S’occuper des autres, c’est s’occuper de soi

Par Jean-François Marmion in …

L’existence peut être belle, et même mieux encore, lorsqu’on se soucie d’abord de celle des autres. Un lieu commun moralisateur ? En tout cas, c’est ce que mettent en avant les chercheurs en psychologie positive… mais aussi de nombreuses personnes au soir de leur vie.

Réfléchir à la belle vie, c’est se la compliquer… La définir tient déjà du casse-tête. Une belle vie va-t-elle de pair avec le plaisir ? Le bonheur ? L’absence de maux ? La sagesse ? Si j’ai tout pour être heureux selon un observateur extérieur mais que je ne le suis pas, ai-je une belle vie ? Et inversement, le sage qui parviendrait à garder un sourire sincère dans le dénuement grâce à la fidélité à ses valeurs, bénéficierait-il d’une belle vie ? Ajoutons à cela que dans toute la littérature scientifique anglophone, on ne parle pas de « belle », mais de « bonne » vie : a good life. Est-ce vraiment la même chose ?

La belle vie, malgré son fouillis conceptuel, constitue aujourd’hui un centre d’intérêt majeur de la psychologie positive. Née avec le 21e siècle, celle-ci recouvre tout un champ de recherches essayant d’établir, sur des bases scientifiques, ce qui contribue au bien-être ou à la résilience malgré les aléas du quotidien. Elle fut officiellement fondée par Martin Seligman, qui lui assura une ampleur immédiate lorsqu’il accéda à la présidence de l’American Psychological Association, au tournant du millénaire… distinction qui lui fut accordée après des décennies de recherches sur la dépression ! Cependant le premier à employer l’expression de « psychologie positive » avait été le psychologue Abraham Maslow, celui-là même qui, durant la Seconde Guerre mondiale, théorisa sa célèbre pyramide des besoins. Laquelle demeure une piste intéressante pour définir ce que pourrait être une belle vie, et qui trouve des échos dans la psychologie positive d’aujourd’hui.

La plus belle n’est pas la meilleure…

Selon A. Maslow, nos besoins les plus vitaux, les plus décisifs pour notre survie (alimentation, chaleur…), constituent la base de la pyramide. Ils sont incontournables : leur assouvissement seul permet le luxe d’envisager des aspirations liées à l’appartenance sociale ou à une bonne estime de soi. De la solidité de chaque étage dépend ainsi la réalisation de motivations plus personnelles. Au sommet de la pyramide trône le bonheur, accompagnant notre véritable accomplissement. La belle vie… Mais à mieux y regarder, il est même possible, tout en haut, d’échapper à la pyramide, d’en sortir, lorsqu’en règle générale on ne pense plus à ses besoins personnels mais à ceux d’autrui, ou à des valeurs qui nous dépassent. La crête de la pyramide établit un point de contact avec quelque chose de l’ordre du mystique, du divin. Évidemment, bien peu l’atteignent…

La psychologie positive se plaît, elle aussi, à proposer des formes de hiérarchie du bonheur. Où l’on va retrouver la « belle » vie… mais, comme chez A. Maslow, pas tout à fait au sommet. À l’appui de données scientifiques recueillies dans différentes cultures, M. Seligman en personne établit d’abord une distinction entre une vie « simplement » agréable (pleasant life) et une belle vie (good life). Dans la première, globalement, nous parvenons à jouir des plaisirs simples dans l’instant présent, en paix avec le passé et sans anxiété majeure pour l’avenir. Dans la deuxième, nous savons identifier et utiliser nos points forts et nos qualités pour mener notre existence avec créativité, sur un mode plus actif. Le fin du fin, toutefois, le nectar de l’existence, ne serait pas la « belle vie » mais une vie pleine de sens (meaningfull life), où nous parvenons à transcender notre propre bonheur pour nous mettre au service des autres. Le « sens » n’aurait de sens que dans l’oubli de soi… On pourrait donc parler d’une pyramide des vies, en écho à la pyramide des besoins : la vie agréable ne serait pas savourée par tous, la belle vie concernerait moins de personnes encore, et la vie pleine de sens ne serait réservée qu’à des privilégiés (1).

La question du sens n’a pas attendu le raz-de-marée de la psychologie positive pour se voir proposée par des psychologues comme condition d’une vie accomplie. Viktor Frankl ou Irvin Yalom, respectivement via la logothérapie et la psychothérapie existentielle, ont par exemple imaginé des types de prise en charge aidant les patients à trouver une signification à leurs difficultés et même à leurs traumatismes. Néanmoins le sens est jugé aujourd’hui primordial au point de constituer, selon le psychologue et philosophe canadien Paul Wong, l’un des quatre piliers de la psychologie positive avec la résilience, le bien-être (physique et psychologique), et la vertu (considérée comme le fait de se sentir quelqu’un de bien).

