Avec les contributions de Mehdi Thomas Allal, maître de conférences à Sciences-Po et un texte collectif.
Rappel des faits. Face à une droite et à l’extrême droite qui instrumentalisent la question identitaire, des voix cherchent à réaliser concrètement la justice sociale et la dignité humaine.
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La lutte contre les discriminations par Mehdi Thomas Allal, maître de conférences à Sciences-Po
La lutte contre les discriminations constitue une politique publique comme les autres, mais qui se cherche encore. Nous faisons le pari que celle-ci doit aboutir à la fabrique d’une élite républicaine « métissée », susceptible de jouer un rôle authentiquement moteur pour les quartiers populaires dont elle est issue.
En effet, nos institutions et nos entreprises souffrent aujourd’hui d’un déficit de représentation en faveur des jeunes de cité, quelle que soit leur origine « ethnique », blanche, noire, maghrébine, asiatique, etc. Le dénominateur commun de ces jeunes est d’éprouver des difficultés de type social et économique, par manque d’opportunités, par manque de moyens et, parfois aussi, par manque de volonté. Une fois aux responsabilités, ces jeunes se voient en effet imposer de couper avec leur milieu d’origine, sous prétexte de ne pas donner prise aux communautarismes et de se fondre dans le creuset républicain, alors qu’il s’agit au contraire de puiser dans ces solidarités les raisons de leur succès. Si possible, dans des domaines autres que le sport ou la musique.
L’objectif de cette diversité socioculturelle est compatible avec le droit positif, en particulier la Constitution, qui prohibe les distinctions seulement fondées sur la race, l’origine ou la religion (article 1er). L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne proclame-t-il pas l’égal accès aux « charges publiques » en fonction des seuls vertus et talents ?
Alors que la population d’origine étrangère englobe de nombreux diplômés de l’enseignement supérieur, l’absence de réseaux, le manque de confiance en soi, l’intériorisation de préjugés racistes, etc., justifient de nombreuses discriminations dont elle fait l’objet.
Il semble que le secteur privé et le monde des affaires se soient aperçus plus vite que le service public de la nécessité de faire de cette population un atout et d’en donner une autre image que les vulgaires casseurs de banlieue… Certaines politiques d’affichage de la diversité devront cependant céder la place à une véritable remise en marche de l’ascenseur social au sein de l’entreprise, en ciblant les publics subissant le plus de difficultés sociales.
S’agissant du service public, qui constitue toujours un facteur de cohésion sociale et nationale dans notre pays, un obstacle demeure pour l’accès aux postes à responsabilités dans l’administration en le mécanisme des concours. L’anonymat a été considéré depuis toujours comme un gage de performances, alors qu’il n’en est rien… faute de mieux ! Sans parler des biais qui existent au niveau des épreuves d’admission, à l’oral, où les candidats sont évalués de visu par leurs pairs.
Certaines grandes écoles ont fait le choix de déroger au principe méritocratique en instaurant des voies parallèles d’admission, comme par exemple Sciences-Po. Ce choix est bénéfique, mais il ne doit pas occulter l’attachement viscéral de la population française au principe d’égalité des chances.
Pour concrétiser celui-ci, il est impératif de mettre le « paquet » sur la formation, en amont des procédures de recrutement, avec des classes préparatoires intégrées (CPI) rattachées aux écoles du service public (Resp). Ces écoles, déjà existantes, ont instauré comme principe le critère suivant, comme à l’ENA : être boursier de l’enseignement supérieur. Il faut coupler cependant ce critère social d’un critère géographique : être issu d’un quartier « Politique de la ville », pour parvenir véritablement à préparer des cohortes de jeunes réellement variées socialement et physiquement.
L’impulsion viendra d’en haut. La création d’un ministère correspondant, quelle que soit sa dénomination, mais garant des résultats obtenus et de la prise en compte de cet objectif de diversité socioculturelle, est indispensable. L’assentiment doit cependant venir d’en bas, pour ne pas créer des procédures ex nihilo générant effets de seuil et frustrations, incompatibles avec le souhait de redorer le blason du principe d’égalité.
La création de cette élite républicaine « métissée » constitue également un moyen de rapprocher les différentes catégories de population dont elle permettra le soutien et l’entraide. Au-delà de la victimisation des uns et de la culpabilisation des autres, cette élite aura pour ambition de générer un sentiment de solidarité en jouant le rôle de modèle.
