Libertés publiques. Bienvenue au pays du libéralisme autoritaire

Face-à-face police et gilets jaunes, à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 22 décembre dernier. Gérard Julien/AFP

Face-à-face police et gilets jaunes, à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 22 décembre dernier. Gérard Julien/AFP

7 000 arrestations, 1 900 blessés, 1 000 condamnations en deux mois… Cette répression policière – et judiciaire – ne suffisait pas pour défendre l’ordre établi. Désormais, le pouvoir attaque la liberté de manifester et le droit à l’information.

«Nous n’avons pas construit, comme beaucoup de nations autoritaires, les anticorps au système. Donc, nous, on est des pitres ! » déplorait Emmanuel Macron, la semaine dernière, devant quelques journalistes autorisés. On comprend mieux l’impitoyable répression décrétée au sommet de l’État. À la violence policière s’ajoute, comme le déplore l’avocat Raphaël Kempf, une « violence judiciaire » orchestrée par un parquet plus que jamais aux ordres. Avec la loi dite anti-casseurs, votée hier par l’Assemblée, il s’attaque désormais au droit de manifester. Décryptage d’une véritable dérive autoritaire.

1 LA LOI « ANTI-CASSEURS » S’ATTAQUE AU DROIT DE MANIFESTER

Interdiction de manifester, fouilles, fichage… si beaucoup de députés trouvaient à redire au texte, peu pourtant ont assumé de voter contre. Le texte dit « anti-casseurs » a donc été voté largement hier par la majorité LaREM, avec l’appui de la droite LR, d’une majorité de députés Modem et UDI (387 pour, 92 contre) ; 74 députés parmi la majorité et ses soutiens se sont abstenus, témoignant des questions lourdes qu’il soulève en termes de libertés publiques.

Le groupe UDI devait ainsi en majorité voter le texte, quand bien même son article 2 donne aux préfets le pouvoir d’interdire à quelqu’un de manifester avant même toute infraction commise. Michel Zumkeller (UDI) pointe bien l’absence de débat, avec un texte de la rapporteure déposé… deux minutes avant l’heure limite de dépôt des amendements et il a beau s’insurger contre un texte outrancier rédigé par la droite du Sénat « en étant certain qu’il ne passerait pas », le gouvernement s’est saisi de la proposition LR, et c’est une version à peine édulcorée qui a été mise au vote hier soir, avant de revenir au Sénat le 12 mars. Si, pour la droite, le texte ne va pas assez loin, Julien Aubert (LR) ironisant sur « Dark Vador peut venir manifester, du moment qu’il n’a pas l’intention de commettre un trouble à l’ordre public », d’autres ont la conscience effleurée par des questionnements. Le texte, convient Olivier Becht (UDI), est ainsi « bricolé » en cours de route, durant le travail parlementaire. Si le gouvernement procède de la sorte, c’est que, s’il avait présenté son propre projet de loi, alors il aurait dû présenter en même temps une étude d’impact, « ce dont il ne voulait sans doute pas », relève Michel Zumkeller. Pour la socialiste Valérie Rabault, « il y a déjà dans la loi le délit de préparation à un acte de violence avant une manifestation », l’arsenal est suffisant. Son groupe annonce un recours devant le Conseil constitutionnel.

Sébastien Jumel (PCF) effectue un parallèle avec la tentative de perquisition à Mediapart, lundi, et évoque « la trumpisation d’Emmanuel Macron ». « C’est une liberté de la presse sous contrainte que veut Macron », dénonce le député de Seine-Maritime. Sa collègue Elsa Faucillon critique une loi qui « fait le trait d’union entre casseurs et manifestants, alors que des lois existent déjà », dans un « oubli de la mémoire », rappelant que « notre fête nationale, c’est le 14 juillet », et que cela devrait faire sens aujourd’hui.

2 UNE MANSUÉTUDE COUPABLE FACE AUX VIOLENCES POLICIÈRES

La loi anti-casseurs va de pair avec la propension du gouvernement à fermer les yeux sur les violences policières qui émaillent les rassemblements de gilets jaunes depuis trois mois. Face aux vidéos accablantes et à un bilan déjà historique (1 mort, 129 blessés graves, dont 20 énucléations et 4 mains arrachées, selon le site Désarmons-les), l’exécutif, loin de condamner les exactions de certains agents, joue la stratégie de la tension, espérant écœurer la contestation sous la lacrymo et les batailles rangées avec les casseurs. À ce jeu-là, le déni de réalité prend des proportions ubuesques. « Aucun policier n’a attaqué des gilets jaunes », osait Christophe Castaner, le 15 janvier, alors que l’IGPN (la « police des polices ») a été saisie de 116 enquêtes et a reçu plus de 300 signalements. Même irresponsabilité face à ceux (CGT, Ligue des droits de l’homme, Défenseur des droits) qui demandent à suspendre, lors des manifs, l’emploi des LBD 40 et autres grenades GLI-F4, à l’origine de graves mutilations. Pas question ! « Ces armes intermédiaires sont fondamentales », martelait, vendredi, le secrétaire d’État à l’Intérieur, Laurent Nunez. Pour le sociologue Christian Mouhanna, c’est clair : le gouvernement accroît une dérive violente du maintien de l’ordre – surutilisation de l’armement et des brigades anticriminalité – sans chercher de procédés plus pacifiques comme la négociation et l’isolement des casseurs. « Le ministère de l’Intérieur semble n’avoir aucun recul sur la gravité de la situation, s’étonne le chercheur. On est dans une pauvreté de réflexion incroyable. Même un ministre jugé réactionnaire comme Charles Pasqua avait supprimé les voltigeurs à son époque… »

