Nursel Kilic : «Erdogan, c’est une défaite politique de la communauté internationale»

Propos recueillis par Jean-Jacques Régibier
Entretien avec Nursel Kilic, représentante en France du Mouvement international des femmes Kurdes.
Les femmes kurdes, dites-vous, mènent un double combat au Moyen-Orient. Est-ce que vous pourriez préciser en quoi consiste ce double engagement ?
Nursel Kilic. La lutte des femmes kurdes est apparue de manière plus visible pendant la lutte contre Daesh, au Kurdistan syrien et au Kurdistan irakien, notamment quand les membres de Daesh ont envahi les monts de Sinjar ( nord-ouest de l’Irak, proche de la frontière syrienne, ndlr ) et que des centaines de Yézidis ont été obligés de fuir leur terre natale. L’engagement des femmes kurdes dans cette bataille a été très fort et il a été largement perçu par l’opinion internationale. Ce qu’il faut bien voir, c’est que cette apparition des femmes kurdes en plein cœur du combat pour la libération des femmes yézidies au Sinjar, découle d’un système qu’on appelle, nous, le confédéralisme démocratique, et pour lequel l’émancipation des femmes est au cœur de la lutte. Par exemple, on applique le système de la co-présidence, et de la co-représentation. Il y a toujours une femme et un homme pour assurer une fonction, administrative ou politique, c’est très marqué dans le contrat social.
Mais ces principes ne concernent pas seulement les femmes kurdes, ça concerne aussi les autres femmes et les autres ethnicités, comme les femmes arabes, les femmes assyriennes, turkmènes ou  arméniennes. On peut dire que c’est devenu une idéologie un peu universelle pour l’émancipation des femmes au Moyen-Orient, une perspective féministe qui traverse les frontières. On ne va donc pas en rester à l’image des femmes kurdes qui portent la kalachnikov et qui sont prêtes à sacrifier leur vie. On veut s’appuyer également sur leurs convictions, sur les nouveaux modèles de société qu’elles prônent face à l’Etat islamique et aux régimes dictatoriaux de la région. Ce qu’on veut, c’est un monde meilleur, un futur libre pour les peuples du Moyen-Orient, et la démocratisation des régimes existants, en Syrie, en Irak et dans les pays voisins.
Comment est-ce que vous évaluez l’impact au Moyen Orient, de cet engagement des femmes kurdes, aussi bien dans le combat contre Daesh que dans les idées qu’elles défendent ?
N.K. On peut parler d’une révolution dans la révolution, c’est une bataille dans une autre bataille. L’objectif, c’est de pouvoir transformer les mentalités patriarcales qui se présentent sous différentes formes – féodales, dictatoriales, ou dans des comportements très conservateurs. Donc c’est une lutte au quotidien qui vise à sensibiliser l’opinion publique sur la place que devraient avoir  réellement les femmes dans la société au Moyen-Orient. Il faut convaincre que la soumission n’est pas un destin, que l’esclavagisme sexuel n’est pas un destin. C’est tout un travail idéologique, tout un travail de formation, d’apprentissage. Au moment même où la guerre s’approfondissait en plein cœur du Moyen Orient, on a réussi à installer un système basé sur l’autonomie démocratique. Pour la première fois, au Rojava ( Kurdistan irakien ), notre projet politique est entré en vigueur, en plein milieu d’une lutte armée contre Daesh. On a pu mettre en place un système qui part de la base, des initiatives des communes, des assemblées populaires, et des conseils démocratiques, où toutes les forces politiques et les différentes croyances de la région sont représentées dans un mécanisme décisionnel basé  sur le consensus collectif. Nous avons fait tout un travail pour impliquer directement la société civile dans ce système de représentation démocratique. C’est un travail très difficile. Il y a aussi des unités d’autodéfense qui se formées, comme les YPG ( Unités de protection du peuple, ndlr ) et les YPJ ( Unités de protection de la femme, ndlr ), qui ont été directement les interlocuteurs de beaucoup de forces internationales dans la lutte contre Daesh.
Quelle forme prend votre combat en Turquie ?
N.K. En Turquie, depuis la fin des années 70 jusqu’à aujourd’hui, le dialogue politique a été très difficile. A certains moments, les Kurdes ont pu arriver à être représentés, par exemple à l’assemblée nationale de Turquie, au début des années 90. Mais dès que des revendications concrètes ont été exprimées, ça a été le coup d’arrêt. Par exemple lorsque la députée Leyla Zana a parlé dans sa langue maternelle, le kurde,  devant la Grande assemblée nationale, elle a été emprisonnée pendant 10 ans.
