Qu’est-ce qui est une rivière, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Derrière cette question se cache un enjeu majeur pour la qualité des eaux car la réglementation concernant l’épandage de pesticides en dépend. Alors que la carte officielle pourrait s’établir au rabais, les défenseurs de la nature se mobilisent sur le terrain. Reportage en Ariège.
- Ariège, reportage
« Alors, il y a de l’eau ? » Agrippé à un tronc de bouleau, Henri Delrieu se fraye un chemin à travers la broussaille. Pas à pas, il descend jusqu’à un petit courant, où l’attend, tout sourire, un de ses compagnons d’aventure. Accroupi dans l’eau glacée, il tient un galet poli sur lequel s’accroche un minuscule amas de gravillons. À l’intérieur de ce cocon, un petit insecte sommeille : une larve de phrygane. Henri Delrieu lâche un soupire de soulagement. « C’est bon, on a sauvé le ruisseau ! »
Car la larve de phrygane est une espèce aquatique reconnue, elle ne survit que dans les rivières. Or c’est exactement le but de nos chercheurs d’or bleu : prouver que les écoulements qui ruissellent dans le piémont ariégeois sont bien des cours d’eau et non pas des fossés ou des ravines.
- Des larves de phrygane accrochées au rocher.
Retraité et grand amoureux de la nature, Henri Delrieu est un des membres fondateurs de l’association Le Chabot, qui vise à protéger les rivières du département. Depuis deux ans, lui et sa femme arpentent plaines, collines et fonds de vallées, carte IGN à la main et bottes en caoutchouc aux pieds. Pas (seulement) par plaisir naturaliste, mais pour collecter et assembler les preuves. Car c’est une course contre la montre qui se joue, ici comme ailleurs.
Le gouvernement pousse en effet pour que soient cartographiées, département par département, l’ensemble de nos rivières. Les grandes, mais aussi, et surtout, les petites. Officiellement pour « mieux connaître les éléments du réseau hydrographique ». Officieusement, comme Reporterre l’avait montré, afin de soustraire une partie des cours d’eau à l’application de la loi et du droit de l’environnement… en les faisant disparaître de la carte.
Clairement désignés et reconnus comme cours d’eau
Pour comprendre ce qui se trame, il faut se rendre sur le site de la préfecture de l’Ariège, où se trouve une cartographie des cours d’eau, pour le moment évolutive. Sur cette carte, les écoulements en bleu ont été « validés » ; ceux en vert sont considérés comme fossés ou ravines. Ceux en rouge enfin, sont « indéterminés ». Donc « menacés », traduit Henri Delrieu.
Pour faire basculer les écoulements de rouge à bleu, et ainsi les faire entrer dans le cadre protecteur de la loi sur l’eau, il faut qu’ils soient clairement désignés et reconnus comme cours d’eau.
Au départ, lors du lancement de l’opération d’identification en 2016, seuls les cours d’eau les plus évidents étaient en bleu sur la carte : l’Ariège, la Lèze, l’Arize et leurs principaux affluents. Le reste — une myriade de rus, ruisselets, ruisseaux souvent située en amont des fleuves — se retrouve teinté d’un rouge inquiétant. D’après Le Chabot, près de la moitié de ce « chevelu » serait concerné. Des équipes se constituent, certaines réunissant des agriculteurs de la FDSEA locale, d’autres regroupant des militants écologistes. L’ambiance n’est pas au beau fixe entre les deux parties, et pour cause : ils ne sont pas d’accord sur la définition de ce qu’est un cours d’eau.
- Henri Delrieu.
Les premiers s’appuient sur les trois critères inscrits dans la loi sur la biodiversité : un lit naturel d’origine, l’alimentation par une source, un débit suffisant une majeure partie de l’année. Insuffisant rétorquent les seconds, qui égrainent les contre-exemples à ces trois règles d’or. « Certaines rivières proviennent d’une zone humide et non d’une source identifiable, d’autres sont à sec pendant six mois mais sont en eau juste au moment de la reproduction d’une espèce de batraciens, ou alors ont été asséchés par la présence d’un barrage », résume Henri Delrieu.
Pour contrer l’argumentaire du syndicat agricole, il se rend sur le terrain, au chevet de ces rus rouges. Ce jeudi de janvier, le sexagénaire nous emmène dans le massif de Plantaurel. Derrière les douces collines ourlées de forêts, les Pyrénées déploient leurs crêtes enneigées. Au creux de vallons bordés de prairies, nous retrouvons la trace de la « Rivière », petit nom du ruisselet indéterminé.
