La ménagère et la putain ? Une invention du capitalisme !

 

Dans « le Capitalisme patriarcal », Silvia Federici relit Marx dans une perspective féministe. Parmi les « oublis » du philosophe, le travail reproductif fourni par les femmes, rien de moins que le pilier du capitalisme.

« Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail non payé. » En 1975, Silvia Federici est une des fondatrices de la campagne Wages for Housework (des salaires pour le travail domestique). Avec quelques autres, elles commencent à identifier ce travail invisibilisé et « naturel » des femmes. L’histoire commence avec les chasses aux sorcières, aux XVI e et XVII e siècles, moment fondateur du passage du féodalisme au capitalisme, qu’elle met en lumière dans « Caliban et la sorcière », best-seller mondial paru en 2004. De là, l’historienne marxiste tire le fil du développement du capitalisme. Pas question d’ajouter le chapitre femmes, mais de relire à nouveaux frais tout le processus d’accumulation. Dans « le Capitalisme patriarcal », recueil de textes inédits en français, elle donne aussi des clés dans une perspective marxiste pour renverser la table.

Le féminisme, dites-vous, a donné des outils pour relire Marx. Car, s’il a identifié l’oppression des travailleuses, il a « oublié » le travail domestique, le travail de reproduction en général… Pourquoi ?

Marx partageait une vision masculine de l’organisation sociale, qui a invisibilisé ce travail et l’a naturalisé comme celui des femmes. Et il écrit « le Capital » pendant la révolution industrielle, quand beaucoup de femmes étaient employées dans les usines et que, de fait, leur travail ménager était réduit. Cependant, il continuait, le dimanche – et toutes les femmes ne travaillaient pas à l’usine. Marx a une conception limitée du travail. Il a privilégié le travail industriel, considérant, y compris dans les conditions brutales du capitalisme, qu’il va créer les conditions matérielles de la future société communiste.

Cependant, il a condamné le contrôle patriarcal sur la famille et sur la société…

En effet, mais il était convaincu que le capitalisme, avec l’entrée des femmes dans les usines, allait détruire la famille et la relation patriarcales. Il procède de même sur l’esclavage. Marx était abolitionniste, or il n’étudie pas ce travail spécifique, qu’il voit seulement comme un élément du passé que l’expansion du capitalisme fera disparaître. Concernant le renouvellement des travailleurs, il écrit que le capitaliste « peut faire confiance à l’instinct de conservation et à l’instinct sexuel des travailleurs ». Quel instinct ? Pour lui, la reproduction du travailleur passe par ce que le salaire permet d’acheter pour subvenir à ses besoins. Et il ne voit pas la différence d’intérêts entre hommes et femmes. Ces dernières avaient peur d’être enceintes, elles meurent souvent en couches, ne peuvent concilier maternité et travail à l’usine…

En quoi votre étude des chasses aux sorcières aux XVI e et XVII e siècles a-t-elle été fondamentale pour cette relecture de Marx ?

Dans la période où naît le capitalisme, la chronologie m’a frappée : les chasses aux sorcières coïncident avec la traite des esclaves, la conquête de l’Amérique latine. En Europe, les paysans sont expulsés des communaux lors du mouvement des enclosures qui détruit une société fondée sur des relations coopératives où les femmes avaient leur place. Le capitalisme a réprimé les résistances, les hérésies, et exterminé des milliers de femmes, accusées d’être ennemies de Dieu, tueuses d’enfants, amantes du diable… Une historienne, militante, révolutionnaire, ne pouvait que s’interroger sur les raisons de ces tueries – et que Marx n’avait pas vues. Or c’est un moment fondateur de la dévalorisation du travail des femmes et de l’essor d’une division sexuelle du travail spécifiquement capitaliste. Dans cette accumulation primitive du capital, Marx a oublié les femmes. À partir de ça, j’ai élaboré une conception du développement du capitalisme plus large en le relisant sous cet angle. Les femmes, oubliées, sont en fait au cœur de ce processus. C’est pour ça que Marx n’a pas été capable d’anticiper ce qui s’est passé lorsque le capitalisme a créé un nouveau type de famille.

C’est l’invention de la « ménagère prolétaire » : comment cela s’est-il passé ?

