Avocate des salariés depuis plus de trente ans, elle a combattu auprès des salariés de PSA, Continental, Moulinex, McDonald’s… Dans son dernier ouvrage Un monde à gagner, elle raconte ses luttes et ses procès, appelant à combattre la justice des puissants, accentuée par la réforme en cours du Code du travail.
Dans votre livre, vous écrivez que le droit n’est pas neutre, que « le droit n’est pas juste et équitable en soi ». Comment l’avez-vous construit en tant qu’outil politique ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Le droit est un instrument parmi d’autres pour mener la bagarre. Le droit est un instrument politique. C’est la conception politique que l’on en a qui fait du droit ce qu’il est. Le très grand juriste Gérard Lyon-Caen disait que « le droit est une technique réversible ». Le droit tel que nous le pratiquons ne ressemble pas au droit tel que le pratiquent les avocats d’employeurs. À travers le droit, nous poursuivons une finalité : plus de justice, plus d’égalité. Nous avons choisi notre camp, celui des travailleurs. Le droit dont nous nous servons, que nous tâchons de conforter, est les droits qui garantissent les travailleurs. C’est en cela que c’est un instrument politique. Au jour le jour, et dans chaque instant de la vie des personnes, des questions de droit se posent. Le droit, c’est l’organisation de la vie sociale. La manière dont on conçoit ce droit-là est un point de vue politique.
En complément du droit, des décisions de justice obtenues, le rituel est aussi important dans la profession. Comment l’utilisez-vous ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS La substance du droit, c’est l’outil. Mais il existe d’autres outils à travers la forme et les rituels utilisés dans notre profession. Une plaidoirie, c’est une forme de tribune. Je porte la parole de ceux qui sont là, je suis transparente. Je porte leur combat. Mais, par moments, notre plaidoirie est indifférente au tribunal, quelle que soit sa qualité. Je songe à l’affaire des 9 salariés de PSA Poissy. Le tribunal correctionnel de Versailles était indifférent à nos arguments. Parfois notre rationalité les dérangeait. Lorsque je réclamais des preuves sur certains points, je les agaçais profondément parce que, bien sûr, c’était impossible de les apporter. Dans ces cas-là, la plaidoirie a pour fonction autant de restituer la dignité de ceux qui sont traduits injustement en justice que de les défendre. Ce qui n’exclut pas la défense, qui doit être la plus sérieuse au monde. Par respect pour ceux que je défends et pour tenir en respect les adversaires. Il y a des juges qui méritent ce respect-là. Pas tous les magistrats : ce sont souvent des petits notables qui ont un manque de rigueur. Ce sont des gens qui sont en position de grand pouvoir et ça peut les perturber.
Parfois, comme en Martinique, le procès d’une syndicaliste peut être une tribune pour le mouvement social face à la volonté de répression patronale…
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Ghislaine Joachim-Arnaud est secrétaire générale de la CGT Martinique, l’un des acteurs principaux de la grève de 2009 (1). Elle a été un symbole de la grève, elle a mené les négociations, était en tête des manifestations. C’est un personnage important et très connu en Martinique. Une personnalité très forte, séduisante, intelligente et chaleureuse. Les békés (propriétaires terriens et descendants des premiers colons des Antilles) n’ont pas digéré la grève de 2009. Il leur fallait donner un coup à ceux qui avaient été reconnus comme les triomphateurs dans cette grève, les travailleurs. Ghislaine était une personne toute désignée. Invitée à une émission télévisée, elle avait dédicacé le livre d’or en créole, reprenant la phrase scandée tout au long de la grève : « La Martinique est à nous, pas à eux, une bande de békés profiteurs et voleurs, nous allons les foutre dehors. » Ghislaine Joachim-Arnaud a été poursuivie par une association de békés pour incitation à la haine raciale. Une arrière-petite-fille d’esclave était poursuivie en correctionnelle par les arrière-petits-enfants des esclavagistes pour incitation à la haine raciale : la situation ne manquait pas de piquant. Le parquet a suivi car ses intérêts étaient les mêmes. Les békés ne sont pas d’abord des Blancs, ce sont d’abord des possédants. Ce fut une magnifique audience. Nous sommes