Faut-il reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle ?

Entretiens croisés réalisés par Nicolas Dutent

Photo : Getty Images

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Table ronde avec Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherches émérite au CNRS, Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet Technologia et Philippe Zawieja, chercheur associé à l’université de Sherbrooke (Québec).

Rappel des faits. Une proposition de loi, à l’initiative de la France insoumise, a été rejetée et à peine examinée. Sujet débattu depuis quarante ans, l’état d’épuisement professionnel n’est toujours pas considéré comme une maladie.

Une proposition de loi visant la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle vient d’être à nouveau rejetée. On parle d’un phénomène qui, selon une estimation admise par l’Inserm, la Sécurité sociale ainsi que l’Académie nationale de médecine, concernerait 400 000 cas réels. Comment analysez-vous ce rejet ?

Paris - Le 15 novembre 2010 - DANIELLE LINHARDT - - Débat entre Bernard Friot, economiste, sociologue et professeur emérite à l'université Paris Nanterre, et Danielle Linhardt sociologue du travail Dr recherche au CNRS - Photo Patrick NussbaumDanièle Linhart Nombre de cas de burn-out qu’on est amenés à connaître remettent en question le retour à leur travail des personnes concernées (notamment celles qui sont salariées). Le plus souvent, il ne leur suffit pas de « se reposer » quelques semaines, quelques mois, parfois même quelques années pour être en mesure de reprendre sereinement le chemin de leur bureau ou de leur atelier. Elles font part du profond malaise qui peut les envahir aussitôt qu’elles approchent de leur lieu de travail. Pour une bonne raison : le burn-out n’est pas qu’un épuisement professionnel dans le sens d’une immense fatigue, il est aussi un effondrement personnel lié au sentiment d’une remise en cause profonde de soi, de sa propre valeur. C’est l’estime de soi, la confiance en soi, qui est altérée pour des raisons liées aux conditions mêmes d’exercice de l’activité professionnelle. Cela pose donc un double problème : celui d’admettre qu’un environnement de travail puisse être à ce point dévastateur pour des personnes qui ne souffrent pas d’une fragilité, d’une vulnérabilité particulièrement fortes ; celui de la nécessité d’ « exfiltrer » ces personnes du milieu de travail qui les a traumatisées pour leur restituer la possibilité d’un travail « normal ».

Jean-Claude Delgenes, délégué général du cabinet d’expert Technologia credit : D.R.(libre de droit)Jean-Claude Delgènes La situation est en effet sérieuse. Un seul chiffre pour illustrer la dégradation actuelle des situations de travail : les indemnités journalières pour cause d’absentéisme versées par l’assurance-maladie atteignent désormais 14 milliards d’euros ; elles se situaient, il y a quelques années, à 11 milliards, une dérive de 30 % qui devient insoutenable pour les comptes de la Sécurité sociale. Une dérive qui se poursuit et qui menace les grands équilibres, y compris ceux de la prévoyance et de la santé. Cette évolution résulte en grande partie du stress chronique élevé et durable que vivent un grand nombre de salariés et d’agents de la fonction publique en raison de la densification de leurs activités. Densification qui s’accompagne souvent d’une réelle perte de sens et d’un recul du plaisir au travail. La montée des tensions résulte aussi de l’hyperconnectivité. La toute-puissance du travail grignote toutes les autres sphères de la vie sociale. C’est désormais la règle du « toujours plus » et « tout le temps ». Les salaries fragilisés dans un monde de plus en plus instable et précaire tentent alors parfois de se protéger par un activisme débridé qui démontre à ceux qui les évaluent leur capacité sacrificielle…

Philippe Zawieja fourni par luiPhilippe Zawieja Ces chiffres me semblent largement surestimés. L’Académie nationale de médecine en mentionne deux, sans doute plus proches de la réalité : d’une part, en extrapolant une étude gouvernementale belge, la France compterait 100 000 personnes en burn-out ; d’autre part, une étude statistique de l’Institut de veille sanitaire estime, elle, à 30 000 le nombre de personnes en burn-out en France, en 2015, soit 7 % des 480 000 salariés présentant une détresse psychologique liée au travail. La confusion sur les chiffres vient sans doute de là : la détresse psychologique est l’état affectif de la personne, dont le burn-out n’est que l’une des très nombreuses causes possibles. On confond donc le symptôme et l’ensemble du processus sous-jacent. Avec une telle démarche, on traiterait de la même façon toutes les fièvres, sans tenir compte de leur origine – bactérienne, virale ou parasitaire… Or, c’est cette erreur qu’on commet en faisant du burn-out la cause unique de la détresse psychologique. Pour poser un diagnostic le moins faux possible, il faut tenir compte de tous les autres signes cliniques et de leur agencement les uns avec les autres : c’est tout l’art du médecin et du psychologue. Les symptômes qu’on attribue au burn-out sont trop nombreux (plus de 130 !), sans qu’aucun ne soit absolument spécifique, ni stable. Reste que, au final, les gens éprouvent de la souffrance, et on peut comprendre que les « tergiversations » médicales et politiques leur donnent une impression d’injustice. Sauf que les décisions de santé publique se prennent dans l’intérêt général, en se fondant sur la science et en essayant de ne pas céder à la pression de l’émotion, aussi légitime soit-elle…

Pourquoi la reconnaissance d’une souffrance si répandue est-elle si laborieuse ? Qui freine ? Quels sont les obstacles identifiés ?

