Mediapart dévoile une base de données inédite sur les achats de produits phytosanitaires par commune. Publiée une première fois par le ministère de la transition écologique en juin 2018, elle a été retirée sous la pression des lobbys agricoles. Avant qu’une version caviardée ne soit mise en ligne le 1er juillet 2019.
En 2017, les agriculteurs de France métropolitaine ont acquis 56 650 tonnes de produits phytosanitaires. Arrivent en tête ceux des communes de Chablis (Yonne), avec 199 tonnes, Lézignan-Corbières (Aude, 181 tonnes), Sancerre (Cher, 160 tonnes) et Segonzac (Charente, 150 tonnes). Point commun frappant entre ces quatre localités : on y exploite principalement de la vigne, l’une des cultures qui sollicite le plus de traitements.
Ce sont les premiers enseignements d’une base de données constituée par l’Agence française pour la biodiversité, à laquelle Mediapart a eu accès et dont une version caviardée a été publiée le 1er juillet sur le site Eaufrance, qui répertorie les achats de pesticides selon le code postal de leurs acquéreurs. On y trouve aussi les dénominations des vendeurs, des produits (comme le fameux Roundup) et des substances (glyphosate, etc.), ainsi qu’une classification selon leur dangerosité pour la santé et l’environnement.
Plus complet que les précédents jeux de données sur les pesticides – les données publiées en 2018 par l’ONG Générations futures, reprises dans de nombreux médias, portaient sur une échelle départementale –, celui-ci permet de cartographier plus finement la consommation de pesticides en France.
Cherchez un code postal ou une commune sur la carte ci-dessous pour connaître ses achats de pesticides en 2017. Utilisez le menu « visible layers » pour comparer ces données avec la surface agricole et les types de cultures (vignes, céréales, oléoprotéagineux).
Par ailleurs, les jeux de données précédemment rendus publics détaillaient les ventes et non les achats. Si une entreprise bretonne vendait des pesticides à un agriculteur normand, les quantités étaient quand même attribuées à la Bretagne, malgré le fait que celles-ci étaient utilisées en Normandie. Localiser les acheteurs – qui sont souvent aussi les consommateurs – est ainsi le moyen le plus probant pour déterminer quels sont les plus gros usagers de pesticides en France.
Néanmoins, il est essentiel de rapporter les quantités de pesticides achetées à d’autres paramètres. D’abord, la superficie agricole utilisée (SAU) diffère selon les régions. Si l’Auvergne-Rhône-Alpes se procure onze fois plus de produits phytosanitaires (2 608,88 tonnes) que la Corse (233,86 tonnes), c’est aussi parce qu’elle possède 17 fois plus de surfaces agricoles (2 863 440 hectares en 2010) que l’île de Beauté (167 904 hectares).
Ensuite, l’utilisation des produits phytosanitaires varie aussi selon les types de culture. Par exemple, en 2000, les viticulteurs consommaient à eux seuls 20 % des pesticides en France. Pourtant, à l’époque, selon des données du ministère de l’agriculture, les vignobles ne représentaient que 3 % de la surface agricole utile (SAU). En comparaison, les cultures de maïs aggloméraient 10 % de la consommation de pesticides pour 7 % de la SAU nationale.
D’autres éléments sont à prendre en compte. Les conditions météorologiques sur une année, d’une part, qui poussent les agriculteurs à acheter plus ou moins de produits. Les sièges sociaux des agriculteurs, d’autre part, qui ne se situent pas toujours dans les mêmes communes que leurs exploitations.
Un chef de service du ministère de la transition écologique, qui a souhaité rester anonyme, parle également d’un « effet de stock » concernant les pesticides : « Des agriculteurs ont commencé à stocker du glyphosate par précaution [en vue de sa future interdiction – ndlr]. Ils achètent beaucoup plus de produits qu’ils n’en consomment. »
Depuis 2009, les distributeurs agréés doivent déclarer le bilan annuel de leurs ventes auprès des agences de l’eau. Ces déclarations alimentent la Banque nationale des ventes de produits phytosanitaires par les distributeurs agréés (BNV-D), gérée par l’Agence française pour la biodiversité (AFB). Depuis 2013, le code postal de l’utilisateur final est aussi renseigné dans la déclaration des distributeurs.
Le chef de service du ministère a été témoin pendant près d’un an d’une lutte entre le gouvernement et différents acteurs du monde agricole. « Les données étaient sur un serveur, prêtes à partir, l’AFB n’avait qu’à appuyer sur un bouton. Mais ce n’était pas possible, il n’y avait plus le droit. »
En juin 2018, une version détaillée (avec les achats et les codes postaux) de la BNV-D a fait l’objet d’une publication sur la plateforme de diffusion de données publiques de l’État Data.gouv, avant d’être retirée. Sa mise en ligne était réclamée par l’association Ouvre-boîte, qui milite pour l’ouverture de données publiques. « Suite à des courriers de remontrance au ministre par des coopératives, il a été demandé de l’enlever 20 jours après », indique le cadre du ministère.
