Sexisme et racisme. Comment combattre les discriminations ?

Mehdi Thomas Allal
Maître de conférences à Sciences-Po

Mehdi Thomas Allal Maître de conférences à Sciences-Po

Avec Stéphanie Roza, historienne, initiatrice de l’appel « Combat laïque, Combat social », Éric Fassin, sociologue, professeur à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, Fabienne Haloui, responsable de la lutte contre le racisme et pour l’égalité au PCF.

Rappel des faits. Au sein de la République proclamant comme valeurs fondatrices l’égalité, l’universalisme et les droits humains, les atteintes sexistes et racistes doivent être combattues.

  • Repenser le racisme et l’antiracisme par Éric Fassin, sociologue, professeur à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis

Éric FassinSociologue, professeur à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-DenisLe 19 mars, le gouvernement a présenté un plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme qui visait les discours de haine sur Internet. Or il s’agit là de la partie émergée de l’iceberg : le racisme, ce ne sont pas seulement les insultes racistes ; ce sont aussi les discriminations raciales. L’enjeu est important : il nous faut repenser le racisme.

La comparaison avec les discriminations fondées sur le sexe peut nous y aider. Certes, les femmes subissent la misogynie, mais il y a plus : le sexisme, traitement inégal en fonction du sexe, touche aussi les milieux les plus « éclairés ». Il en va de même pour le racisme. Sans doute l’idéologie raciste nourrit-elle les insultes racistes, mais les discriminations raciales sont structurelles. Cette logique n’épargne aucune catégorie sociale : sans même parler du personnel politique, les professeurs d’université ou les journalistes sont (presque) unanimement antiracistes. Ils et elles restent (quasi) uniformément blancs. La hiérarchie de ces professions montre pareillement que, malgré l’affichage féministe, les femmes y sont toujours l’objet de discriminations systémiques.

Bref, il faut changer de perspective : le racisme ne se réduit pas à sa dimension idéologique. C’est pourquoi il demande à être appréhendé moins du point de vue des intentions que des résultats, des personnes qui le subissent plus que de celles qui protestent de leur bonne volonté. À nouveau, la comparaison avec le sexisme est éclairante : la mobilisation autour de #MeToo apprend à voir ce que beaucoup ne pouvaient, ni ne voulaient voir. Si les discriminations sont la partie immergée du racisme ou du sexisme, c’est bien qu’elles restent le plus souvent invisibles. Elles sont prises dans l’évidence des normes, des fonctionnements sociaux ordinaires que l’habitude nous fait trouver « normaux ». Lutter contre les discriminations, c’est donc rompre avec ce qui va de soi. Ainsi, il faut s’étonner que les agents de sécurité soient d’ordinaire des hommes noirs, ou que les femmes de ménage soient presque toujours des femmes, et si souvent d’origine étrangère.

Comment changer les normes ? Il ne suffit pas de faire la morale, au risque d’être moralisateur. Sans doute n’est-il pas question de renoncer à éduquer ; mais, pas plus que le sexisme, le racisme n’est fondé sur l’ignorance. L’un comme l’autre reflètent des rapports de pouvoir qu’ils contribuent à reproduire. La pédagogie des bons sentiments n’est donc rien si ceux qui détiennent le pouvoir ne prêchent pas par l’exemple. On sait que la parité nous aide à trouver problématique le masculin exclusif de la catégorie d’hommes politiques : c’est par le haut que notre regard s’éduque d’abord.

Il en va de même pour les discriminations raciales : faire la leçon aux jeunes de banlieue sur le racisme ne servira à rien tant que l’État laissera faire ou, pire, légitimera les contrôles au faciès. Condamné pour faute lourde, le gouvernement a fait appel, au motif que la volonté d’interpeller des étrangers en situation irrégulière justifierait de contrôler des Français « d’apparence étrangère »… Quand l’Assemblée nationale ovationne le ministre de l’Éducation nationale qui porte plainte contre SUD éducation 93 parce que des antiracistes parlent de racisés, de blanchité et de racisme d’État, et qu’il fait presque l’unanimité devant un Hémicycle quasi uniformément blanc, on est bien obligé de se dire que les politiques qui veulent bannir l’antiracisme politique ne donnent pas le bon exemple.