Car, dans les quartiers populaires, la sensation d’en faire toujours plus pour les autres que pour soi est vivace et palpable. Trop de jeunes se ressentent comme les laissés-pour-compte de la croissance et du progrès. Leur besoin d’identification et de lien avec les leurs est indéniable.
Pour que cette solidarité ne soit cependant pas un leurre, il faut permettre à ces composantes de l’élite de venir témoigner, par tous les canaux disponibles via l’éducation nationale, les centres sociaux, les associations, les partis politiques, etc., des outils et des méthodes, en d’autres termes des bienfaits, qui leur ont permis d’accès au plus haut niveau. La jalousie et l’indifférence laisseront ainsi la place à la fierté et à la reconnaissance du mérite.
Enfin, il faut souligner que la société civile n’est pas imperméable au rôle joué par certains leaders. L’image du caïd de banlieue ou du djihadiste jouissant de tous les avantages est un signal négatif envoyé aux jeunes.
L’émergence d’une classe moyenne implique des droits, mais également des devoirs, vis-à-vis non seulement de l’État, mais aussi des minorités dont elle est issue. En bref, ce n’est plus la culture de la rue qui doit permettre de promouvoir de réelles compétences chez nos jeunes de cité, mais l’exercice des responsabilités et du pouvoir.
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Manifeste pour l’égalité réelle dans une République polyphonique. Texte collectif
Le débat public s’enlise depuis des mois autour de la question de la gestion des différences dans l’espace public en oubliant le combat contre une société de plus en plus fragmentée et inégalitaire. Depuis 2008 et le grand débat public sur l’identité nationale, lancé par Nicolas Sarkozy, l’hégémonie culturelle s’est renversée et le déclinisme et le repli identitaire triomphent avec l’Identité malheureuse de Finkielkraut, le Suicide français de Zemmour, l’Insécurité culturelle de Bouvet… Certains ont même tenté de reconstruire une histoire mythique d’unité nationale, de revendiquer les racines judéo-chrétiennes de la France en les idéalisant et en stigmatisant les ressortissants nationaux porteurs d’autres cultures, de fait incompatibles et repoussoirs.
Des citoyens issus des quartiers populaires tombent aussi dans le piège identitaire. Ils sont guidés par le sentiment d’abandon et dégoûtés de la relégation dans les marges et les périphéries de populations pleines d’énergie, de jeunesse et d’aspiration égalitaire.
Paradoxalement, on constate que tous les collectifs citoyens (souvent qualifiés de communautaristes) de défense des groupes minoritaires ou minorisés se battent pour une valeur universaliste : l’égalité ! Cette exigence première et fondamentale constamment bafouée et grande oubliée du débat public et des médias, qui préfèrent le vrai-faux débat entre une laïcité ouverte et fermée.
Dans un contexte de délitement généralisé du lien social et des corps intermédiaires, les communautés peuvent sembler précieuses et offrir des médiations et des refuges à l’heure où s’est cassé l’ascenseur social et se sont évanouies les promesses d’émancipation sociale en France.
Nous pensons que l’explosion du national-populisme, du rejet de l’autre, du communautarisme et du repli identitaire est le fruit de la force centrifuge libérale et de ses conséquences individualistes et désintégrantes. L’un des défis aujourd’hui est de trouver une dialectique du pluriel et du singulier en articulant pluralisme juridique et égalité réelle. Les autorités publiques doivent veiller à une seule chose : éviter l’enfermement communautaire en reconnaissant les identités multiples animant le citoyen.
Nous en sommes loin. Le jacobinisme français, sa centralisation et sa peur ancestrale d’une désintégration de l’État en communautés fragmentées nous empêchent d’envisager l’unité dans la diversité et de rompre avec l’égalitarisme formel. Le chant républicain traditionnel, c’est l’unisson et non la polyphonie.
Le Conseil constitutionnel, gardien du temple jacobin et de ses deux pans capitaux que sont l’unité du peuple et l’indivisibilité de la République, interdit a priori toute discrimination fondée sur le sexe, l’origine, la race ou les opinions, en vertu de l’article premier de notre Constitution.
