Ce diffus sentiment de pauvreté

Graffiti lors de la manifestation des Gilets jaunes, le 8 décembre 2018 à Paris. PHOTO : Augustin LE GALL/HAYTHAM-REA

Combien y a-t-il de pauvres en France ? Pour répondre à cette question, c’est devenu un quasi-réflexe de regarder le fameux taux de pauvreté calculé chaque année par l’Insee. Celui-ci, rappelons-le, rapporte à la population totale le nombre de personnes (ou de ménages) dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian.

Précieux pour mesurer les évolutions du phénomène, ce taux de pauvreté est néanmoins conventionnel : pourquoi 60 % et pas 50 %, par exemple ? Et après tout, la pauvreté n’est-elle qu’une question d’argent ? De telles question se posent en fait pour toutes les approches objectives, bien obligées d’engager une certaine définition de la pauvreté  (qu’il s’agisse d’un seuil de revenu, d’un nombre de privations matérielles, du fait de percevoir ou non un minimum social…) pour pouvoir la mesurer et, de ce fait, de laisser dans l’ombre les nombreuses autres dimensions d’un phénomène éminemment complexe.

Mesurer la pauvreté ressentie

Prenant le contre-pied de ces approches, les sociologues Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon ont cherché à cerner les contours de la « pauvreté subjective ». Autrement dit, ils se sont demandés qui, parmi les Français.e.s, se considère spontanément comme « pauvre », qu’importe ce qu’il sous-entend par-là ? En s’appuyant sur trois éditions du Baromètre d’opinion réalisé chaque année par la Drees, les deux chercheurs montrent tout d’abord que 13 % des personnes interrogées (au sein d’un échantillon représentatif de la population française) s’estime « pauvre ». Un taux proche du taux de pauvreté, qui s’élevait en 2016 à 13,9 %.

Le profil social de ces pauvres auto-déclarés dévoile cependant un sentiment bien plus étendu. La pauvreté est d’abord ressentie bien au-delà du seuil de pauvreté officiel : selon les calculs de Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon, « les personnes dont le niveau de vie est compris entre ce seuil et un niveau de vie supérieur de 20 % à celui-ci ont néanmoins environ 2,48 fois plus de risques de se dire pauvres que celles dont le niveau de vie est encore plus élevé ».

Un « halo » de pauvreté

Ensuite, moins de la moitié de ces Français et Françaises qui s’estiment pauvres se trouvent en situation d’assistance (allocataires du RSA, chômeurs…). « Les salariés en emploi à durée déterminée ou à temps partiel sont aussi nombreux que les chômeurs parmi les personnes qui se sentent pauvres », notent par exemple les deux chercheurs.

Un tiers des français se disant pauvres sont en emploi

Répartition des personnes déclarant se sentir pauvres selon leur situation professionnelle

Lecture : 18 % des personnes qui se sentent pauvres sont des ouvriers et des employés disposant d’un emploi à temps plein

Naturellement, les diverses catégories sociales sont loin d’être également affectées par ce risque : 61 % des personnes en situation de « pauvreté subjective » occupent, ou ont occupé (chômage, retraite), un emploi d’ouvrier ou d’employé. Seuls 4 % relèvent des professions intermédiaires.

Au-delà des populations décrites par les approches objectives, l’approche subjective révèle ainsi, selon Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon, un « halo de pauvreté dont les contours pénètrent les strates inférieures du salariat ». Cette « constellation subalterne » est marquée par une « porosité croissante des frontières entre situation d’assistance et d’emploi » et « une exposition spécifique des salariés exerçant des emplois précaires au sentiment de pauvreté, même quand ils ne sont pas en situation d’assistance ».

Une panne d’avenir

Autre résultat : malgré leurs différences de statuts, les personnes s’estimant pauvres partagent fréquemment un pessimisme affirmé pour leur propre avenir, associé à la conviction d’avoir subi un déclassement social « vécu comme irréversible ». Au-delà de la faiblesse des revenus et des difficultés de tous ordres, cette pauvreté subjective semble donc se nourrir également d’une fragilisation des parcours de vie d’une absence de perspectives d’amélioration de l’existence.

Elle peut être à ce titre entendue comme un « indicateur d’insécurité sociale durable (…) soulignant que la pauvreté en France apparaît de moins en moins comme une chute, et de plus en plus comme une condition ».


En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.