Danièle Linhart Il n’est pas évident de comprendre que des personnes puissent accepter et supporter si longtemps des situations aussi délétères, qui mettent à mal leur santé mentale. On a tendance à chercher des failles personnelles qui rendraient compte d’une incapacité à faire front et à gérer les tensions. Il faut préciser ce qui crée le burn-out. Celui-ci provient, pour les salariés, d’un contexte spécifique particulier qui se caractérise, avant tout, par le lien de subordination qui les relie à leur hiérarchie et leur direction. Qui se caractérise, ensuite, par une gestion de plus en plus individualisée, psychologisante et exigeante, qui transforme leur travail en une véritable épreuve solitaire. Qui se caractérise, enfin, par un changement perpétuel qui rend leurs connaissances, leur savoir et leur expérience obsolètes. Soit plusieurs dimensions qui créent une configuration particulière où il s’agit pour les salariés de remplir des missions le plus souvent complexes qui requièrent un travail intensif, alors que leur expérience et leur savoir professionnels sont mis à mal par des restructurations permanentes qui bouleversent tous leurs repères. Ce n’est pas sans similitude avec les travaux de Sisyphe, qui devait pousser un énorme rocher jusqu’en haut de la falaise, tout en sachant qu’il retomberait et qu’il lui faudrait recommencer sans cesse. Les salariés s’épuisent à réélaborer en permanence une maîtrise cognitive du contenu de leur travail que viendra faire voler en éclats l’inévitable prochaine réorganisation. Ils sont ainsi plongés dans une précarisation subjective artificiellement créée qui ne laisse pas d’espoir en raison de ce lien de subordination qui les piège à toujours. Le burn-out est ainsi l’immense fatigue liée à un effort exigeant sans cesse disqualifié, mais aussi la perte de confiance en soi et le sentiment de dévalorisation de soi qui l’accompagne.

Jean-Claude Delgènes Ce rejet témoigne que le déni n’est pas encore totalement levé. On bute sur le fait que le syndrome d’épuisement professionnel n’est pas reconnu en tant que maladie dans le DSM-5, qui est le manuel de référence des troubles mentaux édité par l’Association américaine de psychiatrie. Une position conservatrice est donc d’expliquer qu’il n’est pas possible d’aller vers la création de nouveaux tableaux de maladies professionnelles sur le sujet. Pour ma part, je suis sensible à la proposition de bon sens du docteur Sebaoun, qui a animé, alors qu’il était encore député PS, une commission parlementaire sur le sujet. Il proposait, avec son collègue Yves Censi, député «Les Républicains», en l’absence de tableaux, de faciliter l’examen des dossiers de reconnaissance par la voie complémentaire au sein des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), qui statuent sur le lien de causalité entre une maladie et le travail. Ces commissions, pour l’instant, ont un rôle très malthusien, qui aggrave le mal. En Suède, chaque citoyen peut déposer librement, sans sélection à l’entrée, une demande de reconnaissance. Pour les victimes, la reconnaissance en maladie professionnelle est beaucoup plus protectrice. Les gens en épuisement professionnel sont considérés comme fragiles, alors qu’ils ont été le plus souvent fragilisés. La reconnaissance du caractère professionnel de la pathologie permettrait de clarifier les outils de statistiques et de connaissance. Nous ne devons pas opposer la prévention et la réparation, les deux démarches vont de pair… mais, par une prévention revue, on doit pouvoir limiter les conséquences et la réparation en aval.

Philippe Zawieja Si la communauté médicale est si réticente, c’est que, même avec ces réserves, le concept de burn-out pose lui-même de nombreux problèmes : il n’y a pas de consensus sur sa définition, ni sur la façon de le mesurer objectivement. À ce stade, les médecins disposent de concepts plus consensuels, avec des prises en charge médicamenteuses ou psychothérapiques reconnues : cela explique que le diagnostic posé est, beaucoup plus souvent, celui de dépression ou de trouble anxio-dépressif, voire de stress post-traumatique, qui sont, eux, des entités stables. Il existe aussi, ne le nions pas, des arguments financiers très forts. Une reconnaissance comme maladie professionnelle provoquerait un glissement du financement du régime général de la Sécurité sociale, financé par tous les assurés, vers la branche accidents du travail-maladies professionnelles, financée par les employeurs. Mais jeter l’opprobre sur le patronat serait encore un peu trop facile. Regardons ce qu’il en coûterait à l’État s’il devait payer pour la souffrance psychologique qu’il engendre chez les fonctionnaires ou les vacataires des trois fonctions publiques ! Croyez-vous vraiment que, depuis trente ans, le contexte soit à cet accroissement important de la dépense publique ?

