes, il ne s’agit pas « de s’en tenir à une étude macroéconomique de la croissance », mais de s’interroger sur « les valeurs que l’activité économique mobilise pour atteindre ses objectifs ». Ce qu’il nommera son « code éthique », son « système de moralité ».
Rédactrice en chef adjointe de l’Humanité dimanche

 


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