Un demi-million de soldats coloniaux furent mobilisés par la France durant la Première Guerre mondiale, souvent au prix de recrutements forcés. Sur les champs de bataille du Vieux Continent, 15 % d’entre eux périrent.
Enveloppé dans un long manteau noir, appuyé sur une canne, le président Poincaré file droit devant lui, sans un regard pour les troupes qu’il inspecte. Un pas derrière lui, le général de la 6e armée, Charles Mangin, passe en revue d’un air satisfait « ses » troupes d’Afrique, arrivées du Midi. Une colonne d’hommes noirs, qu’on devine transis de froid, présentant leurs armes. La scène fut photographiée le 2 avril 1917, tout près de Fismes, un village de la Marne.
Les tirailleurs « sénégalais » attendent alors le signal pour s’élancer à l’assaut des pentes du Chemin des Dames. Sept ans plus tôt, Mangin, qui s’était taillé une gloire dans les conquêtes du Soudan et du Maroc, publiait la Force noire, un livre dans lequel il préconisait le recrutement massif de combattants issus des populations colonisées. Un atout décisif, selon lui, dans l’affrontement avec l’Allemagne. En 1838, une ordonnance royale avait déjà créé la première compagnie de soldats « sénégalais », encadrée par l’infanterie de la marine.
La discrimination perdurera longtemps, de retraites « cristallisées » en oubli
Deux décennies plus tard, le corps des « tirailleurs sénégalais », essentiellement constitué d’anciens esclaves et de prisonniers de guerre, lui succédait, par décret impérial. Ces combattants sont enrôlés dans la conquête militaire de l’Afrique et dans de brutales opérations de « pacification ». En Afrique du Nord aussi, des bataillons de tirailleurs indigènes sont formés : zouaves et turcos prennent part aux campagnes du second Empire en Crimée, en Italie ou au Mexique. En 1870, dans la guerre franco-prussienne, des tirailleurs algériens sont envoyés au front : sur les 8 000 engagés, 5 000 sont tués. Mais c’est surtout dans la Grande Guerre que la France suit les préceptes de Mangin en mobilisant cette « force noire » dont l’implication au cœur du conflit doit aussi manifester sa puissance impériale. Dès la fin de l’année 1914, soldats et travailleurs coloniaux viennent combler l’insuffisance d’effectifs à l’arrière et dans les tranchées. Cet afflux s’accélère à partir de 1916.
Les colonies françaises fourniront, au total, souvent au prix de recrutements forcés allumant des révoltes, un demi-million de soldats coloniaux, majoritairement venus d’Afrique équatoriale et occidentale française (200 000 hommes), d’Afrique du Nord (180 000, majoritairement des Algériens), de Martinique, de Guadeloupe et de La Réunion (100 000), de Madagascar (30 000), de Nouvelle-Calédonie, des Comores, de Somalie ou d’Indochine. Ils combattent sur les champs de bataille du Vieux Continent, mais aussi en Afrique où Français, Anglais et Belges disputent à l’Allemagne ses colonies. Dans les mêmes proportions que les métropolitains blancs, 15 % d’entre eux périssent dans le conflit. Leur expérience traumatique des combats meurtriers, des brimades racistes et des soldes inférieures précipite de multiples ruptures, encourageant, dans l’entre deux-guerres, puis surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’affirmation de la revendication d’indépendance.
Le 16 avril 1917, lorsque l’offensive du Chemin des Dames est lancée, 15 000 tirailleurs sénégalais y prennent part. C’est l’hécatombe : 7 000 d’entre eux sont fauchés par les mitrailleuses allemandes. Dès le premier soir, ils sont 1 400 à périr. À l’endroit de ces coloniaux qui payèrent cher la « taxe du sang », la discrimination perdurera longtemps, de retraites « cristallisées » en oubli. Ils inspirèrent à Léopold Sédar Senghor un poème amer et mélancolique, Hosties noires : « Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme. »
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