Quelles mesures seraient efficaces pour réduire ce que l’Organisation mondiale de la santé identifie comme le premier risque pour la santé des travailleurs ?

Danièle Linhart Il semble évident que le lien de subordination, qui s’impose, dans le cadre de la modernisation, de façon de plus en plus personnalisée, est un des fondements principaux de la vulnérabilité des salariés. II débouche sur l’absence d’échappatoire à cette situation de surchauffe permanente où tout change tout le temps et où les travailleurs sont ravalés au rang d’apprentis à vie. Le lien de subordination est une dimension archaïque de la mise au travail qui empêche toute transformation positive de l’organisation du travail et évolution prometteuse du salariat. Revendiquer son éradication permettrait d’inventer un salariat où les droits, les garanties et protections (nécessaires lorsque les individus s’engagent dans un travail) garantiraient l’invention de modalités de travail plus efficaces économiquement et socialement grâce à la mobilisation et au respect de l’intelligence et de l’expérience individuelles et collectives.

Jean-Claude Delgènes Il y a tant à faire ! Tout d’abord, trouver un sponsor éclairé au sein des sphères dirigeantes pour assumer un véritable plan de protection de la santé des salaires ou agents sur le moyen/long terme. Il faut cesser avec « le stop and go » d’actions sporadiques de prévention, qu’on retrouve dans une bonne proportion d’entreprises, et qui ne débouchent que sur l’entropie, le gaspillage et la démoralisation des RH et des élus du personnel. Les dirigeants trouveront des gains de productivité énormes s’ils s’engagent sur un plan triennal au minimum. La qualité de vie au travail favorise l’épanouissement des êtres humain au travail et, par là même, permet de réduire les externalités négatives comme l’accidentologie, l’absentéisme, etc. Il existe désormais des outils numériques, comme le logiciel Iris de Technologia, employé dans plus de 300 entreprises, qui permettent de suivre dans le temps les actions en vue de produire de la santé dans les organisations du travail. Un nouveau deal pourrait être initié par le gouvernement, en accord avec le conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) : conditionner le versement du Cice à un réel programme d’amélioration de la qualité de vie au travail. La reconnaissance au titre des maladies professionnelles des pathologies psychiques principalement liées au travail serait très incitative, car elle transférerait une grande partie des coûts « socialisés » par le régime général de l’assurance-maladie à la branche ATMP, financée par les employeurs. Par ailleurs, la reconnaissance en maladie professionnelle avec un seuil de 10 % à l’instruction éviterait les abus. C’est un compromis tout à fait acceptable pour toutes les parties. Comme la commission le proposait, on pourrait aussi lancer une expérimentation à ce sujet.

Philippe Zawieja La première mesure serait peut-être d’arrêter de marteler aux salariés que leur boulot les détruit ! C’est parfois vrai, mais les accidents physiques sont mortels beaucoup plus souvent que la souffrance au travail. Sauf que, en répétant partout que le travail broie, on finit par convaincre les salariés qui ne souffrent pas que leur travail est un danger ; or la réaction normale face à un danger qu’on est contraint d’affronter, c’est le stress… Quelque part, le discours convenu sur les risques psychosociaux est probablement devenu le premier facteur de risques psychosociaux… C’est paradoxal. Arrêtons donc d’agiter les épouvantails, ce serait déjà un progrès ! Je ne crois pas non plus aux gadgets RH et à toutes ces mesurettes préconisées par les chief happiness officers, ou cette infantilisation permanente qui consiste à aller au-devant de toutes les difficultés potentielles rencontrées par les salariés dans leur vie, y compris personnelle. La réintroduction de la dimension humaine dans le management me semble l’urgence. Le champ des améliorations possibles est vaste et n’induit pas forcément des investissements monstres ou des augmentations de salaires généralisées : je crois que les gens sont suffisamment adultes pour comprendre que l’argent n’y est pas forcément pour quelque chose, et pour s’indigner quand, en revanche, le respect n’y est pas…

« Le Burnout a des conséquences sur les individus, mais aussi sur la société : ce sont plusieurs milliards d’euros payés par les assurés, vous et nous, et non par les responsables : les employeurs. » « La première cause de mal-être des salariés, c’est dans la tête. 3 millions de Français prennent des anxiolytiques. Et ça n’est reconnu nulle part : le tableau des maladies professionnelles est vide. »

Nicolas Dutent


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