Pourquoi l’hôpital public est-il « arrivé au bout d’un système » ?

Une question sociale et de santé publique.
Photo : Martin Bureau/AFP

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Dans les services, la tension monte. Plus de 900 médecins et praticiens ont adressé une lettre ouverte à la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn.
Avec Dr Claire Gekiere Psychiatre, médecin hospitalier; Dr Christophe Prudhomme, Porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France, syndicaliste CGT; Nicole Smolski, Présidente du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi et Frédéric Valletoux, Président de la Fédération hospitalière de France.

Une désertification des services publics et un management pyramidal

Par Dr Claire Gekiere, Psychiatre, médecin hospitalier. Le 12 décembre dernier, Agnès Buzyn a déclaré que « nous sommes arrivés au bout d’une histoire et d’un système » où l’hôpital public a cru « qu’il devait se sentir une âme d’entreprise » et être rentable. Elle pense avoir renoué des liens avec des professionnels de santé qu’elle décrit « très en attente et très tendus » à son arrivée. Nous le sommes encore : nous attendons toujours un signe de sa part, un rendez-vous, après la lettre ouverte signée maintenant par plus d’un millier de médecins hospitaliers que nous lui avons adressée en septembre pour dénoncer la paupérisation du service public hospitalier et le management destructeur et contre-productif qui y règne. Si elle veut vraiment retrouver un service public hospitalier avec des équipes en forme qui accueillent tous les patients, elle devra, d’une part, restaurer une Sécurité sociale solidaire (cotiser selon ses moyens et recevoir selon ses besoins) et stopper les plans d’économies toujours en cours, et, d’autre part, déconstruire le management très agressif instauré au fil des trois dernières lois hospitalières. Or, pas un mot là-dessus, alors que les deux aspects sont liés : des directeurs et certains médecins chefs de pôle se comportent en tyrans, disqualifient et persécutent soignants et médecins au nom de l’efficience (exemple récent, choisi parmi des dizaines de plus en plus médiatisés : « Des consultations de 45 minutes, ce n’est pas rentable. » Il faut faire « des consultations plus rapides ou bien plus souvent ou faire venir les patients en hôpital de jour en rajoutant des examens » ; ou plus général et attaquant le sens du soin : prévoir un « intéressement » pour une équipe pour sa « participation à la politique éthique » d’un hôpital).

Nous sommes traités comme des producteurs de soins interchangeables et dépossédés du sens de notre travail, ce qui crée de la révolte mais surtout beaucoup de découragement et de désinvestissement dans les équipes hospitalières. Cela ajoute une difficulté supplémentaire pour l’accès aux soins, encore entravé par la création des groupements hospitaliers de territoires (GHT), que Mme Buzyn approuve, alors qu’elle contribue à la désertification des services publics et augmente les effets négatifs d’un management de plus en plus pyramidal. Une des mesures faciles à mettre en place pour commencer à regagner la confiance des médecins hospitaliers serait de restaurer des contre-pouvoirs à l’hôpital en redonnant, par exemple, déjà du pouvoir décisionnel aux commissions médicales d’établissement qui ne sont plus que vaguement consultatives. Puisque notre ministre veut « redonner confiance aux équipes de l’hôpital et du sens à leur mission », qu’elle nous reçoive, nous avons beaucoup d’idées constructives à ce sujet !

Il faut battre en brèche toute l’argumentation autour de l’ambulatoire

Par Dr Christophe Prudhomme, Porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France, syndicaliste CGT. Non, Madame la ministre, ce n’est pas l’hôpital qui est en crise mais bien l’ensemble du système de santé. Les urgences sont à cet égard emblématiques de la dégradation de la situation. Elles offrent en miroir le constat d’une incapacité de la médecine de ville à répondre aux besoins des patients qui se rendent par défaut aux urgences après avoir cherché vainement un médecin disponible et un hôpital, qui manque de lits. Cette situation est le résultat d’une politique organisée depuis trente ans, de la dégradation de notre système de protection sociale et de santé pour promouvoir les solutions marchandes déjà largement à l’œuvre dans le secteur de ce que certains appellent la « silver economy » ou « l’or gris », à savoir le marché de la perte d’autonomie. Pour bien comprendre la situation, il faut savoir que notre système est hybride avec le maintien d’une médecine libérale qui s’appuie sur la liberté d’installation et la rémunération à l’acte, un secteur d’hospitalisation privé à but lucratif très puissant (un tiers de l’activité) et une Sécurité sociale incomplète, maintenant un marché très inégalitaire d’assurances complémentaires.

Des changements sont donc nécessaires, encore faut-il savoir définir les objectifs poursuivis. Les valeurs sur lesquelles doit s’appuyer un système de protection sociale de progrès sont d’une part le service public, d’autre part la solidarité.