arrivés en cortège de 500 personnes en chantant « Martinik sé ta nou, sé pa ta yo » au son des djembés. C’était magnifique : le tribunal tremblait des chants. Fort-de-France ressemble à une ville coloniale avec de grands bâtiments de type administration coloniale dans une ville très pauvre. Et là, les pauvres investissaient le bâtiment. Le procès aussi était impressionnant, très cinématographique : une salle noire face à des juges blancs. Nous étions quatre avocats : un Guadeloupéen, deux Martiniquais et moi. La présidente était extrêmement méprisante et violente à l’égard de la salle. D’entrée de jeu, elle s’est adressée de manière condescendante à Ghislaine, qui est une grande femme très digne s’exprimant très bien. Assez vite, le rapport de forces verbal s’est inversé. Le tribunal est un lieu public. C’est là que le tribunal peut être l’occasion d’inverser les images, de donner la parole à ceux qu’on essaie de faire taire en permanence. Le procès, c’est tout un rituel. En s’appuyant dessus, on peut faire passer beaucoup de choses. Car ce rituel est fondé sur des notions qui ne sont pas fausses. C’est-à-dire qu’il y a l’équilibre des armes, « l’égalité des armes », dit la Cour européenne des droits de l’homme. Même si ce n’est pas le cas dans la réalité. Ce n’est pas malsain de s’appuyer sur ces rituels, de se les réapproprier, et ne pas les abandonner aux puissants.
Pourquoi la colère ouvrièreest-elle régulièrement réprimée, tandis que la violence patronale n’est jamais dénoncée ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS La colère ouvrière est réprimée même quand il n’y a rien à reprocher. La population est accusée de la violence qu’elle subit. C’est très impressionnant. Dès qu’un salarié dit un gros mot dans une entreprise, alors qu’on sait comment les chefs s’adressent aux salariés, on en fait tout un pataquès. Et les juges de s’ébahir… Je suis toujours exaspérée de les voir réagir comme ça : ils sont allés dans une usine ? Ils ont vu comment le chef parle aux ouvriers ? Quand on interdit à un ouvrier d’aller aux toilettes parce que ce n’est pas l’heure de la pause ? On a ajouté au fordisme le lean management. Le fordisme est déjà une horreur. C’est transformer les hommes en machines. C’est les Temps modernes de Chaplin. Mais le lean management est venu s’y ajouter. Quand je plaide sur les accords de compétitivité, on plaide comme exemple chez Renault l’usine de Sunderland en Grande-Bretagne, créée sous Thatcher dans la région au plus fort taux de chômage. Le rêve de Ghosn est que les usines françaises ressemblent à Sunderland. Mais, là-bas, la moyenne d’âge est de 28 ans car il y a un turnover considérable. Quand les ouvriers sont usés, ils s’en vont. Et on en prend d’autres. Chaque opération doit durer moins de 24 secondes. C’est calculé, inscrit. C’est la règle. Quand dans les usines françaises on produisait 60 voitures par salarié par an, on en produisait 118 à Sunderland.
Vous témoignez de l’accentuation des recours juridiques contre les salariés et les syndicalistes. Comment les avez-vous vu grossir ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS C’est concomitant à la montée du libéralisme. Quand l’État social se défait, l’État policier se conforte. Quand on met à bas les lois sociales, qu’on défait les services publics, qu’on donne des coups de serpe dans le maillage qui permet aux moins favorisés de s’en sortir et qui fait que la société est un peu moins cruelle, quand on défait tout cela, on provoque la révolte. Et donc il faut prévoir de pouvoir la mater. Je crois que les lois comme celle sur la sécurité intérieure, toutes ces lois qui renforcent le pouvoir de la police, vont dans le même sens. Dans le livre je fais un parallèle entre la défaisance du droit social et le renforcement d’un droit répressif. Il y a une logique à tout cela. Quand j’écrivais il m’est revenu en mémoire que la première fois que Renault a envoyé des syndicalistes au pénal, c’était à partir de 1986, quand la privatisation de la Régie avait été envisagée. Après une grève, les ouvriers ont fait une « descente au bureau » du chef pour demander des comptes. C’était une tradition ouvrière. La direction leur a reproché des violences, puisqu’on ne reproche jamais l’activité syndicale… Les « 10 de Renault » ont été licenciés, poursuivis et condamnés. La Cour de cassation a confirmé leur licenciement.