Par ailleurs, une nouvelle publication de ce jeu de données, initialement prévue le 10 avril 2019, a finalement été suspendue, après une réunion interministérielle le 8 avril. Le ministère de l’agriculture a estimé en effet que celui-ci conduirait à une stigmatisation des agriculteurs locaux, à cause de la finesse des données à l’échelle communale.
Une version caviardée du jeu de données – sans les noms des distributeurs de pesticides – a finalement été mise en ligne en catimini le 1er juillet, trois jours avant la publication de notre enquête.
Ces données sont précisément sensibles pour les distributeurs : ils sont cités nommément, avec les quantités de substances qu’ils vendent par an. En Bretagne par exemple, ceux qui ont vendu le plus de pesticides en 2017 sont les groupes Triskalia, avec 573 tonnes, et D’aucy, avec 323 tonnes. À l’échelle nationale, le plus gros distributeur est le groupe Soufflet à Nogent-sur-Seine (Aube), avec 2 327 tonnes vendues, soit environ l’équivalent des achats réalisés par l’ensemble des agriculteurs bretons.
- La publication des données liées à l’environnement : un cadre juridique particulier
Pourtant, la communication de ces données devrait être obligatoire, puisqu’elles renvoient à une question environnementale. L’article L124-5 du code de l’environnement dispose en effet que l’« autorité publique ne peut rejeter la demande d’une information relative à des émissions de substances dans l’environnement que dans le cas où sa consultation ou sa communication porte atteinte : 1° À la conduite de la politique extérieure de la France, à la sécurité publique ou à la défense nationale ; 2° Au déroulement des procédures juridictionnelles ou à la recherche d’infractions pouvant donner lieu à des sanctions pénales ; 3° À des droits de propriété intellectuelle ».
La Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) avait déjà rendu un avis en 2017, à la suite d’une demande de publication d’une partie de la BNV-D. À l’époque, la requête ne concernait que la communication des ventes par département. La Cada estimait alors que « les informations contenues dans la base de données BNV-D […] doivent être regardées comme des informations relatives à des émissions de substances dans l’environnement au sens du II de l’article L124-5 du code de l’environnement précité et relevant, par suite, des règles spécifiques prévues par ces dispositions ».
À cet effet, elle rappelait que « l’autorité administrative ne peut s’opposer à leur communication au motif que leur divulgation serait susceptible de porter atteinte au secret de la vie privée ou au secret en matière industrielle et commerciale ». Cet avis avait donné lieu à la mise en ligne d’une partie des données de vente par département de la BNV-D.
Malgré la demande de publication effectuée en décembre 2017 par Ouvre-boîte et les antécédents sur ce dossier, le ministère de la transition écologique n’avait, jusqu’à ce 1er juillet, pas souhaité divulguer les données complémentaires de la BNV-D.
Le 6 mars 2018, n’ayant toujours pas eu de réponse, l’association Ouvre-boîte avait décidé de saisir la Cada, conformément aux articles L311-9 à 11 du code des relations entre le public et l’administration. Ceux-ci disposent que « le silence gardé par l’administration, saisie d’une demande de communication de documents en application de l’article L. 311-1, vaut décision de refus ».
Contrairement aux données de ventes de la BNV-D par département, celles des achats par code postal de l’acheteur sont plus sensibles. Elles renseignent également le numéro Siret des vendeurs. Assez pour faire passer cette information comme une « atteinte au secret de la vie privée ou au secret en matière industrielle et commerciale » ? Pour connaître l’issue de cette demande, il faudra attendre l’avis de la Cada, contactée début avril par Mediapart mais restée silencieuse jusqu’ici.
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Contacté sur les raisons officielles de la non-publication du jeu de données, le service presse du ministère n’avait pas donné suite à nos demandes avant la publication de cette enquête. Le cadre du ministère était formel : « Il y a actuellement cinq ou six demandes d’accès à cette BNV-D auxquelles on ne répond pas parce que le ministère dit : “Vous ne répondez pas.” »
Conscients de « l’illégalité » de ce silence, certains au sein du ministère avouaient souhaiter une saisine du tribunal administratif : « On veut être attaqué. On veut juste crever l’abcès. Quand Élise Lucet a fait son show [revoir sur le site de France 2 le numéro d’« Envoyé spécial » consacré au glyphosate – ndlr], elle n’a jamais fait de demande à la Cada. Si elle l’avait fait, le cabinet du ministère se serait couché, il n’aurait pas tenu le choc. Mais du coup, ça fait deux ans qu’on est toujours dans la même merde. »
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