Six semaines et des dénis
Jusqu’à la mi-janvier, c’était « sans commentaire ». Aucun responsable politique ne s’épanchait sur la contamination à la salmonelle du lait infantile de Lactalis et des 36 nourrissons malades… Et surtout pas la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Le 11 janvier, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, rentrait d’un voyage de trois jours en Chine avec Emmanuel Macron où il avait vanté l’excellence de l’agroalimentaire français pour y refourguer des produits.
Alors, forcément, ça faisait un peu désordre : six semaines après le début de la crise, 30 grandes surfaces, 44 pharmacies, 12 hôpitaux et 2 crèches continuaient à commercialiser des boîtes de lait retirées. Qui contrôle encore quoi ? Et qui est responsable ?
Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, tentait de remettre les pendules à l’heure : « L’État a dû se substituer à une entreprise défaillante. (…) Les distributeurs sont responsables de ce qu’ils commercialisent. » Pendant que Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture, jurait : « L’État n’a pas été défaillant. » Et Macron martelait : « La sécurité sanitaire est assurée en France. » Bref, un épiphénomène. Circulez, y a rien à voir !
En 2005, la Commission européenne a voulu réduire la pression sur les entreprises en développant les autocontrôles. «Les contrôles sont donc devenus de second niveau : on contrôle ceux des profession n el s », expl ique Jo ël le Lebrethon-Mary, représentante CGT Agri au ministère de l’Agriculture. Concrètement : des montagnes de documents à éplucher pour trouver les non-conformités… Autre difficulté : ces contrôles ne sont plus jamais inopinés. « Nous avons désormais l’obligation de prévenir les entreprises. »
Ce qui fait dire à la syndicaliste : « Les politiques publiques de l’agriculture sont plus axées sur la protection économique des industriels que sur celle du consommateur. Depuis des années, on entend dire que la pression des contrôles est trop forte, qu’on les empêche de travailler. » Bilan : les effectifs des contrôleurs du ministère ont diminué de plus de 1 000 postes. Alors, les services « priorisent » selon les effectifs : les abattoirs, plus à risques, où les contrôles sont continus, et beaucoup moins les usines agroalimentaires.
Quant à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), « les gendarmes économiques », c’est la même logique. « Nous ne sommes plus en mesure de contrôler efficacement les entreprises », explique Brigitte Bidault, secrétaire générale du syndicat CGT de la DGCCRF. En cause : les réorganisations des années Sarkozy et les coupes claires dans les effectifs : de 4 000 dans les années 1990 à 2 700 en 2017. « C’est l’équivalent de plusieurs directions départementales.» A cela s’ajoutent 39 recrutements non effectués en 2017. « Plusieurs rapports officiels ont relevé ces dysfonctionnements. L’un d’entre eux souligne que les administrations de contrôle ont atteint un niveau critique, mettant en question leur capacité d’intervention dans des situations de crise», continue-t-elle.
«Les contrôles ne sont plus inopinés. Il y a obligation à prévenir les entreprises», dénonce une cégétiste.
En attendant, le gouvernement supprime 45 postes à la DGCCRF en 2018. Autre piste inquiétante : le « droit à l’erreur » pour les entreprises, selon le principe « faute avouée, faute à moitié pardonnée ». Ou comment elles ont le droit de se tromper…
Les parents des nourrissons, eux, exigent des réponses, ils ont créé une association. Pour Quentin Guillemain, son président, il y a beaucoup plus de victimes que les « 35 recensées » par les autorités. Il compte au moins 60 bébés hospitalisés et 200 malades. Ils réclament la justice, et pas les chèques promis par Lactalis. Surtout, ils demandent : « Que fera l’État pour qu’une crise comme celle-ci ne se renouvelle pas ? » Car, si rien ne change, tout est réuni pour qu’il y ait d’autres scandales.
Que s’est-il passé chez Lactalis ?
Tout est parti de l’usine de Craon (Mayenne) . Dans cette laiterie, la seule du groupe qui fait de la poudre de lait, la production est à l’arrêt depuis le 8 décembre 2017. Aucun salarié ne voulait parler. « On n’a eu aucune information en interne », lâchait un cadre. Seul un communiqué de la direction qui « expliquait que ce n’était pas de sa faute, que le sol était sale. En creux, Lactalis disait : c’est de la faute des salariés », raconte Julien Huck, secrétaire général de la Fédération nationale de l’agroalimentaire (Fnaf) CGT.