C’est aussi dans les années 1980 que la déconstruction du droit du travail a commencé…
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS La déconstruction du droit du travail ne date effectivement pas des ordonnances Macron. Depuis les années 1980 et les lois Auroux, sont apparus les accords dits dérogatoires. On a transformé la fonction des accords d’entreprise. Ceux-ci sont nés des accords de fin de conflit. Pour faire cesser la grève, on accorde des droits qu’on inscrit dans un accord, qui après fait la loi de l’entreprise. Les droits ont été acquis par la grève. Les accords d’entreprise étaient une institution solide. Jusqu’aux années 1980, les accords ne pouvaient qu’améliorer ou compléter la loi. Depuis les années 1980, la dérogation a commencé petitement. Maintenant, on est arrivé à une transformation. Avec les accords dits donnant-donnant, l’accord d’entreprise a été dénaturé. J’ai beaucoup plaidé contre les accords compétitivité Renault signés en 2013 et je plaide encore. Au prétexte du droit de l’emploi, avec ce gouvernement par la peur du chômage, on voit des salariés à qui on retire des quantités de droits : gel des salaires, temps de travail allongé, retrait des pauses, et des conditions de travail beaucoup plus dures. Au nom de l’emploi, ces accords Renault dits « de maintien dans l’emploi » ont réalisé la prouesse de faire partir 9 000 personnes, de supprimer 9 000 postes. Et dans le même temps on voit monter l’intérim. Des chaînes entières sont tenues par des intérimaires. On transforme l’emploi. On ne le défend pas. On précarise. Car les employeurs embauchent quand le carnet de commandes est plein. On agite juste le chiffon rouge de l’emploi comme prétexte pour abaisser les droits des travailleurs. Avec la rupture conventionnelle collective, on va toujours plus loin. Ce que je trouve rigolo, c’est que, pendant ce temps-là en Allemagne, les travailleurs de la métallurgie se battent pour les 28 heures hebdomadaires ! Avec Macron, on assiste à une destruction sur tous les plans : sur le terrain collectif avec la perte de toutes les petites garanties en matière de licenciement collectif, et sur le plan individuel avec le moins de recours possible. Et la barémisation des prud’hommes : on sécurise les employeurs pour qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent. C’est comme dire à un voleur « quel que soit le vol que tu commets tu paieras 200 euros ». Du coup, vous pouvez voler 10 000 euros et ne risquer d’en payer que 200 ! C’est le prix de l’infraction !
Malgré les luttes qui continuent, des défaites, l’accroissement de la violence à l’égard de la classe ouvrière, vous dites « l’histoire n’est pas finie ». Pour vous, c’est l’heure d’agir ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Les gens qui se battaient à la fin du XIXe siècle avaient des conditions qui n’étaient pas meilleures qu’aujourd’hui. Ils se sont battus et ont construit quelque chose. Je pense que ça va revenir. Aujourd’hui, pour l’instant, les idées de droite ont gagné. Mais qu’ils se disent bien que ce n’est qu’un instant. Le moyen, c’est que les gens prennent conscience. C’est vieux comme le monde. Je suis très classique dans mon raisonnement. Je suis une vieille marxiste classique. Dès que les gens prennent conscience de leur force, ils gagnent. Ces temps derniers, ça m’a fait plaisir de voir la victoire de ces personnes qui nettoyaient les trains à la gare du Nord. Elles ont compris que, quand elles s’arrêtent toutes, le patron est bien désemparé. Ce sont les travailleurs qui font la richesse. Si les travailleurs s’arrêtent, l’entreprise ne vit plus. C’est bête comme chou.
Après s’être lancée dans le droit de la propriété intellectuelle, Marie-Laure Dufresne-Castets découvre le droit social, qui la passionne. L’avocate, qui a travaillé principalement avec la CGT, raconte ses batailles contre la montée du libéralisme, la sauvagerie « qui gagne chaque jour du terrain », la novlangue qui contamine l’opinion dans Un monde à gagner (Don Quichotte éditions, 283 pages, 18,90 euros).
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