« On ne peut pas en si peu de temps et avec si peu de moyens assurer un travail exhaustif »
Accompagné d’une équipe de France nature environnement Midi-Pyrénées, Henri Delrieu a identifié sur une carte de l’Institut géographique national plusieurs points stratégiques : la confluence, où notre Rivière rejoint un autre ruisseau, la source, ainsi qu’un site intermédiaire. À chaque fois, il procède méticuleusement. D’abord, la « ripisylve », petit nom donné à la végétation particulière qui s’épanouit près des torrents.
- Henri Delrieu à la source de la Rivière.
Saules, aulnes, peupliers, frênes… une fois les arbres photographiés, vient le tour du sol. « Quand on a une rivière, même minuscule, le substrat est différent, explique-t-il. On n’a plus de terre mais des cailloux, du sable, des gravillons. » Puis il entre dans les flots et soulève précautionneusement des roches, en quête de vie. Les larves d’éphémères ou de phryganes, les batraciens et autres marins d’eau douce sont autant de signes indiscutables d’une biodiversité aquatique. Pour ne pas déranger les délicats habitants de ces ondes tranquilles, Henri Delrieu prend soin de remettre chaque caillou à sa place. Il n’emmène rien, photographie tout ; et consigne méticuleusement ses observations dans une fiche, envoyée, discutée et validée par des groupes de travail sous la houlette de la préfecture.
En une année, l’association Le Chabot a ainsi adressé plus de 120 fiches, « contre une quinzaine remplies par la FDSEA », précise, malicieux, Henri Delrieu. Un travail titanesque réalisé par une poignée de passionnés : pour chaque écoulement, il faut 3 à 4 heures de travail. Résultat, d’après le militant, seul un tiers des cours d’eau à enjeu ont été étudiés.
« C’est pourquoi on est contre le principe même de ce travail de cartographie, souligne Hervé Hourcade, juriste à France nature environnement Midi-Pyrénées. On ne peut pas en si peu de temps et avec si peu de moyens assurer un travail exhaustif. Il y a plusieurs milliers de cours d’eau par département ! »
« Nous ne pouvons pas laisser faire la profession agricole en adoptant la politique de la chaise vide »
Mais le jeu en vaut la chandelle pour Henri Delrieu. « Si on ne fait pas ce travail, personne ne le fera, et les services de la préfecture, débordés, adopteront une carte au rabais, estime-t-il. De nombreux ruisseaux seront déclassés, notamment en tête de bassin versant. » Ce « chevelu » se retrouverait alors à la merci de construction de retenues collinaires qui pourraient l’assécher, de travaux dommageables pour le biotope… mais surtout d’épandages phytosanitaires.
- Des escargots d’eau.
En 2013, l’Agence de l’eau du bassin Adour-Garonne, qui recouvre l’Ariège, estimait « que pour 70 % des masses d’eau superficielles du bassin risquant de ne pas atteindre le bon état chimique, nitrates et pesticides sont en cause. 38 % des masses d’eau souterraines n’atteindront pas le bon état en 2015 pour des problèmes de pesticides. »
« Toutes les gouttes d’eau de la Basse-Ariège contiennent des molécules de pesticides, et nous avons déjà régulièrement des problèmes de rus asséchés, prévient Henri Delrieu. Nous ne pouvons pas laisser faire la profession agricole en adoptant la politique de la chaise vide et venir ensuite constater les dégâts. »
D’autant plus que les choses se sont accélérées à l’été dernier avec la parution de l’arrêté préfectoral règlementant l’épandage de pesticides. Celui-ci fait explicitement référence à cette cartographie en cours, lui donnant une valeur juridique et un poids politique qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Face à ce « passage en force », l’association, avec le soutien de FNE Midi-Pyrénées, a décidé d’attaquer l’arrêté préfectoral.
« Nombre de cours d’eau sont déjà pollués, il est donc impératif de renforcer très significativement le cadre règlementaire, insiste Hervé Hourcade. Or, c’est l’inverse qui se produit avec cet arrêté : nous demandons donc qu’il soit partiellement annulé. »
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Lire aussi : La FNSEA veut faire disparaître les petits cours d’eau de nos cartes
Source : Lorène Lavocat pour Reporterre
Photos : © Lorène Lavocat/Reporterre
. chapô : Henri Delrieu.
Documents disponibles
La fiche de la Rivière.
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