L’arme atomique, condition de notre sécurité ? Paul Quilès, Michel Drain et Jean-Marie Collin déconstruisent dans leur ouvrage cette grave illusion promue par les dirigeants et le complexe militaro-industriel. Entretien.
Dissuasive, protectrice : l’arme nucléaire serait une garantie ultime de notre sécurité. Cette affirmation qui a survécu à la chute du mur de Berlin et à la fin de la guerre froide n’a jamais été remise en cause. Les craintes d’un affrontement nucléaire et de la bombe apparaissent bien éloignées de nos préoccupations. Cette arme relève pourtant d’un risque immédiat de catastrophe bien plus importante que celle d’une centrale nucléaire. Afin de faire renaître une prise de conscience et de relancer de véritables débats parlementaires, l’ancien ministre de la Défense Paul Quilès et ses coauteurs s’efforcent de démonter les « fausses certitudes » et de pointer les nombreuses omissions d’incidents majeurs auxquels nous avons échappé, comme la collision entre deux sous-marins nucléaires français et britannique en 2009. Finalement, ne vivons-nous pas dans « l’illusion nucléaire » ?
Vous pointez dans le livre les risques de plus en plus nombreux d’une guerre nucléaire par accident ?
À plusieurs reprises dans le passé, des accidents anodins, tels que le lancement d’un satellite météorologique ou une confusion lors d’un exercice de guerre, ont failli provoquer un affrontement nucléaire. Ces omissions volontaires visent à ne pas briser la perception positive de l’arme nucléaire et de la stratégie de dissuasion. Les militaires et les dirigeants politiques ont tout fait pour construire une pensée collective où la possession d’arsenal nucléaire est maîtrisée et fiable. Que l’énergie produite par une explosion nucléaire ne portera pas atteinte à la sécurité des personnes. Outre la volonté délibérée de cacher les conséquences réelles, le facteur chance a jusqu’à aujourd’hui joué un rôle majeur pour éviter une catastrophe.
La question désormais est de savoir combien de temps les États nucléaires vont laisser reposer leur sécurité et l’avenir de la civilisation sur le seul facteur chance : crise de Cuba, un bombardier américain B-52 en 1966 qui lâche quatre bombes thermonucléaires après s’être percuté avec son ravitailleur en Andalousie, un Mirage IV qui décolle avec une arme nucléaire en 1966, collision entre deux sous-marins nucléaires britannique et français en 2009, etc. En octobre 2011, un ancien contrôleur américain de lancement de missiles nucléaires balistiques, Bruce Blair, a écrit : « À plusieurs reprises dans le passé, des accidents anodins ont failli provoquer un affrontement nucléaire. »
Pourquoi le principe de dissuasion nucléaire est-il un mythe ?
Depuis cinquante ans, il est censé apporter une garantie ultime de sécurité à la France. Mais ces armes et le concept qui leur est associé sont inutiles et même lourds de risques pour l’avenir. L’arme atomique est inadaptée à la gestion des crises du monde de l’après-guerre froide. C’est un système qui repose sur l’équilibre de la terreur. Ce principe de dissuasion, les militaires l’appellent la DMA : destruction mutuelle assurée. Si je disparais, toi aussi. C’est un système absurde qui conduit au suicide collectif. Car, si on tire des missiles d’un côté, les autres répliquent immédiatement. En anglais, les abréviations donnent MAD : « fou ». C’est un système de fou où il n’y a aucun retour en arrière. À ce propos, le président Ronald Reagan écrivait : « Vous n’avez que six minutes pour décider comment réagir à un signal sur un écran radar et s’il faut ou non déclencher l’apocalypse ! Qui pourrait faire preuve de raison dans un moment pareil ? » Ce président, qui n’était pas véritablement une colombe de la paix, a également déclaré en 1985 : « Vous apprenez que des missiles soviétiques ont été lancés, vous savez que, désormais, plus rien ne peut les arrêter et qu’ils vont détruire une partie de votre pays, beaucoup plus grande que ce que vous pouvez imaginer. Et vous êtes assis là, sachant que tout ce que vous pouvez faire est d’appuyer sur le bouton pour que des Soviétiques meurent aussi, alors que nous serons déjà tous morts. » Ces mots montrent à quel point il est urgent de s’engager sur la voie d’une dénucléarisation au niveau international.