  • Un combat social et laïque par Stéphanie Roza, historienne, initiatrice de l’appel « Combat laïque, Combat social »

Stéphanie RozaHistorienne, initiatrice de l’appel «    Combat laïque, Combat social »Lutter contre les discriminations est une préoccupation identitaire pour la gauche. Celle-ci est née, il y a un peu plus de deux siècles, de la nécessité de réaliser concrètement les promesses contenues dans la Déclaration des droits de l’homme, malgré ses limites. Nous sommes les héritiers de Babeuf, qui soulignait justement qu’il fallait combattre le « droit affreux » de propriété privée pour que les pauvres recouvrent leurs droits humains imprescriptibles. Nous sommes les héritiers de Mary Wollstonecraft, qui insistait dès 1790 sur le fait que les droits de l’homme devaient également être ceux de la femme. Nous sommes les héritiers de Toussaint Louverture, général des esclaves révoltés de Saint-Domingue, qui sut rappeler, les armes à la main, que les droits de l’homme étaient aussi ceux de l’homme noir. Le combat contre les discriminations est donc, du point de vue de la gauche, un combat universaliste et inclusif, au sens où il s’agit toujours d’étendre les droits aux catégories d’êtres humains qui en sont privés, totalement ou partiellement. Il ne peut être un combat qui donne la priorité à l’émancipation des un.e.s par rapport à celle des autres, encore moins un combat qui oppose les émancipations les unes aux autres. Il doit être le combat de la solidarité et de la fraternité, non celui de la concurrence victimaire, désastreux et désolant résultat des petits boutiquiers des communautarismes chrétien, juif ou musulman.

Pourtant, pour lutter contre toutes les discriminations, il nous faut revenir à leur source principale, qui demeure la discrimination socio-économique. La pauvreté matérielle n’est pas une source de discrimination comme les autres, qui s’ajouterait le cas échéant à la discrimination sexiste, raciste ou homophobe, comme le veulent certaines analyses « intersectionnelles ». Si aucune femme n’échappe aux discriminations sexistes, néanmoins les femmes bien dotées économiquement et socialement ont infiniment plus de moyens de combattre et même de surmonter individuellement les obstacles que leurs consœurs dépourvues des mêmes moyens. Le constat vaut pour tous ceux qui sont discriminés en raison de la couleur de leur peau, de leur religion ou de leur orientation sexuelle, du moins dans les pays occidentaux.

C’est pourquoi la lutte contre les discriminations en France doit donner une place spécifique à la lutte pour le droit au travail et à celle pour le droit au logement, immédiatement suivies par celle pour le droit à l’éducation. Lutter contre les discriminations, c’est d’abord donner les armes matérielles et culturelles sans lesquelles on est sans défense contre celles-ci ; c’est offrir à tous l’accès aux biens premiers qui insèrent chacun avec dignité dans le tissu social, permettant des relations égalitaires avec les autres. L’oubli de cette priorité fait le lit de tous les combats douteux ; elle ouvre un boulevard aux revendications identitaires qui finissent par dresser les discriminé.e.s les un.e.s contre les autres. Battons-nous sérieusement et tous ensemble pour ces droits élémentaires. Donnons aux petits boutiquiers des problèmes pour écouler leur camelote.

