Tomi Ungerer : « Je suis un tritureur et un manipulateur »

À 87 ans, Tomi Ungerer reste une mine d’humour noir et d’humanisme, «    chaque dessin est un message et un défi ». G. Bally (Keystone)/Diogenes Verlag AG, Zurich

À 87 ans, Tomi Ungerer reste une mine d’humour noir et d’humanisme, « chaque dessin est un message et un défi ». G. Bally (Keystone)/Diogenes Verlag AG, Zurich

Vendredi, 28 Décembre, 2018

L’auteur des Trois Brigands n’a pas dit son dernier mot. Avec les publications de Pensées Secrètes et de The Party, pamphlets critiques sur la société américaine des années 1960, le recueil In extremis retrace cinquante ans de dessins satiriques. Entretien.

Comment a été composé le recueil In extremis  ?

Tomi Ungerer C’est une compilation réalisée par Frédéric Pajak, l’éditeur des Cahiers dessinés. J’ai donné près de 15 000 dessins au musée de Strasbourg et il a pioché dans ce fonds, entre des classiques comme les affiches contre la guerre du Vietnam, des inédits et même des esquisses. Mes livres ont des existences différentes selon les pays. Seul Diogenes, mon éditeur en Suisse, a toujours tout publié depuis 1957. Le Schwarzbuch, dont sont tirés les derniers dessins du livre, est un ouvrage publié en Allemagne sur l’écologie, contre le nucléaire et la bombe atomique. Il n’est jamais paru ici. Le titre In extremis, en revanche, c’est moi. Nous vivons actuellement une apocalypse, et symboliquement Trump en est un des chevaliers. Notre vie est une suite de saisons en enfer. Ce monde est irréparable, écologiquement et moralement. Chaque dessin est un message et un défi, il faut chaque fois trouver une nouvelle formule, un seul style m’ennuie. Aujourd’hui, je ne dessine presque plus et je pense être allé aussi loin dans la satire que je peux aller. Je me consacre désormais à l’écriture et aux collages, qui me permettent d’intégrer directement des éléments de la réalité. Dans mon prochain livre, autant pour enfants que pour adultes, à paraître à la rentrée prochaine en France, j’interprète ainsi des stances de l’Enfer de Dante. J’avais déjà publié en Allemagne un livre d’aphorismes : L’enfer est le paradis de Satan.

C’est une vision pessimiste que vous empruntez au christianisme ?

Tomi Ungerer Les chrétiens voient les catastrophes comme une punition, les juifs comme une mise à l’épreuve. La différence est immense. Nous vivons désormais dans une société que nous appelons enfin « judéo-chrétienne », et je m’identifie finalement plus aux juifs. À New York, j’ai été accueilli par la communauté juive et je me considère comme un « Laquedem » – c’est le nom qu’Alexandre Dumas, bandit sans scrupule, a donné au « juif errant », mais j’aime bien le mot. Historiquement, la communauté juive en Alsace était très importante. L’alsacien se rapproche d’ailleurs du yiddish. Nombreux sont les poètes et écrivains alsaciens juifs, comme Nathan Katz ou Claude Vigée. Il faut aussi rappeler que les nazis ont laissé partir les juifs quand ils ont occupé l’Alsace. Les juifs alsaciens morts à Auschwitz y ont été envoyés par la police française. Cette vipère est difficile à avaler.

Vous revenez souvent sur la guerre et l’Occupation, notamment dans votre autobiographie À la guerre comme à la guerre. En quoi cette période est-elle à l’origine de vos engagements ?

Tomi Ungerer Être enfant en Alsace pendant la guerre pose quelques problèmes en termes d’identité. À l’école, j’étais obligé de parler allemand et de suivre l’endoctrinement nazi ; à la maison, nous parlions français, et, dans la rue avec mes copains, l’alsacien. J’ai aussi vécu la guerre comme un soldat d’infanterie, pendant la bataille de la poche de Colmar en 1945. Nous devions creuser des tranchées antichars pour les Allemands. J’ai vu des armes, des bombes, des cadavres. En Alsace, pour survivre, il faut être rusé, et j’ai appris de ma mère à ne pas avoir peur. Tous les Alsaciens ont été flanqués dans la Wehrmacht. Mon beau-frère, dans son livre À l’ombre de la guerre, raconte comment il a déserté pour se faire rattraper à la frontière suisse et envoyer dans un camp. Après Stalingrad, il a eu le choix entre la mort et les bataillons disciplinaires SS. De son bataillon, seuls 2 soldats ont survécu, et, quand il est rentré à Colmar, sa mère avait été tuée par un éclat d’obus. J’ai aussi des amis dont les cendres d’une tante, morte dans les bombardements à Francfort, ont été envoyées dans une boîte de conserve parce qu’il n’y avait plus d’urne. Ils l’ont mangée sous forme de bouillon. La réalité dépasse toujours la fiction. Tous ces souvenirs ont forgé mon identité, mais, dans un sens, les enfants ont besoin de traumatismes pour trouver la leur. La surprotection actuelle ou la télévision créent un vide effrayant.

Vous parlez souvent de « Weltschmerz », cette douleur du monde qui mêle révolte et impuissance. On ressent toujours cette ambivalence dans vos dessins.

