Libéralisation du rail. Un petit tour du monde de ce qui déraille

Bruno Odent, Thomas Lemahieu et Lina Sankari

Train on the Landwasser Viaduct, Filisur, Splugen, Canton Graubunden, Switzerland Crédit: Cultura Creative/AFP

Train on the Landwasser Viaduct, Filisur, Splugen, Canton Graubunden, Switzerland Crédit: Cultura Creative/AFP

Pour les libéraux, tout va toujours mieux ailleurs qu’en France, où les services publics sont forts. Pourtant, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Japon, l’irruption du privé n’a pas répondu aux promesses proférées par ses zélateurs.

à chaque fois qu’il s’agit de privatiser, de libéraliser un marché détenu par un service public, de casser les droits des salariés, on retrouve la même rengaine. « La France est un pays d’irréductibles Gaulois incapables de prendre le train de la modernité. » « Il faut s’ouvrir. » « Chez nos voisins, cela fonctionne mieux. » Ainsi, la ministre des Transports, Élisabeth Borne, déclarait-elle mi-mars : « Nous voulons une entreprise plus unifiée et réactive, où les managers ont des capacités de décision. Le modèle allemand avec une structure mieux intégrée répond bien à cet objectif. »

Qu’en est-il vraiment ? La libéralisation a conduit à une catastrophe au Royaume-Uni, avec ses prix qui s’envolent et ses trains qui déraillent, au point qu’aujourd’hui, une majorité de Britanniques réclament une renationalisation du rail. Ce n’est pas le seul exemple problématique. En Allemagne, tout ne va pas bien dans le meilleur des mondes, entre accidents et blocages du réseau à Berlin. Au Japon, ce sont les petites lignes qui se trouvent sacrifiées. La Suisse, avec son modèle public, sauve l’honneur et, bizarrement, n’a pas l’heur d’être prise en exemple par les néolibéraux. Tour d’horizon de la libéralisation du rail dans ces pays aux « modèles » prétendument « efficaces ».

Allemagne Ne parlez pas du modèle Deutsche Bahn aux usagers

La réforme de la Deutsche Bahn (DB), réalisée en 1994 à la faveur de son absorption de la société publique des chemins de fer de l’ex-RDA, est présentée avec insistance par le gouvernement français comme un « modèle » pour la SNCF, fournissant opportunément, face au cauchemar britannique, la preuve qu’une « autre libéralisation est possible ». Cette promotion de la DB au rang d’exemple européen ferait pourtant rire jaune les usagers du rail allemand. Elle jure en effet avec leur expérience. Transformée en société par actions, la DB n’est certes pas passée comme prévu sous le contrôle de capitaux privés en 2008 pour cause de krach boursier. Elle s’est vu infliger néanmoins jusqu’à aujourd’hui un mode de gestion soumis à la rentabilité financière. Résultat : des dizaines de milliers d’emplois de cheminots supprimés, de fortes hausses des prix des billets, un manque d’investissements sur le réseau secondaire et une réduction drastique de la maintenance. De quoi augmenter sur tout le réseau le nombre d’accidents graves ou plonger la S-Bahn berlinoise (l’équivalent du RER) dans le chaos après des défauts repérés sur les freins et les axes des convois.

Japon depuis la privatisation, sous-traitance et lignes rurales abandonnées

Difficile visiblement de résister au charme discret des gants blancs des agents en gare japonais. En 2014, année de l’éclatement de la SNCF en trois établissements publics à caractère industriel et commercial, la direction est allée piocher des idées dans l’archipel, vantant une ponctualité à faire pâlir une horloge suisse. La réalité est moins idyllique. Privatisé en 1987, le réseau a été divisé en sept sociétés qui délaissent largement les zones rurales. La maintenance est souvent confiée à des sous-traitants dont les intérimaires ne possèdent pas la formation nécessaire. En 2005, le scandale éclate après le déraillement d’un train dans l’Ouest. 106 passagers sont tués, 562 autres blessés. Après de nombreux accidents liés au matériel désuet, la compagnie d’Hokkaido annonce en 2016 qu’elle abandonne l’exploitation d’une dizaine de lignes, laissant la population vieillissante au car. Premier ministre au moment de la privatisation, Yasuhiro Nakasone a depuis reconnu que l’un des buts de la privatisation était de briser la résistance historique des cheminots.

Royaume-Uni L’impasse de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits

Accidents spectaculaires provoqués par des opérations de maintenance défaillantes, sous-investissement chronique pour les rails et le matériel, retards et annulations, explosion des tarifs pour les usagers, morcellement du réseau national en une multitude de lignes régionales exploitées par une myriade de compagnies différentes. Vingt-cinq ans après la privatisation du chemin de fer au Royaume-Uni, le fiasco est total. « Aucun cheminot ou usager empruntant régulièrement le réseau britannique n’aurait l’audace de prendre notre système totalement cassé pour un modèle », appuie Manuel Cortes, le secrétaire général de l’une des fédérations syndicales du rail (TSSA), dans un message de solidarité adressé aux grévistes français. Les tarifs des billets ont augmenté de 32 % depuis le retour au pouvoir des conservateurs en 2010, pour un service unanimement reconnu comme parmi les plus pauvres d’Europe. Alors que le gouvernement de Theresa May continue de renflouer les caisses des compagnies privées qui sont défaillantes, il se refuse toujours à envisager un retour du rail au public, malgré des sondages très univoques désormais : près d’un Britannique sur quatre se prononce pour une renationalisation. Les travaillistes, emmenés par Jeremy Corbyn, en ont fait une de leurs priorités politiques.

Suisse L’excellence ferroviaire a un coût, et la confédération y pourvoit

Nulle part ailleurs en Europe, voire dans le monde, les citoyens n’utilisent autant le train. D’une année à l’autre, selon les statistiques de l’Union internationale des chemins de fer, les usagers prennent en moyenne une soixantaine de fois le train, contre 20-25 voyages en Allemagne et en Angleterre. L’écart est également important avec les autres pays sur les distances parcourues : 2 300 kilomètres par personne en Suisse, contre 1 250 en France. La Confédération helvétique protège son ­excellence ferroviaire : le privé existe sur le papier, mais jusqu’à présent, il reste assez résiduel. À la concurrence qui tire les services vers le bas, s’oppose le principe cardinal de la coopération sur les cadencements et les correspondances. L’État fédéral investit massivement, et depuis toujours, dans les infrastructures ferroviaires : au début des années 2010, par exemple, la Suisse ­dépensait près de 600 euros par habitant dans les réseaux ferrés, alors qu’en France ce chiffre ne dépassait pas les 200 euros. Contrairement aux pays les plus soumis à la concurrence ferroviaire, les tarifs pour les usagers n’ont pas explosé ces dernières années : ils sont calés sur l’inflation, alors qu’ils ont souvent augmenté de 20 à 25 % dans des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas.

Bruno Odent, Thomas Lemahieu et Lina Sankari


En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.