Lactalis avait bien trouvé des « traces de salmonelle » lors de ses autocontrôles en août et novembre 2017 : sur le sol, sur un balai… La firme n’a pas prévenu les autorités. Emmanuel Besnier, le PDG « invisible », qui a fini par sortir de son silence dans un entretien au « Journal du dimanche » le 14 janvier, se retranche derrière la législation : les entreprises ne doivent prévenir les autorités que si « les produits sont touchés »…
Pourtant, l’usine de Craon, alors Celia, avait déjà eu des contaminations à la salmonelle en 2005 : 141 nourrissons avaient été touchés. Selon le centre national de référence de l’Institut Pasteur à Paris, questionné par « la Revue de l’industrie agroalimentaire » : « La salmonelle de 2017 dérive de celle de 2005. » Le rapport de l’Institut de veille sanitaire, à la suite de cette contamination, révélait que à l’époque, « tous les autocontrôles réalisés en routine par l’entreprise étaient négatifs » (1)… Il recommandait donc d’aller au-delà des contrôles légaux, en doublant le nombre d’échantillons tests. Lactalis l’a-t-il fait ? Selon l’Institut Pasteur, des travaux auraient réactivé et disséminé la bactérie dans la tour de séchage puis dans les produits.
L’incroyable culot du PDG
Le groupe a-t-il sciemment minoré les alertes pour continuer la production ? Sur France 3, un ex-salarié de Craon (2) a dénoncé des « conditions d’hygiène déplorables ». « L’hygiène était négligée au profit de la production. » À la Fnaf CGT, Julien Huck souligne aussi les « ravages des méthodes de management, le lean (une façon de dégraisser inspirée de Toyota), dans ces usines ». « Il y avait des équipes dédiées au nettoyage des machines. Or depuis cinq ans, les salariés en fin de poste le réalisent eux-mêmes. Le nettoyage nécessaire n’est plus réalisé. » Un spécialiste du secteur industriel confie : « J’ai l’impression qu’ils ont pris les alertes à la légère et se sont dit : on va régler le problème en interne et serrer les fesses en espérant qu’il n’y aura pas de dégâts. » Ce ne serait pas le seul industriel à jouer à ce jeu. En 2015, la Cooperl, leader de la filière porcine, a été condamnée pour avoir falsifié ses analyses afin d’écouler 2 000 tonnes de viande contaminée par la salmonelle.
Mais Emmanuel Besnier nie tout. « L’intérêt économique n’est pas un critère pour nous », a-t-il osé. Le géant laitier devenu leader à coups d’acquisitions a pourtant une solide culture de l’opacité : sur ses comptes qu’il ne publie pas, sur les contrats qui le lient aux producteurs, sur sa structure via une holding en Belgique qui a pour objet de « détenir des participations dans d’autres sociétés affiliées ». À l’été 2016, on découvrait une firme qui n’hésitait pas à étrangler les producteurs de lait (15 000 en France) avec des prix d’achat très bas.
Les archives des tribunaux, elles, regorgent de dossiers où « l’intérêt économique » a été privilégié par Lactalis. En 2000, le groupe, alors Besnier, a été condamné pour « fraude », il coupait son lait avec de l’eau. En 2008, sa marque Galbani est accusée de refourguer des fromages périmés et d’avoir ainsi encaissé 10 millions d’euros de bénef. En 2012, « le Canard enchaîné » révèle que Lactalis a fait passer du lait stérilisé UHT pour du frais pasteurisé, bien plus cher. Enfin, en 2015, la société a écopé d’une amende de 56 millions d’euros pour « le cartel du yaourt », une entente illicite sur les prix.
« Ils ont pris les alertes à la légère en se disant: on va régler le problème en interne et serrer les fesses. » Un professionnel
Quels contrôles ?
Lactalis s’ajoute à une longue liste de scandales. À chaque fois, des produits interdits ou dangereux se retrouvent dans l’assiette du consommateur. Il faut dire que l’industrie agroalimentaire est sans garde-fous. « En vingt ans, j’ai eu 5 contrôles des fraudes, et pourtant, des choses pas nettes, j’en ai fait passer. À force de tirer sur les prix, la qualité baisse », nous confiait un ancien cadre de l’industrie (l’« HD » n° 501).
LE SCANDALE EN DATE
2005. 141 nourrissons malades après avoir consommé du lait infantile contaminé à la salmonelle sorti de l’usine de Craon.