À partir des années 1850, il y a une crise de la reproduction de la classe ouvrière. Les prolétaires, épuisés par le travail, meurent à 35-40 ans, la mortalité infantile est très élevée… Or, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, une transformation du système de production s’opère. On passe de l’industrie légère à l’industrie lourde – du textile au charbon et à l’acier – qui exige un type de travailleur plus fort et plus productif. C’est aussi une période d’intenses luttes ouvrières, de montée du syndicalisme, des insurrections de 1848 qui inquiètent les employeurs. Les femmes prolétaires aussi les inquiètent, habituées à leur indépendance et à vivre à l’usine, décrites comme guère intéressées par la reproduction. La classe capitaliste engage alors, avec l’appui des gouvernements, une réforme du travail – qui coïncide avec les intérêts des travailleurs hommes et des syndicats – qui va encore transformer l’usine, mais aussi la collectivité et le foyer, et donc la position sociale des femmes. On a fait sortir les femmes des usines par les lois en même temps qu’on a fortement augmenté le salaire des travailleurs masculins, un « salaire familial » qui permet d’entretenir une ménagère à temps plein, dédiée au travail reproductif.

Que faut-il garder des enseignements de Marx dans une perspective féministe ?

Marx a montré que la nature humaine est un produit historique, et a ainsi dénaturalisé le concept de féminité : elle peut donc changer. Mais son enseignement le plus important, toujours actuel, est d’avoir montré que le capitalisme est avant tout un système d’exploitation du travail humain. Le marché, la propriété privée, ce sont des éléments du capitalisme. La racine de l’accumulation, c’est l’exploitation du travail humain et l’accumulation du travail non payé, que le capitalisme cherche toujours à intensifier. Ça nous a permis de comprendre que le travail domestique n’est pas un service personnel, mais une forme de production : celle des producteurs. La force de travail n’est pas une donnée, elle doit être produite et renouvelée car elle est consommée dans le processus du travail. On doit reproduire des travailleurs qui soient en forme, en cuisinant, mais aussi par le travail sexuel et le travail émotionnel, élever les enfants, toutes ces tâches essentielles. C’est donc une partie intégrante de la production capitaliste, et les femmes, en tant que ménagères, sont des productrices, comme les hommes. Mais sans salaire. Elles sont ainsi dépendantes économiquement des hommes, donc dans une relation inégalitaire. Notre approche féministe – c’est-à-dire centrée sur le processus de reproduction – a montré que la maison est aussi une usine et, en tant que telle, un lieu de rapport de forces, de pouvoir. Ce n’est pas « l’espace de l’intimité » si souvent évoqué.

Dans votre réflexion sur le travail sexuel, vous montrez qu’à l’invention de la ménagère, est associée sa séparation avec l’autre catégorie de femme, la prostituée…

L’attention portée au travail sexuel est récente, elle s’est développée au XX e siècle. La création du nouveau type de famille, dédié à la production d’un nouveau type d’ouvrier exploité de manière plus intense dans l’industrie lourde, implique une réglementation plus directe de sa vie. On doit donc faire une distinction claire entre la « bonne » femme, l’épouse et la prostituée. Jusque-là, la frontière était floue : la travailleuse en usine, ayant un salaire trop bas pour subvenir à ses besoins, était amenée à se prostituer, et il n’y avait pas de condamnation morale dans les milieux prolétaires. Un travail idéologique, notamment via la littérature sociale à partir du début du XX e siècle, a défini une femme prolétaire modèle : l’épouse, avec enfants, au foyer. C’est la ménagère prolétaire, à l’inverse de celle qui fait payer son travail sexuel, la mauvaise femme. Cela a servi à établir une division parmi les femmes. Et ça a contribué à occulter le travail non payé des femmes, à le leur imposer, et à discipliner toute leur activité. En cas de déviance, il y avait la menace d’être stigmatisées comme « putes ». C’est oublier que de nombreuses femmes se marient pour des raisons de sécurité matérielle. Et beaucoup de féministes ne veulent pas le voir. Elles continuent de penser que seules les femmes qui s’autodéfinissent comme travailleuses du sexe vendent leurs services sexuels. Or les femmes sont toujours amenées, conditionnées à vendre leur corps. Il y a un continuum de l’exploitation.

Vous êtes aussi une militante qui porte un regard critique sur certains aspects des mouvements féministes… Que leur reprochez-vous ?