Pourtant, nos sociétés occidentales sont objectivement multiculturelles, rassemblant sur le même sol des populations diverses par leurs origines, leurs croyances, leurs cultures et leurs conditions sociales. Elles sont aussi profondément inégalitaires avec des territoires placés en situation de quasi-apartheid et une reproduction sociale galopante dans notre système éducatif.
Dans son rapport annuel de 1996, le Conseil d’État alertait déjà sur l’impasse de notre modèle égalitariste : « Le principe d’égalité est menacé si la société dont il fonde l’ordre juridique voit s’étendre de nouvelles et graves inégalités. Lorsque les liens sociaux sont fragilisés voire rompus, l’égalité des droits risque d’apparaître comme une pétition purement formelle. » Anatole France ironisait d’ailleurs sur « cette majestueuse égalité devant la loi qui permet aux riches, comme aux pauvres, de dormir la nuit sous les ponts ».
La vraie question est de savoir comment la diversité culturelle doit-elle être traitée en droit ? Comment les expressions multiculturelles doivent être reconnues dans la vie publique ? Comment doivent être combattues les inégalités de fait existantes entre les citoyens pour répondre aux fractures sociales et territoriales qui gangrènent notre société, mettant en péril sa cohésion et la pérennité de notre modèle démocratique et social ?
Des outils juridiques existent déjà. Mais cela se fait clandestinement, sans être consacré par notre loi fondamentale. La constitutionnalisation de ces nouveaux instruments de correction de la cristallisation des inégalités provoquée par un égalitarisme trop formel est essentielle pour entamer une mutation de notre universel républicain vers un mode pluraliste.
L’universel républicain a toujours été un horizon, une aspiration fondée sur la fiction du citoyen abstrait dépourvu de tout déterminisme (social, culturel…) ; mais jamais une réalité concrète. Il convient d’inventer un universalisme en actes répondant aux revendications d’égalité politique et sociale en sortant des casernes doctrinales et en s’affranchissant des tabous dogmatiques. Un universalisme pluriel fondé sur une République des communs permettrait de fixer collectivement les bornes du multiculturalisme en posant comme valeurs communes indérogeables le caractère démocratique de nos sociétés, la liberté et l’égalité de tous les êtres humains.
Un aggiornamento de nos valeurs républicaines est nécessaire pour que notre République ne soit pas un musée mais une cité, une agora de citoyens égaux et différents. Cela passe dans les politiques publiques par la valorisation de l’interculturalité qui nourrit ; par la nécessité de soigner les blessures identitaires quelles qu’elles soient, héritées du passé ou fruits de discriminations actuelles ; par l’urgence de mettre en œuvre des politiques publiques expérimentales d’égalité réelle fondées sur des critères objectifs sociaux et territoriaux ; une « discrimination positive à la française » s’inspirant des concepteurs des zones d’éducation prioritaire à l’origine : « Donner plus à ceux qui ont le moins. »
En somme, il s’agit ni plus ni moins d’écrire un autre récit national où la reconnaissance des uns n’est pas vécue comme une menace pour les autres. Une conception de la nation où égalité et différences se concilient.
Nous vous invitons à prendre ce chemin avec nous ; à nous unir, dans notre diversité, pour exiger une seule chose : l’égalité réelle, « le droit de tout homme, quelle que soit sa croyance religieuse, à avoir sa part de souveraineté », disait Jean Jaurès.
Premiers signataires : Sébastien Barles, militant écologiste, docteur en droit public, enseignant à l’université Paris-VIII, Yamina Benchenni, éducatrice spécialisée, militante associative, Félix Blanc, enseignant-chercheur, Jean Canton, architecte-urbaniste, responsable associatif, Alexandra D’Agostino, chercheuse, Xavier Delcros, professeur agrégé, avocat, Nouriati Djambae, conseillère métropolitaine EELV, Alain Fourest, fondateur des Rencontres tsiganes, Nassurdine Haiadari, délégué du Conseil représentatif des associations noires de France, Zoubida Meguennni, militante associative, participante à la Marche pour l’égalité en 1983, spécialiste de la politique de la ville, Madjid Madj Messaoudene, conseiller municipal, Alexandre Romanès, poète, cofondateur du Cirque Romanès, Délia Romanès, cofondatrice du Cirque Romanès, Jacques Soncin, journaliste médias associatifs.
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