Pourquoi le principe de dissuasion nucléaire n’est-il plus d’actualité ?
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère où la menace cyber, inconnue il y a une dizaine d’années, vient subitement poser de nombreuses interrogations sur la crédibilité des forces de dissuasion nucléaire. Comment faire si un hackeur détourne un système de communication d’un sous-marin ? Que faites-vous avec votre arme nucléaire ? À qui lancez-vous des représailles ? Ces risques font apparaître que la stratégie de la dissuasion est aussi inadaptée que la fameuse ligne Maginot. Elle correspond de plus en plus à la réalité et il est désolant de constater que les États nucléaires continuent à perfectionner leurs arsenaux et qu’ils mettent le monde à la merci d’une erreur d’appréciation ou d’une escalade incontrôlée. Il s’agit de millions de morts assurés et la destruction de l’humanité que l’on nomme l’hiver nucléaire. Les effets climatiques sont effroyables. L’explosion radioactive provoquerait un nuage de poussières radioactives qui assombrirait tout ou partie de la planète. Et ce, même en cas de conflit limité, tant les puissances aujourd’hui des armements sont considérables.
La France et son président devraient agir pour réduire les risques d’un conflit nucléaire. Au lieu de cela, nous venons de vendre des Rafale à l’Inde. Pourquoi ils ont choisi l’avion français au détriment de l’avion américain ? C’est parce qu’il peut porter l’armement nucléaire. Un pays qui n’a pas signé le TNP (traité de non-prolifération) et qui potentiellement connaît un risque élevé d’affrontement nucléaire avec le Pakistan…
Vous déplorez dans le livre qu’aucun véritable débat sur l’arme nucléaire n’ait finalement lieu ?
En effet. Il n’est pas question de plaider en faveur d’un désarmement nucléaire français unilatéral, total et immédiat. Mais le débat doit avoir lieu, au Parlement et dans l’opinion.
Je trouve dommage que les commémorations de 1918 n’aient pas été l’occasion de réfléchir sur les risques majeurs que sont les armes nucléaires. L’indifférence actuelle sur ce sujet doit être rompue. En tant qu’ancien ministre de la Défense et président de la commission de la Défense, je connais hélas les niveaux d’incompétence des dirigeants sur ces sujets-là. Car les prises de position, les déclarations restent exactement les mêmes que celles qu’on me préparait à l’époque. Je connais aussi l’importance du complexe militaro-industriel. Le président Dwight Eisenhower dénonçait déjà en 1961, lors de son discours de fin de mandat en quittant la Maison-Blanche, sa puissance et sa dangerosité. Il pointait le complexe militaro-industriel comme menace principale contre les libertés.
Comment réagissez-vous à la décision du président des États-Unis de sortir du traité des forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) ?