Les féministes ont délaissé la question de la reproduction pour se consacrer à faire entrer les femmes dans les lieux de travail dominés par les hommes. Au nom de l’égalité, mais avec qui ? Comme si les hommes n’étaient pas exploités !

Or, c’est la question de la reproduction qui est centrale. La naturalisation du travail domestique affecte aussi les femmes hors de la maison : salaires moins élevés, temps partiel, postes moins qualifiés. Et leur relation à leur employeur s’apparente à une relation matrimoniale : ils peuvent abuser d’elles, les asservir d’une manière ou d’une autre. Sortir de la maison peut aussi être un recul.

Peu à peu, tous les services publics se sont réduits : éducation, santé, crèche… Aux États Unis, on assiste à une financiarisation de la reproduction. Ce qui relevait auparavant d’un soutien de l’État est désormais à la charge des individus, a fortiori des femmes. Elles travaillent toujours plus sans pour autant subvenir à leurs besoins… Elles s’endettent. C’est un point aveugle des luttes féministes.

Je leur reprocherais aussi de ne pas avoir compris le moment historique qui se jouait. Ces luttes ont lieu alors que débutait une restructuration de l’économie globale. Dans les années 1980, en Europe et aux États Unis, une nouvelle stratégie de déstructuration de la grande industrie, de précarisation du travail et de baisse des salaires se met en place. Dans les pays du tiers-monde, un processus de recolonisation s’opère. Les femmes de ces pays ont constitué la chair à canon de la déstructuration industrielle du monde avec la « maquiladorisation » du travail. Ce sont les « sweatshops » (les ateliers de la sueur) de la confection ou de l’électronique, prestataires de marques connues mondialement. Les conditions de travail y sont proches de l’esclavage… Ces femmes travaillent 14 heures d’affilé pour un salaire de misère, exposées à la toxicité des produits et vulnérables aux abus sexuels.

Vous estimez aussi que l’on s’est trompé sur la politique de la natalité…

Les énergies se sont concentrées sur le seul droit à l’avortement. Or il n’est qu’une partie du choix. La lutte devrait aussi porter sur celles, nombreuses, qui ne peuvent pas avoir d’enfants, les femmes noires, les migrantes ou celles qui ont été stérilisées… Dans les années 1990, il y a eu des campagnes de stérilisation brutale dans beaucoup de régions d’Afrique, d’Inde et d’Indonésie.

Aux États-Unis, cette question a créé une division entre femmes noires et blanches. Dans les années 1980, « le Mouvement pour la justice reproductive », constitué autour de femmes noires, a affirmé que pour contrôler notre capacité de reproduction, on doit aussi transformer les conditions économiques. Sans ressources, on ne peut envisager avoir des enfants. Cette lutte n’a pas été soutenue. Tout cela a eu pour conséquence qu’aux États Unis, il n’y a toujours pas de congé maternité garanti par l’État fédéral et rémunéré.

Quel est votre regard sur les controverses actuelles sur l’intersectionnalité, sur le caractère dit « culturel » des questions de genre et de race, leur rapport avec la classe…

Ce ne sont pas des questions « culturelles » ! Une certaine tradition marxiste n’a pas vu que le travail domestique est une question de classe, que l’esclavage est partie prenante de l’exploitation capitaliste… Tant que le travail sera défini de manière limitée, on se posera la question du rapport entre genre et classe, race et classe… comme si les femmes ou les Noirs vivaient dans un autre monde.

L’accumulation capitaliste est aussi une accumulation des inégalités. Dans ses différentes phases, le capitalisme a toujours su les exploiter en leur trouvant de nouveaux fondements. Le racisme ou le sexisme sont des éléments structurels du capitalisme. Toute forme d’exploitation contient des éléments de violence. Je suis abolitionniste de toute forme d’exploitation.

La femme appartient-elle à la classe ouvrière à l’usine ? Et à la maison ? La maison est aussi un centre de production, mais de la force de travail. Il y a donc deux chaînes de montage : au foyer et à l’usine. Et c’est celle du foyer qui soutient l’autre. Si les femmes faisaient une grève générale de la production des enfants, le capitalisme s’effondrerait. Le corps des femmes est la dernière frontière du capitalisme. Une frontière qu’il n’a pas encore conquise. Les recherches dans les technologies reproductives pour créer la vie hors du corps de la femme, comme élaborer des utérus artificiels, sont liées à cela.

