Nutella: un laboratoire du malaise social

Photo : Damien Meyer/AFP

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Une tribune d’Olivia Bianchi, philosophe.

Certains faits anodins possèdent une valeur – ou, vu le contexte, une saveur – qui excède leur caractère anodin. Sans importance, ces faits ne nécessitent en principe aucun traitement urgent, un traitement d’appoint suffit, Dans la presse quotidienne, les faits anodins ne méritent pas d’être rapportés publiquement, ils intéressent peu et se distinguent des faits divers, par leur absence d’affect. Précisons l’étymologie du mot « anodin », il signifie « contre la douleur ». Les faits anodins, les histoires anodines possèdent donc une vertu comparable à celle d’une analgésie, ils ne blessent pas, ils apaisent, ce qui explique qu’ils trouvent rarement leur place dans des rubriques journalistiques à sensation. Mais qu’est-ce qui est anodin et qu’est-ce qui ne l’est pas?

Venons-en au fait et à son contenu. Qu’y à-t-il d’anodin dans le fait de se battre aujourd’hui dans des supermarchés de France pour se procurer des pots de Nutella en promotion? Rien. Si le produit en lui-même est anodin, n’importe quelle pâte à tartiner l’est, ne serait-ce que dans le geste répétitif qui garde quelque chose de l’enfance, entre la caresse et l’application d’une crème apaisante. Quant à sa composition, cette pâte ne l’est pas, anodine, se composant d’huile de palme. Outre cet aspect sanitaire ou écologique (la production d’huile de palme provoquant une forte déforestation), l’enjeu de ces rixes qui se sont multipliées relève d’un ailleurs sans exotisme, s’agissant de l’ici-et-maintenant de la pauvreté qui sévit dans les régions françaises et dans Paris. Il y a dans la future ville mondiale des jeux olympiques des scènes de violence qui datent d’un contexte historique d’un autre âge… Quiconque juge anodines ou anecdotiques ces scènes de violence, ou s’en amuse, frôle la monstruosité d’une forme de snobisme moral. Paris recèle de ces faisans dorés.

Les pauvres se tapent dessus et les ultra-riches gloussent en paix

Derrière ces faits de violence, il y a une vérité « en marche »! Une vérité qui se loge dans des faits apparemment mineurs, l’objet de la révolte étant lui-même mineur, tendance Pop art italien, si on s’évertue à l’accréditer de quelque vertu critique. De la pâte à tartiner! L’image porte à son comble l’étrangeté de la situation, son triste ridicule: un entartrage brutal qui ne s’effectue pas dans la tradition la plus burlesque, celle du peuple en direction de son prince, génialité de l’irrévérence française envers le puissant, mais un entartrage du peuple en direction du peuple! Les pauvres se tapent dessus et les ultra-riches gloussent en paix, ils ont compris que la plus haute autorité de France les aimait plus qu’il n’aimait ses propres ouailles de Versailles. Oui, les ultra-riches n’ont plus rien à craindre des frondeurs du poulailler, ces derniers ont développé le goût pour des pratiques de combats endogames qui raffolent les curieux.

Une économie de 3,09€ non négligeable pour de plus en plus de personnes qui ne vivent pas forcément sous le seuil de pauvreté

Que se passe-t-il ? Passé le temps de la divine ironie et de ses délices jouissifs, c’est au temps de l’indignation d’advenir. Car si toutes les scènes de violence physique appellent légitimement l’indignation, certaines la réclament davantage. On ne peut pas mettre sur le même plan une violence qui prive un ultra-riche de son bien et une violence qui prive les pauvres de leur dignité et de leur honneur. Car cette scène de violence ou d’émeutes dans les supermarchés, l’affaire « Nutella », pour utiliser une expression propre à celle des tribunaux, met en accusation des personnes en situation de fragilité économique qui se ruent vers un produit qui passe de 4, 50€ à 1, 41€. En devenant une risée publique, ils ont vendu leur âme pour un pot qui n’est plus le pot de terre, traditionnellement opposé au pot de fer, mais le pot de merde nourrissant ou plutôt rassasiant. Les pauvres restent fidèles à leurs injustes caricatures, affreux, sales et méchants, quand la République française ne l’est plus, fidèle, eu égard à ses valeurs… Une économie de 3,09€ non négligeable pour de plus en plus de personnes qui ne vivent pas forcément sous le seuil de pauvreté, mais qui risquent à tout moment d’y basculer, comme saisies par une attraction maligne dans les eaux glacées du matérialisme, à l’heure où des allocations baissent et où les prélèvements obligatoires de la CSG augmentent. Dans cette situation tragi-comique, les accusés sont aussi les victimes, quant au pot du délit, il n’a même pas la vertu du miel! A-t-on cependant le droit de sous-estimer l’état de mal-être et de tension permanent de ceux qui se sentent à ce point oubliés par la République, qu’ils se condamnent eux-mêmes à s’empoigner mutuellement, afin d’épargner à leurs enfants les borborygmes d’un ventre creux et les rires des voisins de classe?

S’il y a une leçon moralisante à retenir de cette fable urbaine, la voici: une société de plus en plus inégalitaire favorise une violence qui n’oppose pas une classe contre une autre, mais une violence à l’intérieur même d’une classe sociale donnée, celle des pauvres contre les pauvres, des misérables contre les misérables. Une théorie du ruissellement qui fonctionne à l’envers, l’accroissement de la pauvreté provoquant l’accroissement des comportements violents et incivils, souvent injustes quant à leurs directions, comme peut l’être la maladie, celle-ci « frappant des innocents, épargnant des coupables » ».

Mettre un frein à ces promotions qui affolent les petits portefeuilles, après avoir multiplié les cadeaux fiscaux aux gros portefeuilles

Oui, nous pourrions ouvrir à ce jour peu glorieux du 25 janvier 2018 le livre d’une chronique quotidienne de la pauvreté ordinaire qui contiendrait les incalculables faits soi-disants « anodins » qui témoignent de cette troublante logique dont nous entretenait déjà la philosophe Simone Weil: « Désir de voir autrui souffrir ce qu’on souffre, exactement. C’est pourquoi, sauf dans les périodes d’instabilité sociale, les rancunes des misérables se portent sur leurs pareils. C’est là un facteur de stabilité sociale ». Comment avoir pu négliger cette mécanique humaine selon laquelle l’exercice de la violence des pauvres ou des misérables sur leurs pareils, maintenait la structure de domination des tous-puissants! En promulguant des mesures économiques iniques, car fortement injustes envers la partie de la population la plus affaiblie économiquement, et en aspirant une partie de la classe moyenne dans cette logique de paupérisation terrifiante qui les conduits à développer la même mécanique instinctuelle, le pouvoir exécutif vise l’auto-exclusion des pauvres des grandes et des villes moyennes, et leur effacement progressif du paysage urbain, comme de vulgaires insectes pulvérisés par Monsanto.

Voilà de quoi satisfaire les gardiens des deniers de l’État qui peuvent espérer économiser quant à d’éventuelles études visant à estimer les risques d’un embrasement social dans le pays; une opération d’envergure de promotions de pots de Nutella et, pourquoi pas consorts, suffit dorénavant à évaluer le ras-le-bol (ou le « ras-le-pot ») des Français. Mais le gardien des gardiens de l’économie française qui est lui-même le fruit d’une promotion – de la place de cinquième des suffrages de son fief, il a obtenu la seconde du gouvernement – redoute tellement le retour du spectre révolutionnaire, qu’il désire mettre un frein à ces promotions qui affolent les petits portefeuilles, après avoir multiplié les cadeaux fiscaux aux gros portefeuilles.


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