Très concrètement, cela signifie de faire évoluer le cœur du service public qu’est l’hôpital en développant des centres de santé qui lui seraient rattachés et qui fonctionneraient avec du personnel salarié sous statut de la fonction publique. Cette proposition est moderne et répond largement aux aspirations des jeunes médecins qui souhaitent très largement un exercice salarié dans des structures collectives pluriprofessionnelles. Cette solution est réaliste et porteuse d’avenir car elle permet de régler trois problèmes dont souffrent aujourd’hui les patients : une juste répartition des médecins sur le territoire, le tiers payant intégral et la fin des dépassements d’honoraires.

En ce qui concerne la structuration des hôpitaux, des changements profonds sont aussi nécessaires. Il faut battre en brèche toute l’argumentation autour de l’ambulatoire. En effet, si les nouvelles techniques chirurgicales permettent de limiter les durées d’hospitalisation, cela ne concerne qu’une petite partie de l’activité médicale pour des patients qui doivent être sélectionnés sur des critères médicaux et surtout – ce qui est souvent oublié par une partie des médecins obnubilés par la technique – prenant en compte leurs conditions sociales et psychologiques. Le véritable problème aujourd’hui de l’hôpital est sa structuration en services par spécialités qui ne correspond plus aux nouveaux besoins qui sont ceux de patients de plus de 50 ans atteints de maladies chroniques. L’objectif a changé : il ne s’agit plus d’obtenir une guérison mais d’obtenir le maintien du meilleur état de santé le plus longtemps possible. Il est donc nécessaire de développer des services de médecine polyvalente où les spécialistes seront des intervenants coordonnés par un médecin « généraliste » hospitalier.

Enfin, ce qui est inadmissible aujourd’hui est de fermer des services et des hôpitaux par manque de médecins. Il est urgent de supprimer le numerus clausus, de former plus de médecins généralistes que de spécialistes, de concentrer les médecins sur leur métier en les libérant de tâches administratives et d’organiser une meilleure répartition des tâches entre les différents métiers de la santé.

Alors, chiche Madame la ministre, votre constat exige de changer de système, mais, pour cela, il va falloir bousculer des lobbies et en finir avec un certain nombre d’archaïsmes.

Les soignants n’accepteront pas d’entrer dans la logique du marché

Par Nicole Smolski, Présidente du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi.Pour la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la logique de la rentabilité à l’hôpital est arrivée à son terme, l’hôpital n’est pas une entreprise, même s’il doit faire attention à ses budgets, il ne doit pas se concentrer sur des activités rentables, ce qui lui a fait perdre le sens de sa mission et a rendu malheureuses les équipes. L’hôpital doit se recentrer sur la médecine de recours, renforcer sa capacité à accueillir tout le monde, et les solutions budgétaires vont passer par la pertinence des soins (20 à 30 % d’actes inutiles) et la restructuration, avec une meilleure articulation ville-hôpital. Diagnostic intéressant pour une ministre, mais qui, hélas, ressemble trop aux élans ­lyriques de la ministre précédente en début de mandat, élans qui ont tant déçu les hospitaliers que plus grand monde n’a confiance dans ce genre de discours politique. Effectivement, après vingt ans de réformes qui ont épuisé l’hôpital et ses acteurs, le diagnostic ne peut qu’être partagé : l’hôpital est exsangue, ses acteurs sont épuisés et désabusés, ils ont perdu toute confiance en leur institution, qui a perdu la part d’humanité qui en devrait être le socle.

Comme tout service public, le dogme néolibéral a obligé les hôpitaux à revoir leurs fondements, à devenir rentables et à augmenter leur activité coûte que coûte : un mode de tarification qui valorise artificiellement certaines activités devenues rentables (quitte à baisser les tarifs ensuite), marginalisant les autres. Un management devenu autoritaire et élitiste, les interlocuteurs des directions étant choisis par elles seules, en fonction de critères qui sont plus les capacités à obéir qu’à dynamiser des équipes ou à leur donner confiance, notamment les médecins désignés chefs de pôle. L’élaboration de cette caste médicale, courroie de transmission de la gouvernance, a conduit à un fossé entre les gestionnaires et les professionnels de terrain, les gestionnaires dits médicaux ayant souvent perdu toute réflexion dite médicale, pour endosser la doxa de la rentabilité, même au prix de la dégradation des soins en raison de compressions de personnel affichées, ou cachées grâce à des réorganisations ou restructurations. Chaque année, on nous demande d’augmenter l’activité de 2, 3 ou 5 %, tout en diminuant les effectifs !

Alors, d’accord avec la ministre, on est au bout d’un système. Alors que la santé est devenue pour les Français le deuxième sujet de préoccupation après l’emploi, comment l’hôpital pourra-t-il faire face à cette exigence ? Avec le vieillissement de la population, les nouveaux traitements devenus de plus en plus chers, les inégalités de santé constatées objectivement, comment un hôpital ayant perdu confiance pourra-t-il relever le défi ?