Pour vous, ce n’est pas la conquête de droits qui importe… Comment alors envisager un dépassement des rapports de domination ?

Les droits sont importants. Un mouvement comme MeToo y contribue, mais il faut qu’il regarde plus loin, vers les causes systémiques du sexisme. Pour dépasser l’exploitation, il faut un changement social complet. La tâche sera très ardue. Car, en cinq siècles, le capitalisme a planté des racines profondes en nous. Nous l’avons intériorisé.

Ces dernières années, je me suis beaucoup intéressée aux communs : des activités « auto-organisées » qu’il s’agisse de jardinage urbain, de banques de temps, de codes-source ouverts… qui « font du commun ». Cela présuppose un partage des richesses, la prise de décision collective et une révolution dans notre rapport à nous-même. C’est une organisation sociale qui a une autre logique. Une société où tout le monde peut avoir accès au moyen de sa reproduction, ou le travail, la vie sociale sont fondés sur la coopération et pas sur la compétition. Le régime capitaliste est meurtrier. Parce qu’il ne garantit pas la prospérité de tous. Seulement de quelques-uns.

Les communs, c’est mettre la reproduction au cœur de la société, ne pas accepter que sa propre prospérité se fonde sur la misère des autres. Se poser la question du sens de la production : ne pas produire des biens ou des substances qui nous empoisonnerons ou qui détruiront l’environnement. Pour moi, cette vision doit s’appliquer à tout ce que nous faisons à partir de maintenant.

Il faut donc aussi revaloriser le travail domestique ?

Le travail ménager a été tellement dévalorisé, déconsidéré, qu’on a perdu de vue le fait qu’il puisse être créatif. Il a été organisé pour les besoins du capitalisme, c’est une production pour le marché, pas pour la vie. Éduquer des enfants est un travail potentiellement très créatif, mais si on le fait seul, avec des difficultés économiques, ça peut être une torture !

Ce travail de reproduction s’étend de la naissance à la mort. Les femmes sont présentes dans tous ses lieux. Il requiert des connaissances intellectuelles, physiques, émotionnelles. Ça peut paraître de « petites » choses, mais elles ne le sont plus une fois qu’on valorise la vie.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Entre-temps, est passée une injonction à « être libérée », expliquez-vous…

Au temps de ma grand-mère ou de ma mère – j’ai 77 ans –, une femme « bien » devait faire des enfants, cuisiner, tenir son foyer. À partir des années 1950, il a aussi fallu qu’elle soit belle et s’occupe de son corps. Il s’agit alors de fournir aux hommes un service plus qualifié. Un rapport de 1953 s’inquiétait de la réticence des femmes à se consacrer au travail sexuel. On y découvrait que beaucoup d’Américaines étaient frigides. Un quart d’entre elles ne faisaient l’amour que par devoir conjugal et une proportion considérable n’en tirait aucun plaisir. Aux États Unis, le capital a donc lancé une campagne sur le front sexuel, le grand thème était la quête de l’orgasme féminin. À partir de là, non seulement les femmes peuvent faire l’amour et atteindre l’orgasme, mais elles le doivent ! Cette image de la femme libérée est très oppressive pour les femmes : perdre du poids, se maquiller… C’est une discipline et une souffrance. On regarde son corps avec les yeux du marché.

Entretien réalisé par Lucie Fougeron et Pia de Quatrebarbes

PROFIL

Universitaire américaine, militante féministe radicale, Silvia Federici est professeure émérite à l’université Hofstra (New York). Figure du mouvement Wages for Housework, fondé dans les années 1970 pour la rémunération du travail domestique des femmes, mondialement connue pour son ouvrage « Caliban et la Sorcière », elle vient de publier « le Capitalisme patriarcal » (la Fabrique).
EN SAVOIR PLUS
« Le Capitalisme patriarcal », de Silvia Federici, la Fabrique éditions,
2019, 192 pages, 15 euros.
LES SUGGESTIONS DE L’AUTRICE
« Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive », de Silvia Federici, Entremonde, 2014 ; 2017.
« Point zéro : propagation de la révolution », de Silvia Federici, éditions iXe, 2016.
« Le Salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977) », de Louise Toupin, éditions du Remue-ménage, 2014.
« Pax neoliberalia. Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence », de Jules Falquet, éditions iXe, 2016.

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