3 UNE INGÉRENCE DANS LA FABRIQUE DE L’INFORMATION

La tentative de perquisition de Mediapart, ce lundi, est une atteinte directe à la liberté de la presse. Et surtout au secret des sources, qui permet aux journalistes de recueillir des informations sensibles. « Ce secret est protégé par la loi française et ne peut céder que lorsqu’il y a un motif prépondérant d’intérêt public », explique, très ferme, Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse. Or, « on ne voit pas bien comment une atteinte à la vie privée peut entrer dans ce cadre ». Et quand bien même le parquet, hier, invoquait une enquête pour « utilisation de matériel d’interception », l’avocat s’étonne qu’on puisse le reprocher à Mediapart. Et, insiste t-il, « ce serait, le cas échéant, à un juge de trancher ». Il est aussi très ferme sur les propos d’Emmanuel Macron rapportés par le Point le week-end dernier. Pour garantir une information « neutre », le chef de l’État plaiderait pour « une forme de subvention publique assumée, avec des garants qui soient des journalistes ». Soit une sorte de conseil de la « vérité ». Ce qui fait bondir Christophe Bigot, qui parle « d’une ingérence et d’une intrusion dans la fabrique de l’information ». Ce conseil de déontologie « est totalement contraire à la tradition juridique du droit de la presse en France ». Selon lui, ce droit repose « sur un principe de liberté et un certain nombre d’infractions très précises ».

4 UNE JUSTICE AUX ORDRES, ÇA PEUT SERVIR…

C’était il y a quelques mois, les gilets jaunes ne battaient pas encore le pavé, mais l’affaire Benalla était déjà venue rappeler que des magistrats aux ordres – ou redevables –, ça pouvait servir. « J’assume parfaitement le fait d’être certain que celui qui sera proposé à la nomination (au poste de procureur de Paris – NDLR) sera parfaitement en ligne et que je serai parfaitement à l’aise avec ce procureur », avait admis Édouard Philippe, le 2 octobre. « En ligne et à l’aise »… Exit, donc, les trois candidats proposés par la garde des Sceaux pour succéder à François Molins, au profit du très Macron-compatible Rémy Heitz. On comprend mieux aujourd’hui pourquoi…

Révélé par le Canard enchaîné du 30 janvier, un courriel du parquet destiné aux magistrats parisiens délivre ainsi d’incroyables consignes de fermeté à l’égard des gilets jaunes, invitant les juges à « maintenir » l’inscription au fichier du traitement des antécédents judiciaires même lorsque « les faits ne sont pas constitués » et à ne « lever les gardes à vue » des manifestants interpellés que « le samedi soir ou le dimanche matin ». On n’est jamais trop prudent… Autre illustration de cette dangereuse proximité entre pouvoirs exécutif et judiciaire : l’invraisemblable tentative de perquisition de Mediapart, lundi (lire ci-dessus). « Engager une procédure pareille, aussi sensible, qui menace liberté de la presse et protection des sources, est très surprenant », estime Vincent Charmoillaux, vice-procureur au TGI de Lille et secrétaire général du Syndicat de la magistrature. « C’est même surréaliste, appuie Me François de Castro. Le responsable du parquet ne se cache même plus d’agir pour le compte de celui qui l’a nommé ! Et ce, sans saisir un juge des libertés, qui aurait pu, lui, imposer une perquisition sans assentiment… » Pour l’avocat parisien, « le procureur de Paris n’a sans doute jamais été aussi dépendant du pouvoir exécutif »

LIONEL VENTURINI, LAURENT MOULOUD, CAROLINE CONSTANT ET ALEXANDRE FACHE
Christophe castaner et les « bêtises » de la police

Interpellé sur les violences policières par Konbini, dans un entretien diffusé hier, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a déclaré avoir envoyé une vidéo à toutes les forces de l’ordre, après la manif du 1er décembre. « Je leur ai fait un message, en leur disant, en des termes un peu différents : “Faites gaffe les gars, vous avez une doctrine d’emploi, soyez responsables, soyez exemplaires”. » Concernant les tirs aux visages de LBD, il renvoie aux enquêtes de l’IGPN. « S’il y a eu un mauvais usage de la force, il faut qu’il y ait une sanction. » Puis il ajoute : « J’avoue que le procès que l’on fait à la police de façon quasi systématique, il n’est pas juste. Parce que, comme dans toute profession, on peut faire des bêtises. C’est vrai chez les journalistes, chez les politiques, chez les plombiers, c’est vrai chez les boulangers… »


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