C’est un grand vide que les sociologues Laurent Lesnard et Jean-Yves Boulin ont tenté de combler.
Dans Travail dominical, usages du temps et vie sociale et familiale : une analyse à partir d’une enquête, publié l’été dernier, les deux sociologues ont commencé à analyser les conséquences du labeur dominical sur la vie personnelle des salariés du privé et des fonctionnaires mobilisés ce jour-là. Des conséquences auxquelles vont devoir faire face les salariés des grands magasins ouverts le dimanche par la grâce de la loi Macron. Ce sera bientôt le cas des employés de la Fnac. Hier, la CFDT a décidé d’ajouter sa signature à celle annoncée de la CFTC et de la CFE-CGC sur le nouveau projet d’accord sur le travail dominical et en soirée. La CGT, SUD et FO sont contre.
Combien de travailleurs sont-ils concernés par le travail dominical ?
Hors agriculture, on estimait à 6,5 % la part de la population active qui travaillait le dimanche en 1970. En 2010, cette proportion est passée à 14 %. Nous faisons donc face à un renversement historique total : jusqu’à présent, le droit à un repos obligatoire le dimanche était la règle. D’autre part, ce travail dominical comporte des conséquences sociales. À ce propos, il est important de discerner le travail à domicile et hors domicile. À domicile, ce temps de travail ne dure statistiquement en moyenne que deux heures. Le travail hors domicile concerne, lui, la journée entière et implique des contraintes de lieu. Or, le dimanche, il est plus facile d’intégrer des activités amicales, familiales et récréatives lorsque l’on n’a qu’une heure ou deux de travail chez soi à réaliser. Avec un dimanche entièrement travaillé à l’extérieur, les temps de sociabilité diminuent mécaniquement. On peut objecter que ces conséquences existent aussi en semaine. Mais notre étude démontre qu’un coût social supplémentaire s’ajoute avec le dimanche. Ce jour est en effet consacré aux liens parents-enfants et à la sociabilité amicale. Pour le travail dominical hors domicile, ces temps sont perdus car ils ne peuvent être compensés par un jour de repos en semaine. Pour le travail dominical à domicile, c’est surtout les relations amicales qui sont touchées.
Le travail dominical aggrave-t-il les inégalités sociales ?
Il est un facteur d’inégalités sociales, car le travail dominical hors domicile, soit le plus pénalisant socialement, concerne surtout les ouvriers, les employés du commerce et des services, notamment publics (transports, police, santé…). Le travail dominical à domicile touche quant à lui un peu les cadres, mais surtout les professions intellectuelles et culturelles. D’autre part, le travail dominical s’ajoute très souvent à des temps de travail décalés et à des horaires atypiques dans la semaine : travail le samedi, travail lors de pics de fréquentation, à l’image des caissiers employés le midi et en fin de journée. Avec le dimanche et les horaires imposés la semaine, certains salariés cumulent donc les mauvaises conditions de travail.
Ces conditions ne sont-elles pas inhérentes à l’emploi choisi et exercé ?
La théorie veut que le salarié ait le choix. Certains sont effectivement volontaires. Mais, en pratique, ils sont très minoritaires. À la question « Qui détermine vos horaires de travail ? » posée dans une étude sur laquelle nous nous sommes appuyés, deux tiers des travailleurs interrogés ont répondu que leurs horaires étaient imposés. Seuls 12 % s’estimaient libres de leurs horaires. Et pour les travailleurs le dimanche, la proportion des horaires imposés passe à 86 % des répondants. Seuls 4 % s’estimaient libres. Le rapport de forces n’est clairement pas du tout en faveur des salariés.
Qu’en est-il des inégalités entre hommes et femmes ?
Ces inégalités sont particulièrement visibles pour la vie familiale. Les mères surcompensent le temps non passé avec leurs enfants le dimanche en rognant sur leurs temps de loisir et de repos lors des autres jours de la semaine. Les pères le font peu. Encore aujourd’hui, il y a une spécialisation homme-femme dans la vie familiale.
Pourquoi ces conséquences sociales ne portent-elles pas plus dans le débat sur l’ouverture des commerces le dimanche ?
La question que nous posons est de savoir jusqu’où nous allons dans le développement du travail dominical. Des services sont indispensables. Mais a-t-on besoin du tout ouvert ? Historiquement, le repos dominical a été obtenu lorsqu’a été choisi le rythme de la semaine anglaise : cinq jours travaillé, le samedi pour consommer et le dimanche pour le repos, les activités religieuses ou récréatives. L’ouverture des magasins remet en cause ce choix. D’où la cristallisation du débat sur le commerce. Mais ce débat souffre d’un manque d’étude scientifique et de trop d’idéologie. C’est d’autant plus vrai en termes économiques : les effets positifs de l’ouverture des magasins le dimanche restent à démontrer.
Laurent Lesnard Directeur du centre de données sociopolitiques de Sciences-Po
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