Appuyé sur son fils, Antonio Cabello Paniagua s’avance. À 86 ans, ses jambes vacillent un peu. Mais ses bras ne tremblent pas. Il abat avec une rare force ces premiers coups de houe qui ouvrent enfin la plus vieille fosse commune des fusillés du cimetière de La Salud, près des remparts de Cordoue. Pioche d’une libération, crépitement d’applaudissements… «Pour mon père».
Jeudi 10 janvier 2019, 13 h. Derrière lui se succèdent une dizaine de femmes et d’hommes âgés creusant à leur tour symboliquement le sol, avec un sanglot, parfois, «pour toi, papa» ou un oncle… et surtout pour faire exploser plus de 80 ans d’oubli imposés dès l’été 1936 aux victimes de la fureur génocidaire des extrêmes droites espagnoles qui allaient se fondre dans le franquisme.
À plus d’un mètre sous ce sol durci en chape de plomb ? Responsable du chantier de fouilles, Elena Vera estime ainsi qu’il y a environ 80 des 2 000 victimes de La Salud. Mais il y en a «2 000 aussi à San Rafael», de l’autre côté de la ville. Fantômes qui parlent à toute l’Andalousie où l’«on recense 708 fosses pour 50 000 corps sans compter les disparus ou morts en prison», précise Javier Giraldez-Diaz, directeur général de la Mémoire démocratique du gouvernement andalou. Dépouilles qui hantent toute l’Espagne, au-delà, où 60 à 70 000 autres restent encore à rendre aux familles… tandis qu’ici, une femme symbolise soudain l’amnésie de la France, aussi.
«Car selon toute probabilité, Renée Lafont est dans ce carré San Ramon», pointent, après des années de recherches, Patricio Hidalgo Luque, Florentina Rodriguez, Rafael et Pablo Espino qui se battent avec la coordination française Caminar, pour que toute sa place soit enfin rendue, aussi, à cette brillante intellectuelle, abandonnée là. Pour qu’enfin aussi, son corps soit exhumé, rapatrié, sa mémoire honorée. (cf DDM du 2 décembre 2017).
Plus loin, près du mur nord du cimetière où un parking occulte désormais le pas de tir des pelotons d’exécutions, Patricio raconte comment il a découvert ce crime qu’il ne cherchait pas… «Dans les registres d’état civil, je faisais des recherches sur les morts des bombardements républicains de Cordoue qui donnaient encore des cauchemars à ma mère», explique ce pharmacien militaire, colonel. «C’est là que j’ai découvert Renée Lafont, morte le 1er septembre 1936. Mais tout était bizarre dans son certificat de décès…» Sur la route de Montoro à Cordoue Patricio reconstitue alors les dernières heures de la romancière, traductrice reconnue des écrivains et penseurs de la République espagnole et… l’envoyée spéciale du Populaire de Léon Blum, en 36.
De Las Cumbres, ancien poste avancé des putschistes, à La Salud… il a méticuleusement documenté toutes les stations du calvaire cordouan d’une femme de 58 ans, blessée, capturée puis sommairement exécutée à l’aube après avoir tenté, en vain, de s’échapper. Au café, Florentina raconte, elle, les viols, souillures et tortures subies par ses propres grand-mère et arrière-grand-mère, ces semaines-là, avant la dernière balle dans la tête, tandis qu’à la télé, une meute de violeurs remise en liberté fait encore l’actualité.
«Renée Lafont a été la première femme journaliste fusillée dans une guerre. Pourquoi le gouvernement français n’a rien fait ?», interrogent Pablo, journaliste de 23 ans admiratif de cette «inconnue» autrefois célèbre, et José Garcia, 67 ans, vice-président de Caminar, venu de Bordeaux pour ce chantier historique d’ouverture de la fosse.
Comme pour toutes les victimes, «on ne veut pas la vengeance, on veut la justice», souligne José tandis qu’une coalition fraîchement élue de la droite et de l’extrême droite s’apprête à prendre la tête de l’Andalousie. Certes, ce vendredi 11 janvier, le directeur général de la Mémoire historique du ministère de la justice espagnol, Fernando Martinez Lopez est là en personne pour assurer que la loi nationale s’appliquera et que le gouvernement donnera les fonds nécessaires aux archéologues et anthropologues. Mais les héritiers des bourreaux répètent inlassablement aux enfants des victimes qu’il ne faut «pas rouvrir les vieilles blessures» et, ce faisant, ne font qu’entretenir la gangrène franquiste, cette amnésie imposée qui n’absout que le camp des «vainqueurs». Sur le mur des suppliciés de La Salud entre Antonio Jurado et Antonio Laines, Renée Lafont réclame aussi la vérité, sous les doigts de Florentina.
Une femme d’exception
Père originaire de Bayonne, mère de l’Oise, Renée Lafont est née à Amiens, le 4 novembre 1877. Fille d’un professeur humaniste ayant eu pour élève, entre autres, Raymond Poincaré, elle devient à l’orée du XXe siècle l’une des rares femmes de lettres diplômées de l’université, maîtrisant latin, grec, italien, anglais, allemand mais surtout l’espagnol. Poète, écrivaine… dans l’après-guerre, ses romans marquent par leur liberté, pour l’époque. Traductrice reconnue, elle va également publier en 1925 Ce que sera la République espagnole de Vicente Blasco Ibañez, le «Zola espagnol». Le 29 août 1936, la voiture dans laquelle elle circule franchit accidentellement la ligne de front près de Cordoue. Tirs nationalistes : elle est blessée et capturée… «Espionne» décrètent les putschistes et Paris accepte le mensonge sur sa mort «des suites de ses blessures» avant de l’oublier en suivant. 83 ans après ? Son histoire retentit d’autant plus aujourd’hui que «ce qui se passe ici n’est pas l’affaire de Cordoue, c’est une question internationale de respect des Droits de l’Homme», rappelle, à propos de toutes les victimes du franquisme, un juriste espagnol en ce mois de janvier 2019 marqué par l’arrivée au pouvoir de la droite et de l’extrême droite en Andalousie et par… le 80e anniversaire de la Retirada de près de 500 000 républicains espagnols en France qui feront de Toulouse, «la capitale de l’exil».
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