Cette décision met fin à un traité qui interdisait des armes nucléaires ayant une portée de 500 à 5 500 kilomètres que nous avions obtenu après la crise des euromissiles dans les années 1980. Cet accord « protégeait » principalement l’Europe. À l’époque, nous avons évité une guerre nucléaire de justesse grâce à l’intelligence du soldat Stanislav Petrov. Ce lieutenant-colonel des forces aériennes soviétiques, qui surveillait les missiles américains grâce à un système d’alerte satellite, entend l’alarme retentir. Les écrans de contrôle indiquent que cinq missiles américains foncent sur l’URSS, ce 26 septembre 1983. Plutôt que d’envoyer le rapport à ses supérieurs et de déclencher une guerre. D’un sang-froid admirable, il se dit qu’une véritable attaque des États-Unis ne peut se limiter à cinq missiles. Si on doit déclencher une guerre, on envoie au moins une vingtaine de missiles. Au bout d’une vingtaine de minutes, il ne se passe rien. Il comprend que c’est la réflexion des rayons du soleil sur les nuages, que le système a confondue avec le dégagement d’énergie des missiles au décollage. Heureusement qu’il n’a pas envoyé de rapport à ses supérieurs. Car, à l’époque, le colonel Andropov se trouvait à l’hôpital, donc la décision retombait sur on ne sait qui. Rien ne dit qu’une réplique n’aurait pas été prise. Et cela aurait été l’apocalypse nucléaire. Personne ne parle de ce type d’événements. Un film a été réalisé sur cet incident. Ce genre d’exemples, nous en avons recensé des dizaines dans le livre. Ces risques ont été évités à chaque fois de justesse. L’ancien ministre de la Défense des États-Unis Robert McNamara considérait que jusqu’à présent nous avons échappé à une guerre nucléaire « par chance ». On ne peut pas laisser l’avenir de l’humanité à la chance.
L’Europe en serait la principale victime, pourquoi ?
Cette décision unilatérale de Donald Trump est potentiellement dévastatrice pour les Européens, car ils sont par définition les principaux concernés par un conflit utilisant des armes nucléaires de moyenne portée. Comme du temps de la guerre froide, l’Europe redevient le potentiel champ de bataille nucléaire de puissances extérieures, sans même avoir cette fois-ci l’illusion d’être protégée par l’Otan. Devant cette folie, les Européens devraient davantage s’élever contre cette décision et exiger l’instauration d’un dialogue multilatéral pour garantir la sécurité du continent européen.
Malgré les commémorations du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale et le forum pour la paix, les dirigeants n’ont guère évoqué le risque nucléaire ?
Lors des commémorations, le président de la République a parlé de ressemblances entre les événements que traverse actuellement le monde et les années 1930. C’est-à-dire l’entre-deux-guerres. Ce diagnostic apparaît complètement faux. Les deux périodes ne sont absolument pas les mêmes. De nouvelles puissances ont émergé, les relations économiques internationales se sont considérablement intensifiées, nous n’avons plus d’immenses empires coloniaux, pour prendre quelques exemples. Et si ce discours visait à dire nous nous dirigeons vers une nouvelle guerre, alors nous sommes en droit de lui demander comment vous comptez vous battre pour l’éviter et nous en protéger ?
Entre ce discours et la sortie du traité du FNI, il existe aujourd’hui une grande inconséquence de nos dirigeants politiques, des partis politiques, y compris la gauche, des parlementaires, la presse. Emmanuel Macron nous parle de multilatéralisme et de lutte pour la paix mais il refuse ce que 122 pays ont voté en juillet 2017 à l’ONU : un traité d’interdiction de l’armement nucléaire. La France et d’autres ne cessent de parler de multilatéralisme, pourtant elle ne respecte pas comme les quatre autres grands pays nucléaires le traité de non-prolifération (TNP). L’article 6 les autorise à avoir l’arme nucléaire à condition qu’ils s’engagent sur un traité de désarmement dans les plus brefs délais. Nous sommes pour le désarmement quand il s’agit des autres. Nous défendons notre puissance nucléaire pour notre protection totale, ce qui est totalement faux. Finalement, c’est ce que revendique le président nord-coréen. Mais on le lui refuse. On ne respecte pas non plus le TNP, qui nous oblige à ne pas participer à une course aux armements. Pourtant, dans le cadre de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM), les dépenses destinées à l’arme atomique vont pratiquement doubler entre 2019 et 2025. Il est temps de dénoncer l’hypocrisie de leurs grands discours, contredits par leurs actes, qu’il s’agisse du choix du multilatéralisme, du respect des traités, de l’arrêt de la course aux armements. Il serait temps que la France défende une perspective nouvelle de paix.
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