1er décembre 2017. Lactalis est alerté par les autorités. 20 bébés ont été hospitalisés pour salmonellose.
2 décembre. La direction générale de la santé procède au retrait de 12 lots.
8 décembre. L’usine de Craon est arrêtée sur décision du préfet.
10 décembre. Après 5 nouvelles contaminations, le gouvernement publie une liste de 600 laits interdits.
21 décembre. 720 lots sont rappelés.
22 décembre. Une enquête préliminaire est ouverte pour « mise en danger de la vie d’autrui », « blessures involontaires » et « tromperie aggravée » par le « danger pour la santé humaine ».
5 janvier 2018. Dépôt collectif de plaintes de l’association des familles victimes du lait contaminé.
10 janvier. Des distributeurs reconnaissent avoir continué à commercialiser des boîtes retirées.
13 janvier. Rappel de toute la production de Craon, soit 12 millions de boîtes dans 83 pays…
LACTALIS, TOUTES LES MARQUES D’UN EMPIRE DE 17,3 MILLIARDS D’EUROS
C’est la contamination de lait infantile par des salmonelles qui a déclenché le scandale. Mais Lactalis est un empire de l’agroalimentaire qui vend bien d’autres produits que du lait en poudre. Le groupe, qui reste la propriété de la famille du fondateur en 1933, André Besnier, est le principal concurrent des autres géants que sont Nestlé et Danone, et se présente même sur son site Internet comme le premier groupe laitier et fromager mondial. Ses produits se vendent dans 160 pays et son chiffre d’affaires s’élève à 17,3 milliards d’euros annuels. Il emploierait 75 000 salariés sur 230 unités industrielles réparties dans 43 pays. En tant que producteur laitier et fromager, Lactalis tire 36 % de son chiffre d’affaires en vendant des fromages : ceux des marques Président, Bridel, Lanquetot, Lepetit, Société dont le Roquefort , Galbani, mais aussi Bel (Babybel, Vache qui rit, Boursin, Kiri…). Lactalis est également propriétaire de la marque de lait Lactel. Il commercialise également avec le groupe Nestlé les yaourts La Laitière, Sveltesse, Yoko… Sous les marques Président, Bridel et Galbani, Lactalis vend également du beurre et des crèmes pour 11 % de son chiffre d’affaires. Mais d’autres marques peuvent cacher du Lactalis. Notamment celles des distributeurs. On compte ainsi des produits Casino, Carrefour, Système U, Auchan, Lidl… Les laits 1er et 2e âges de marque Carrefour ont ainsi été retirés de la vente.
SALMONELLE : QUI ES-TU ?
Dans les poudres de laits fabriqués chez Lactalis : la Salmonella enterica sérotype Agona. C’est l’une des 2 000 sortes de salmonelle recensées dans le monde. Sa présence accrue dans l’environnement lui permet de se diffuser très rapidement. La bactérie évolue dans l’eau, le sol et le système intestinal des animaux et des humains. Si le froid ralentit son développement, il ne la tue pas. La chaleur, par contre, si. La transmission à l’homme se fait le plus souvent par l’ingestion d’aliments contaminés. C’est l’une des bactéries alimentaires les plus meurtrières, selon un rapport de Santé publique France examinant la période 2008-2013. Première cause de décès (67 cas) et deuxième d’hospitalisation (4 106) pour intoxication alimentaire.
(1) «Épidémie de salmonellose à Salmonella enterica sérotype Agona chez des nourrissons liée à la consommation de poudres de lait infantile », France, janvier-mai 2005. (2) Le 13 janvier.
LES PRINCIPALES AFFAIRES CHOC DE CES TRENTE DERNIÈRES ANNÉES
- 2013. Affaire de la viande de cheval, qui était vendue comme étant du boeuf dans des produits alimentaires transformés.
- 2011. 48 personnes meurent intoxiquées en Allemagne par la bactérie E. coli. On dénombre 13 cas de contamination en France.
- 1999. Des millions de canettes de Coca-Cola sont retirées de la vente en Europe. La qualité du gaz carbonique fabriqué en Belgique est en cause.
- La même année, le scandale du poulet à la dioxine coûte 650 millions d’euros aux élevages industriels belges.
- 1990. 160 millions de bouteilles de Perrier contaminées au benzène, un cancérogène, sont retirées de la vente dans le monde.
- 1986. L’encéphalopathie spongiforme bovine fait son apparition au Royaume-Uni en novembre. Ce qui conduira, dans les années 1990, à la crise de la vache folle.