La réponse de certains « managers » est que seule la sortie du carcan des services publics et des statuts permettra de prendre enfin le virage nécessaire de l’hôpital : espérons que ce n’est pas ce que dit la ministre en filigrane. Qui peut penser que les soignants accepteront de mettre sous le coude leurs aspirations à un juste soin pour tous, et entrer dans la logique du marché avec embauche sous contrats, avec individualisation des salaires en fonction de leur rentabilité, en contradiction avec leurs aspirations éthiques ? Et finalement, qui gouverne : les ministres ou leurs conseillers qui transcendent les courants politiques et les ministres, car, de Roselyne Bachelot à Marisol Touraine, est-ce que la politique envers l’hôpital a changé ?

Pour prendre soin des Français, prenons soin de notre système de santé

Par Frédéric Valletoux, Président de la Fédération hospitalière de France. La Fédération hospitalière de France (FHF) porte la voix des 1 000 hôpitaux publics de France, dans toute leur diversité, du centre hospitalier universitaire (CHU) à l’hôpital de proximité. La communauté hospitalière est fière des valeurs du service public, celle de la permanence dans l’accueil, celle des soins pour tous, sans discrimination ni financière ni géographique, celle, enfin, d’une qualité plébiscitée, encore aujourd’hui, par l’immense majorité des Français. Nos hôpitaux, de tout temps, ont incarné l’innovation et l’excellence, comme l’attention à tous et la proximité. Aujourd’hui, ces valeurs, issues du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) de 1944, constituent plus que jamais une des bases du contrat social qui fonde notre République ; aujourd’hui, cependant, elles pourraient être remises en question. Faisant écho aux récents propos (Libération du 12 décembre 2017) de la ministre des Solidarités et de la Santé, nous pensons que ce « système est à bout de souffle ».

C’est en effet tout le système de santé, et non seulement l’hôpital, qui doit être refondé : aux déserts médicaux se conjuguent des dépassements d’honoraires, inaccessibles au plus grand nombre. À la lutte nécessaire contre les actes inutiles se substitue une régulation financière, certes nécessaire, mais inégalitaire, qui, sans l’engagement des professionnels de santé, aurait déjà pesé sur la qualité des soins dus aux patients.

Cette année, au fil des baisses de tarifs, des mesures de toutes sortes non financées, l’hôpital public connaîtra sans nul doute un déficit record de 1,5 milliard d’euros. En 2018, au titre du budget de la Sécurité sociale récemment voté, ce seront encore 1,6 milliard d’euros d’économies qui lui seront demandées.

La FHF considère qu’aujourd’hui une « ligne rouge » est dépassée. Elle dénonce « une politique du rabot » en lieu et place de réformes trop longtemps différées, et une régulation injuste, qui ne fait que constater la dérive des enveloppes de la médecine de ville, pour les compenser par des prélèvements sur les établissements de santé. La FHF appelle à la raison les pouvoirs publics : les Français savent que l’hôpital demeure un recours irremplaçable dans les crises sanitaires et un rempart social dans la crise économique.

C’est pourquoi la FHF propose une refondation du système de santé. Cette refondation devra être basée sur un principe de responsabilité, à rebours d’une approche jacobine et bureaucratique de la gouvernance en santé :

– une responsabilité « populationnelle » de tous les acteurs d’un territoire pour améliorer l’état de santé de ses habitants ;

– une responsabilité à l’égard des missions : tous les acteurs financés par de l’argent public doivent contribuer à l’ensemble des missions de service public ;

– une responsabilité à l’égard des patients, en s’engageant dans la lutte contre les actes inutiles et les prises en charge non pertinentes ;

– enfin, une responsabilité à l’égard des professionnels en leur garantissant les moyens nécessaires à leur exercice et en préservant leur qualité de vie au travail.

Cette refondation passe en outre par une approche transversale et décloisonnée. Engageons-nous radicalement dans les politiques de prévention en les finançant clairement. Privilégions une approche à partir des parcours de soins des patients, en acceptant, compte tenu des contraintes, une vraie gradation de l’offre hospitalière dans les territoires. Réformons les mécanismes de remboursement à l’acte ou au séjour, qui aggravent la concurrence entre établissements et professionnels, pour introduire des éléments de tarification au parcours. Promouvons l’innovation, l’expérimentation et l’investissement dans les nouvelles technologies.

Considérons enfin le système de santé, que beaucoup nous envient, non pas comme une contrainte, mais comme une chance pour la France. Faisons comprendre à nos gouvernants que, pour prendre soin des Français, il faut prendre soin de l’hôpital public.


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