Il y a eu deux périodes très importantes dans l’histoire récente. Celle de 2015 ( 7 juin 2015 ), où 86 députés ont été élus, moitié femmes, moitié hommes. Et puis, l’autre étape importante, c’est celle de l’instauration du système de co-présidence dans les municipalités de 115 grandes villes kurdes. Mais aujourd’hui, tous les maires ont été destitués et remplacés par des représentants spéciaux nommés par le gouvernement turc.
Mais il y a d’autres formes de mobilisation de la société civile en Turquie, des associations, des assemblées populaires, des congrès. Aujourd’hui par exemple, il y a le congrès démocratique du peuple (HDK), qui est une force de mobilisation populaire très importante.
Tous ces mouvements populaires visent à démocratiser la République de Turquie, parce que le projet du HDP ne se limite pas simplement aux Kurdes. C’est un projet qui englobe toutes les autres ethnicités, les croyances ou des mouvements comme les LGBT, qui se retrouvent dans les composantes de la société turque. C’est un élan progressiste en plein cœur de la Turquie, qui a eu vraiment ses chances en juin 2015. Mais malheureusement aujourd’hui, suite à la vague d’arrestation et à l’amplification des violences sur les élus, il ne reste plus que 10 ou 12 députés en dehors des prisons. Je pense qu’en Turquie, il y a une perception qui commence à s’installer de la part de la société, pas seulement kurde, mais turque aussi, et qui se retrouve dans les valeurs de la démocratie. Mais le discours de l’Etat n’a pas changé vis-à-vis des Kurdes, et il s’est durci avec Erdogan qui veut non seulement devenir un sultan dans son pays, mais aussi imposer son leadership sur le Moyen Orient. C’est un danger pour les pays occidentaux de laisser courir un acteur politique comme lui. Erdogan, c’est une défaite politique de la communauté internationale.
Est-ce que vous pensez que les acquis que les femmes kurdes ont obtenus dans la lutte contre Daesh peuvent être menacés ?
N.K. La menace est toujours présente, mais la lutte aussi. La mobilisation créé cette balance pour que les acquis, notamment les acquis des femmes kurdes, ne disparaissent pas en Turquie, bien que ce soient effectivement les femmes qui sont toujours menacées et attaquées par le gouvernement islamiste actuellement au pouvoir, pas seulement les femmes Kurdes, mais le courant féministe en général. On sait que les lois concernant les femmes ont régressé, la loi sur l’avortement par exemple a été remise en question, les peines sur le harcèlement sexuel ont été diminuées. Mais je pense que la mobilisation existe et qu’elle représente un bouclier physique et idéologique contre ce genre de menaces à l’égard des femmes.
Est-ce que vous avez des liens, au Moyen-Orient et dans le monde, avec d’autres groupes de femmes qui mènent des combats identiques aux vôtres ?
N.K. En fait, nous avons beaucoup de liens dans le monde avec des femmes qui partagent nos combats. Par exemple avec des femmes en Amérique latine, en Afghanistan, ou aux Philippines. Nous avons aussi des alliances avec beaucoup  de mouvements internationaux comme la Marche mondiale des Femmes, ou les Conférences mondiales des femmes, et beaucoup d’autres. Avec les femmes palestiniennes, il va être indispensable qu’on se rapproche parce que notre situation est identique à la leur, nous sommes soumis à la même violence des Etats, même si nos revendications territoriales sont différentes – les Kurdes veulent un statut d’autonomie démocratique, les Palestiniens, plutôt un Etat indépendant. Mais en ce qui concerne la résistance des peuples, nous avons beaucoup de points communs.
Je pense que  nous avons aujourd’hui l’opportunité de nous ouvrir aux autres femmes de la planète. Ce que nous tissons ensemble, ce n’est pas quelque chose qui serait limité à une partie du monde mais une organisation universaliste qui respecte et qui revendique les droits pour toutes les femmes de la planète. Nous nous retrouvons sur beaucoup de luttes, par exemple avec les femmes d’Amérique latine,  à propos des crimes commis contre les femmes, parce que nous sommes un peuple qui en a connu beaucoup, et les femmes de l’Amérique latine les subissent aussi. L’objectif, c’est de rendre visible la place des femmes dans un système démocratique qui respecte vraiment les valeurs de l’humanité et nous voudrions le faire avec les autres femmes de la planète.

Jean-Jacques Régibier


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