Lire c’est comprendre. Donc apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre ce qui est écrit.

Sous Blanquer, on ne verra qu’une seule tête ?
Eveline Charmeux présente elle-même son livre comme « une démarche complète, de la maternelle à la fin du collège, pour un vrai savoir lire. C’est le bilan de cinquante années de travail sur la lecture ; une alternative réelle au B.A. BA syllabique ! ».
Rachel Schneider, du SNUipp, l’a lu et le défend avec passion.

Eveline Charmeux, agrégée de grammaire, ancienne formatrice d’enseignants et chercheuse (« de terrain », selon son expression) à l’INRP, a publié depuis 1967 de nombreux ouvrages, auxquels s’ajoutent des outils d’aide à la construction de la pratique pédagogique, sur l’enseignement de la lecture, de l’orthographe, de la production de textes et de manière générale, sur la maîtrise de la langue.

« En fait, mon métier n’a jamais changé, et maintenant moins que jamais : ce sont toujours les problèmes de formation des enseignants qui me passionnent, vers la recherche de conceptions d’éducation réellement démocratiques, ce qui est loin d’avoir été le cas jusqu’ici, et ce qui ne semble guère devoir être le cas dans l’avenir qu’on nous promet », disait-elle pendant les années De Robien, où elle a subi de violentes attaques des ennemis de la pédagogie, déjà appelée, il y a 12 ans, « pédagogisme ». Jean-Michel Blanquer, directeur de cabinet adjoint de De Robien en 2006, déclarait il y a encore un an, n’avoir que deux ennemis : « le pédagogisme et l’égalitarisme ». Certaines choses semblent ne pas changer… et pourtant, elles s’aggravent.

Dès septembre 2017, Eveline Charmeux s’exprime très clairement contre le projet d’évaluations nationales standardisées au CP, en publiant en argumentaire titré « Il faut, à tout prix, empêcher les évaluations CP ! »

Et elle précise : « Seules les Éditions Universitaires Européennes ont accepté de le publier. » Pourtant Eveline Charmeux n’avait jamais eu jusque là de difficulté à se faire éditer. Ses travaux ont été publiés chez CEDIC-Nathan, aux Éditions Milan, ainsi qu’à la SEDRAP, mais aussi à Chronique sociale ou ESF…

C’est très grave. Cette maison d’édition n’a aucun distributeur en France : personne ne trouvera ce livre en vitrine de librairie. Aucun enseignant n’en entendra parler lors des « traditionnelles » présentations d’éditeurs à l’occasion de la rentrée scolaire… On ne peut le commander que par internet, avec de ce fait des frais de port [1].

C’est pourtant l’un des seuls (le seul ?) livres qui propose, en cette rentrée 2018, une autre entrée dans la lecture que la syllabique et la correspondance lettres-sons. Pour Jean-Michel Blanquer, il faut « manger du son » en CP, on réfléchira plus tard. Ce n’est pas qu’une image provocatrice : les « ajustements » des programmes imposés au CSE de juillet prescrivent un travail intensif sur cette correspondance lettres-sons : « l’automatisation du code alphabétique doit être complète à la fin du CP ». Le travail sur « le code » ne doit se faire que sur des phrases et des textes entièrement déchiffrables. Non seulement la notion de cycle est abandonnée, mais surtout l’idée est imposée que c’est le déchiffrage rapide (« la fluence ») qui mène tout droit à la compréhension…

A l’inverse, pour Eveline Charmeux, dans « Lire c’est comprendre », on devient lecteur notamment si :

On apprend à s’orienter dans l’univers de l’écrit : elle préconise de ne travailler que sur de « vrais écrits », littérature de jeunesse, affiches, journaux, poèmes, écrits sociaux…

On apprend à interroger le texte, à mettre en relation des données éparses, par le raisonnement, par la formulation d’hypothèses (compétences sémiotiques).
On apprend à se servir du français écrit et de tout ce qui n’existe pas à l’oral, de la mise en page aux unités de sens cachés à l’intérieur des mots. Pour Eveline Charmeux, l’orthographe sert avant tout à lire (compétences langagières).
Elle remet en cause la théorie « selon laquelle la mise en place d’un mécanisme de déchiffrage, au tout début de l’apprentissage de la lecture, serait nécessaire pour pouvoir libérer les opérations qui permettront plus tard de comprendre les écrits lus. » Elle précise : « Enseigner oralement une activité mentale qui s’effectue à partir d’une perception visuelle n’est donc pas seulement créer une difficulté, c’est installer un handicap. L’oralisation consomme une énergie qui n’est plus disponible pour la pensée […] ».

Son ouvrage est une somme. Il est passionnant. Il récapitule 50 années de recherches et d’expérimentations… mais il n’est pas publié en France.
Les collègues du primaire trouveront, par contre, pléthore de manuels où « Une nuit la lune a lui sur la rue », et où « Parti à la mare, Paco court sur le pourtour et rit tout le tour. » Pour que les supports de cet acabit restent dans le cagibi (1), il nous faudra bien du courage. Comme le disait Roland Goigoux, à la parution du « Guide CP » : « […] il faudra que les enseignants soient solides et solidaires pour conserver leur autonomie et éviter qu’une sole séchée allèche la souris. D’autant plus que la communication médiatique du ministère a aussi pour objectif de donner aux parents d’élèves les moyens de faire directement pression sur eux. »

Une dernière question, dont la réponse est dans le livre d’Eveline Charmeux : à quel moment s’est ouvert ce grand chantier du sens dans l’apprentissage de la lecture, auquel l’auteure aura participé pendant 50 ans, contre vents et marées ? A la fin des années 1960, quand les premières statistiques sur la lecture en France font apparaître que 53% des adultes français n’ont ouvert aucun livre depuis leur sortie de l’école, ou encore que la moitié des appelés du contingent ne sont pas capables de comprendre un article de presse très simple… Pourtant, la bonne vieille méthode syllabique préconisée par Blanquer régnait alors sans partage…

Alors que faire ? Attendre que les écarts se creusent encore et soient constatés par le prochain PIRLS (2) ? Ou respecter la liberté pédagogique des enseignants… et empêcher que le paysage éditorial dans ce domaine soit totalement fermé, au pas derrière les dogmes du ministre ? Car quelle liberté pédagogique peut s’exercer (quelle réflexion pédagogique peut se construire) pour les enseignants quand un bilan de 50 ans de recherches et d’expérimentations pédagogiques ne peut être publié ?


Référence à « L’amiral rame sur la mare, les élèves aussi », texte critique d’une collègue Freinet, disponible sur le site du SNUipp-FSU 93 (vignette : « ressources pour résister »).

L’évaluation internationale PIRLS 2016 (dont les résultats ont été rendus publics en décembre 2017), montre que les élèves français sont en difficulté non pas sur les compétences de base mais sur la compréhension en lecture. Les meilleurs élèves comme les moins bons ont des résultats en baisse, mais la baisse résulte surtout d’une augmentation des élèves faibles. Il est utile de rappeler que les élèves évalués ont suivi les programmes de 2008, déjà recentrés sur les « fondamentaux », et qui se sont déployés pendant que Jean-Michel Blanquer était DGESCO.


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