  • Pour une discrimination positive par Mehdi Thomas Allal Maître de conférences à Sciences-Po

Mehdi Thomas AllalMaître de conférences à Sciences-Po Après l’élection d’une nouvelle majorité pour diriger le pays, l’ascenseur social – qu’Emmanuel Macron avait promis de remettre en marche –, semble toujours bloqué… Or la question urgente qui se pose aujourd’hui dans les pays occidentaux est la remise en marche de cet ascenseur pour les plus pauvres. Les outils pour ce faire et pour mesurer les progrès accomplis font toujours des gros mots. Les penseurs de l’aire anglo-saxonne de la justice sociale – John Rawls, Amartya Sen, Will Kymlicka… – ont qualifié à juste titre ces outils comme faisant partie du dispositif de la discrimination positive. Mais la bataille des critères qui sont censés en identifier les bénéficiaires a fait rage par la suite, rendant ce droit toujours plus complexe et empêchant, en France en particulier, d’être « raisonnable » sur le sujet. En réalité, la discrimination positive n’appartient ni aux Blancs, ni aux Noirs, ni aux Arabes, ni aux Asiatiques, ni aux Latinos de France, ni même aux personnes en situation de handicap, ni aux femmes. En premier lieu, elle appartient aux pauvres, consistant en un outil de promotion sociale, en un parcours d’insertion pour ceux qui en ont le plus besoin. Bien entendu, les classes populaires sont largement « mieux » représentées dans les quartiers en déshérence, ainsi que dans certaines zones semi-rurales ou rurales, et elles sont davantage significatives du melting-pot identitaire que le reste de la société…

Les sciences sociales nous enseignent que cette diversité est un atout, et constituerait même un gage de performance. Chiche ! La discrimination positive ne met pas les plus fortunés en danger, puisque ce deal gagnant-gagnant crée de la richesse, mais cette richesse est, pour une fois, redistribuée. Les différentes identités qui composent notre pays ont toujours constitué une source de richesse. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin et considérer que les personnes d’origine immigrée, quelle que soit leur provenance, sont un facteur de sous-développement ?

La France est une grande puissance. Elle est un modèle de démocratie et d’État de droit pour nombre de nations. Elle a les moyens d’intégrer de nouveaux arrivants, certes pauvres, quelle que soit leur appartenance (ethnique, culturelle, religieuse…).

Ceux qui veulent différencier les Arabo-musulmans, les Africains subsahariens, les Asiatiques, les Latinos selon une « hiérarchie » des races en seront pour leurs frais. La race a toujours été un puissant vecteur de différenciation tout au long de l’Histoire ; à nous d’en inverser la tendance en en faisant un authentique instrument de réussite sociale. Plutôt que d’effacer le terme de « race » dans la Constitution, mieux vaut en faire un outil de différenciation positif à la fois pour la société et les individus qui la composent. C’est le seul moyen de contrer les funestes prétentions suprématistes, rampantes ou avérées. Refaire des égaux, pour effacer plusieurs siècles de colonisation, d’esclavage, de souffrance, de génocides… Une revanche par le succès comme on sait si bien le faire en France et nulle part ailleurs.

Or, aujourd’hui, les cultures et religions ont à leur tour pris la place de ce vecteur de différenciation qu’est la race, pour exclure, pour dénier l’existence des peuples, pour lutter contre l’autonomie… Mais elles peuvent aussi constituer un puissant facteur d’intégration, à condition d’en organiser les conditions du dialogue interculturel et intercultuel, et de se convaincre de la pertinence du principe d’égalité, et de sa portée historique révolutionnaire. En redonnant du sens au vivre-ensemble, elles doivent permettre d’éviter le pire. Race et religion, culture et domination, pauvreté et progrès, classes laborieuses et richesse sont des concepts à articuler et non à opposer – à manier toujours dans le bon sens : celui d’une vie en société qui ne laisse personne sur la route et qui profite au plus grand nombre.

  • Le défi de l’égalité réelle par Fabienne Haloui, responsable de la lutte contre le racisme et pour l’égalité au PCF.

