Depuis 2008, les ruptures de stock de molécules considérées comme essentielles ont été multipliées par dix en France. Le résultat de choix industriels visant le seul profit, sous le regard d’un État spectateur.
Quel est le point commun entre le vaccin DTP (diphtérie-tétanos-poliomyélite), obligatoire pour tous les nourrissons, les anticancéreux 5-FU ou Vincristine, le Sinemet, qui permet de contrôler les symptômes de la maladie de Parkinson, ou encore l’antibiotique bien connu de tous les parents, l’amoxicilline ? Tous ont été, ces dernières années, victimes de « ruptures de stock » ou de « tensions d’approvisionnement », termes polis utilisés par l’Agence française du médicament (ANSM) pour décrire les pénuries de molécules auxquelles sont confrontés de plus en plus de malades aux guichets de leurs pharmacies.
Une personne sur quatre aurait déjà été touchée par ce phénomène « récurrent et massif », indique une enquête rendue publique la semaine dernière par France Assos Santé, collectif qui regroupe 80 associations de patients et d’usagers. Des ruptures qui concernent, dans plus d’un cas sur trois (36 %), des vaccins, mais aussi, donc, des anti-infectieux, des traitements pour les maladies du système nerveux (épilepsie, Parkinson), des médicaments contre le cancer, l’hypertension, les problèmes sanguins ou les allergies… La liste de ces molécules indisponibles s’allonge chaque année (elle a bondi de 30 % entre 2016 et 2017, selon l’ANSM), devenant un véritable phénomène structurel, et non plus une anomalie, dans notre système de santé.
« En dix ans, le nombre de ruptures de stock de médicaments dits “à intérêt thérapeutique majeur” a été multiplié par dix. D’environ 50 en 2008, on est passé à 530 en 2017. C’est spectaculaire », pointe Alain-Michel Ceretti, le président de France Assos Santé. Une envolée qui ne doit rien à la malchance. « En 2008, les ruptures observées pouvaient éventuellement s’expliquer par des événements indésirables liés à la fabrication. Aujourd’hui, les causes sont bien structurelles, liées aux choix des industriels », accuse le représentant des malades.
Perte d’indépendance sanitaire
Ces choix ? Une production de plus en plus mondialisée et concentrée sur un petit nombre d’usines. « Près de 40 % des médicaments finis commercialisés dans l’UE proviennent de pays tiers », pointe ainsi l’Agence européenne du médicament. De même, 35 % des matières premières utilisées dans la fabrication des médicaments en France dépendent de seulement trois pays : l’Inde, la Chine et les États-Unis. Une situation de « perte d’indépendance sanitaire préoccupante » pour la France et l’Europe, a convenu, en octobre dernier, un rapport du Sénat consacré au sujet.« La cause numéro 1, c’est la financiarisation de la production de médicaments, appuie Alain-Michel Ceretti. Pour la Bourse, le médicament est une industrie comme les autres, qui doit dégager du profit, et donc rationaliser au maximum. Ce qui veut dire deux choses : délocaliser la production dans des pays à bas coûts et travailler avec le minimum de stocks. » Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’à la moindre difficulté, la pénurie s’installe. Parfois, pour longtemps. En 2017, la durée moyenne des ruptures constatées pour les médicaments considérés comme essentiels était de quatorze semaines, vingt-cinq pour les vaccins. Pour le Sinemet, du laboratoire MSD (Merck), les malades de Parkinson devaient se préparer à… sept mois (!) sans leurs cachets, à compter de septembre dernier, pour cause de mise en conformité de l’usine de production, aux États-Unis.
Une situation insupportable pour Christian Bochet, un retraité, habitant de Moreuil (Somme), dont l’épouse, Line, souffrant de la maladie de Parkinson, ne supporte pas les traitements de substitution existants. Il a donc décidé de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, fustigeant une « atteinte dans l’accès aux soins ». « Sans le bon traitement, la situation de ma femme va empirer de façon prématurée ; je ne peux pas l’envisager », a confié le septuagénaire à France 3.
Mobilisée depuis plusieurs mois sur le sujet, France Parkinson, qui fédère plusieurs associations de malades (dont 45 000 sont sous Sinemet sur les 200 000 touchés par cette pathologie), a lancé en octobre une pétition adressée au gouvernement, l’accusant de « non-assistance à personne en danger ». Signée par 35 000 personnes, elle n’a donné lieu à aucune réponse du ministère de la Santé. « Par on ne sait quel miracle, des stocks de médicaments ont réapparu pour les mois de décembre et de janvier, raconte Florence Delamoye, directrice de France Parkinson. Mais, début février, on devrait de nouveau être en rupture. » Conséquence pour les malades : l’obligation de réduire les doses pour gérer la pénurie. « Ce qui veut dire voir les symptômes de la maladie réapparaître : rigidités, lenteurs, troubles de l’équilibre… » égrène la responsable associative. L’affaire du Sinemet a aussi donné lieu, fin décembre, à un fait inédit : la condamnation du laboratoire MSD à une amende de 348 623 euros, prononcée par l’Agence française du médicament, pour n’avoir mis en place aucun « plan de gestion des pénuries » et fait peser sur les patients « un risque grave et immédiat ». « La sanction reste modeste pour un géant comme Merck, mais c’est un premier pas », estime Alain-Michel Ceretti, qui plaide pour que les pouvoirs publics durcissent enfin leur attitude vis-à-vis de la Big Pharma.
Un pôle public du médicament
Pas tout à fait l’option choisie par les sénateurs dans leur rapport. Outre la création d’une « cellule nationale de gestion des ruptures d’approvisionnement », les parlementaires plaident en faveur… de nouvelles « exonérations fiscales » pour les entreprises implantant en France des sites de production. « J’ai participé à cette mission, mais je n’ai pas signé son texte final, trop frileux, indique la sénatrice PCF Laurence Cohen. Car ce qu’il faut en la matière, c’est une volonté politique forte. Cela fait des années que je plaide pour la mise sur pied d’un pôle public du médicament, qui permettrait d’être moins dépendant des labos, ou pour l’utilisation de la licence d’office pour certaines molécules en tension. Mais Agnès Buzyn dit toujours non. »
Pour Alain-Michel Ceretti, la solution de fond serait que « l’Europe parle enfin d’une seule voix face aux labos, ce qui renverserait le rapport de forces actuel, très favorable aux industriels. Mais les États s’y refusent, de manière incompréhensible ». Résultat : les laboratoires peuvent négocier les prix de leurs « produits » en toute opacité, flécher leurs stocks vers les pays les plus rémunérateurs, voire utiliser ces pénuries comme moyen de pression pour imposer leurs nouvelles molécules. C’est sûr, la gestion des médicaments en France n’a pas besoin d’une simple cure, mais d’un vrai traitement de fond.
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