Tomi Ungerer Je suis obsédé par la mort. J’avais 3 ans et demi quand mon père est décédé et depuis tout petit je souffre du Weltschmerz. Je ne peux pas supporter la misère du monde et de la condition humaine. On peut avoir du courage, l’angoisse c’est une autre histoire. Ce désespoir est un moteur pour la création, une muse pour mes engagements. J’ai appris très tôt l’ambivalence humaine avec la guerre. Il n’y a pas de gentils et de méchants. Dans mes livres pour enfants, je réhabilite les animaux mal aimés, la chauve-souris, le vautour, la pieuvre, le serpent, et j’imagine avec un ours en peluche un lien entre un enfant juif et un enfant allemand. « Tous égaux, tous différents » : c’est le slogan dont j’avais fait un timbre. Il faut combattre le fanatisme et l’extrémisme sous toutes ses formes. Je suis essentiellement un humaniste. C’est une forme d’ouverture d’esprit qui s’exprime par le doute : au nom de la curiosité et du pourquoi pas. Quand on est dans une pièce, il faut toujours garder une porte ouverte pour tous ceux qui veulent entrer, les spectres et les victimes, et ouvrir la fenêtre pour garder un courant d’air.

Vous vous définissez souvent comme un « agent provocateur ». La provocation est-elle pour vous l’expression d’un cynisme ?

Tomi Ungerer Certainement pas. Je ne suis pas un cynique, j’ai trop de cœur pour ça. La provocation, c’est la meilleure des publicités pour capter l’attention. Un dessin, c’est un coup de poing. Après le bac, que je n’ai pas eu, j’ai foutu le camp en Laponie, et j’ai traversé le rideau de fer. Qui fait ça ? En Norvège, pour la première fois, j’étais dans la presse. Il y a un risque, et sans les sirènes d’alarme, je serai peut-être encore en prison aux États-Unis ou en Turquie. Mais le destin a besoin d’être provoqué. C’est l’aventure !

Vous êtes très critique vis-à-vis des États-Unis où vous avez vécu de 1956 à 1971.

Tomi Ungerer J’ai toujours fait la différence entre New York et les États-Unis. Si les États-Unis sont un pays de sauvages, New York est un pot-au-feu. J’ai vécu aux États-Unis en plein maccarthysme. Avec ma barbe, dès que je sortais de New York, on me refusait l’entrée des pubs. Au Texas, la ségrégation m’a beaucoup choqué et je me suis engagé contre la guerre du Vietnam. Ne me parlez pas de la liberté aux États-Unis. J’étais sur la liste noire du FBI. J’ai été arrêté comme communiste. Tout ça parce que De Gaulle avait été un des premiers à reconnaître le régime chinois et que la revue Newsweek m’avait proposé d’être son premier reporter. Mon visa a été refusé et les États-Unis m’ont menacé de confisquer mes biens. La liberté, c’est d’abord « In gold we trust », et la statue de la liberté accueille les migrants en tournant le dos à l’Amérique.

Quelle est la nature de votre engagement politique ?

Tomi Ungerer Je suis trop libre pour adhérer à un parti, mais j’ai toujours été très engagé dans la politique européenne et surtout l’amitié franco-allemande, dont je suis devenu un champion. Pour un Alsacien, l’Europe était l’unique solution. Sous Jack Lang, j’ai été chargé de mission aux ministères de la Culture et de l’Éducation nationale. J’ai ensuite collaboré avec André Bord à la commission interministérielle de Coopération France-Allemagne avant d’entrer au Conseil européen. En politique, je ne travaille qu’avec des personnalités qui me sont sympathiques. La seule campagne que j’ai soutenue était celle de Willy Brandt en 1969, et j’ai été très proche d’Oskar Lafontaine, le cofondateur de Die Linke. J’ai travaillé avec tous les chanceliers allemands, sauf cette brute teutonne d’Helmut Kohl. Mais on fait des projets, et avec les nouvelles élections tout tombe à l’eau. J’ai toujours défendu le projet d’apprendre la langue du voisin dans les zones frontalières. En Allemagne, j’avais même convaincu Gerhard Schröder pour qu’à la frontière avec la Pologne, les Polonais apprennent l’allemand et inversement. Ce fut si impopulaire, du côté allemand, qu’ils ont dû réintroduire l’anglais au bout d’une dizaine d’années.

Quels sont vos combats aujourd’hui ?

Tomi Ungerer Ce sont toujours les mêmes. Rien n’a changé et c’est même pire. Je ne suis pas dupe, les gens qui achètent mes livres sont ceux qui partagent mes idées. Je dessine ou écris par besoin. Je suis un tritureur et un manipulateur d’idées en fin de compte. Le temps m’a peut-être prouvé que j’avais épousé la bonne cause, mais si une cause s’épouse, elle se divorce aussi. On change d’opinion pour remplacer un préjugé par un autre. L’avantage du préjugé, c’est de le connaître. Tous les nationalismes sont relatifs. Je n’ai pas de patrie. Le patriotisme est une illusion et personne n’a de quoi être fier de l’histoire de son pays. J’ai toujours été un émigré, et d’abord dans mon propre pays. En revanche, j’ai un « Heimat », un foyer. Je me suis battu pour l’amitié franco-allemande et, si on veut trouver une solution au conflit israélo-palestinien, il faut connaître les points de vue des deux côtés, toujours se mettre à la place de l’autre. C’est la base de mon pragmatisme. Le plus important est de garantir la liberté culturelle. En Alsace, j’ai vécu l’assassinat culturel, si bien que je peux comprendre les besoins de sécession, mais il faut parfois oublier ces élans et se battre pour une amitié et une intégration nécessaires. Je suis partisan des fédérations. Avec mon identité alsacienne, rien ne m’empêche d’être citoyen français, citoyen européen et citoyen du monde.

In extremis, de Tomi Ungerer. Les Cahiers dessinés, 208 pages, 28 euros. Exposition « América », au musée Ungerer, à Strasbourg, jusqu’au 17 mars 2019. « Tomi Ungerer », à la galerie Martel à Paris, jusqu’au 12 janvier 2019.
Entretien réalisé par Lucie Servin

 


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