Fabienne HalouiResponsable de la lutte contre le racisme et pour l’égalité au PCFLa Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), lors de la récente publication de son rapport annuel sur la lutte contre le racisme pour l’année 2017, pointait le racisme ordinaire qui impacte la vie des gens au quotidien, souvent éclipsé par des actes très violents et médiatisés : regards hostiles et suspicieux dans la rue, propos déplacés ou injurieux, contrôles de police réguliers, refus d’accès à une discothèque, difficultés à trouver un logement, un emploi ; les associations font état d’une forme de banalisation et d’accoutumance des victimes. Si les instances internationales saluent les efforts déployés par la France, dans le cadre du plan d’action national contre le racisme et l’antisémitisme, les autorités françaises sont toutefois toujours interpellées sur l’absence de politiques contre les discriminations subies par les minorités visibles et sur la pratique du profilage ethnique dans la conduite des contrôles d’identité. Qui dit discrimination dit inégalité de traitement ou traitement négatif en fonction de ses origines réelles ou supposées, sa couleur de peau, son patronyme, sa religion réelle ou supposée, son sexe, son handicap, son orientation sexuelle… Malgré les déclarations incantatoires, le France a longtemps été dans le déni ! Les études réalisées démontrent que les personnes originaires des DOM, les descendants d’immigrés du Maghreb ou d’Afrique, à situation sociale égale, sont plus discriminées dans l’accès à l’emploi, au logement, à la santé… À niveau de compétences et de diplôme égal, la discrimination se poursuit au sein de l’entreprise (salaires, promotions, postes occupés, accès à la formation). Ces traitements inégalitaires ne devraient pas exister. Leur caractère systémique implique que des mécanismes conscients ou non se reproduisent, sur lesquels il est important d’agir car les discriminations raciales comme les discriminations sexistes sont une arme de division massive au service de la mise en concurrence généralisée.

Si l’universalisme dont se réclame la société française est aveugle aux différences, il est aussi aveugle au racisme et aux inégalités ethno-raciales !

Cet universalisme qui ne reconnaît que des citoyens s’est construit dans le cadre de la communauté nationale, lui donnant une dimension « nationale républicaine » : Il s’est construit en écartant de la citoyenneté active celles et ceux qui ont été soumis au Code noir ou au Statut de l’indigénat, ou encore les femmes qui n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1947. La pensée marxiste a souvent critiqué cette citoyenneté abstraite car les libertés formelles masquaient les inégalités de classe.

En même temps, les femmes, les colonisés ont conquis l’égalité au nom des principes universels ! De la même façon, les 848 chibanis de la SNCF, en s’appuyant sur ces principes, viennent d’obtenir réparation pour les préjudices subis en raison de leur nationalité marocaine, après quinze ans de lutte contre la logique « nationale » de leur entreprise, la même logique contre laquelle butent la citoyenneté de résidence et le droit de vote des étrangers non européens. De manière contradictoire, ce sont des « politiques de minorité » qui font souvent reculer les discriminations subies par les femmes, les handicapés ou qui agissent sur les inégalités territoriales définies par la politique de la ville. Toutes ces mesures, comme la reconnaissance des langues régionales, sont autant d’entorses à une conception étroite de l’universalisme républicain.

À l’heure de l’hyperconnexion, n’est-il pas temps de raisonner différemment, car si la France est dans le monde, le monde est aussi dans la France ?

Plutôt que de partir du postulat « La France ne reconnaît que des citoyens nationaux », niant les particularismes et les différences, ne devons-nous pas repenser l’universalisme ? Plutôt que l’égalité formelle, pourquoi la dimension universelle ne viserait-elle pas l’égalité réelle, l’égalité de traitement ?

Cécile Laborde propose de doter la pensée républicaine moderne d’outils conceptuels qui permettent de faire vivre au quotidien les valeurs de la République, en mettant l’accent sur les relations de pouvoir et non sur l’identité (1). Étienne Balibar explore une voie pour pluraliser l’universel. Ces deux philosophes nous donnent-ils, peut-être, les clefs pour dépasser l’opposition artificielle entre modèle universaliste républicain actuel et modèle multiculturaliste anglo-saxon ?

La question des discriminations raciales doit cesser d’être un sujet tabou, le combat pour l’égalité ne se hiérarchise pas, instruisons les débats qui nous permettent d’agir pour que l’origine ethnique ne soit plus le premier motif de plainte pour discrimination en situant ce combat dans celui pour l’égalité réelle, dans lequel s’articulent aussi bien la lutte contre toutes les discriminations que celle contre les inégalités sociales.

 


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