D’où vient le sens ?

Une enquête approfondie, portant sur 400 adultes américains, insiste sur la différence entre ce qui rend heureux et ce qui, de surcroît, donne du sens à la vie (2). Le bonheur, pour les sujets interrogés, c’était à la fois le plaisir, l’absence de problèmes, et suffisamment d’argent pour s’en sortir… Ce qui ne donne pas de signification à l’existence. Quelle que soit la culture considérée, c’est la qualité de nos relations sociales qui favoriserait à la fois le bonheur et, mieux encore, l’impression que notre vie se voit épargnée par l’absurde. L’impression générale de telles recherches, discutable à l’envi, est que le bonheur ne constituerait, après tout, qu’un pis-aller au sens de la vie : à défaut de comprendre pourquoi nous sommes là, contentons-nous du bonheur. « Vivons heureux en attendant la mort », selon la formule de Pierre Desproges… La mort, parlons-en ! Car il arrive qu’elle aussi alimente ces réflexions sur le sens de la vie. Depuis les années 1980, une branche de la psychologie sociale américaine, la psychologie existentielle expérimentale, étudie scientifiquement les stratégies de « gestion de la terreur », ce que la psychanalyse qualifierait de mécanismes de défense, face à la certitude que nous mourrons un jour. Ces stratégies peuvent consister à adhérer à des idéaux, des croyances, des valeurs, dont l’intemporalité dépasse notre éphémère existence individuelle. In fine, certains de nos comportements les plus altruistes et les plus moraux pourraient s’expliquer par l’espoir plus ou moins conscient d’être perçu, et remémoré après notre mort, comme « quelqu’un de bien ». La peur souterraine de la mort, au lieu de gâcher la vie, l’enluminerait (3). L’altruisme utilitaire, en somme.

Une belle mort pour une belle vie… et vice versa

Aux États-Unis, la belle mort (good death, en parallèle à la belle vie, good life) inclut à la fois le droit de mourir dans la dignité et un grand départ dans une certaine sérénité (4). Il ne s’agit pas de « belle mort » au sens où elle serait vécue comme une expérience enrichissante. Et pourtant… Des recherches récentes vont à contre-courant de nos représentations intuitives de la mort. Celle-ci ne serait pas toujours si éprouvante que cela. Un article scientifique s’intitule même : « Mourir est étonnamment positif » (5) ! Ses auteurs ont procédé à l’analyse lexicale de blogs rédigés par des malades en phase terminale. Résultat : beaucoup d’émotions fortes sont décrites et exprimées, qu’elles relèvent du désespoir… ou, deux fois plus fréquemment, d’une forme de bonheur apportée par l’acceptation de son sort. Mieux encore, les émotions positives se multiplient à mesure que l’échéance se rapproche. Lorsqu’on demande à des sujets ordinaires de tenir à leur tour un blog en s’imaginant devoir perdre la vie très prochainement, c’est au contraire le vocabulaire sombre qui prédomine. Les chercheurs ont également procédé à l’analyse des dernières paroles de plus de 500 condamnés à mort texans au moment de leur exécution. Là encore, les émotions fortes mais positives sont très majoritairement exprimées. Et là encore, quand des individus lambda doivent se mettre dans leur peau, leurs textes versent davantage dans le désespoir. Ce que nous imaginons de la mort pourrait donc se révéler totalement différent de ce que nous éprouvons au pied du mur. En outre, en fin de vie, les individus concernés trouvent de la consolation dans la signification qu’ils attribuent à leur passage sur Terre, et qu’ils puisent dans la référence aux autres, à ceux qu’ils ont aimés. Les voilà donc accédant à la vie pleine de sens censée couronner la « simple » belle vie.

Il convient de considérer de tels modèles avec précaution. Mais cette piste souligne combien notre existence peut être belle jusqu’aux dernières secondes… voire uniquement dans ses derniers instants, pourvu que notre exemple nous paraisse embellir et inspirer, rien qu’un peu, les vies qui nous sont chères.

 

« Qu’ai-je transmis ? »
Le regard de Christophe Fauré

Quel regard porte-t-on in extremis sur son existence, alors qu’on sait qu’on va la perdre ? Comment juge-t-on si l’on a vécu une belle vie ? Fort de son expérience en soins palliatifs, Christophe Fauré constate la récurrence de certains motifs. À la fois simples et centraux…


Psychiatre spécialisé dans l’accompagnement face aux deuils, divorces et autres ruptures de la vie, il vient de publier S’aimer enfin ! Un chemin initiatique pour retrouver l’essentiel, Albin Michel, 2018.


Que vous disent les personnes que vous accompagnez en soins palliatifs sur ce que peut être une belle vie ?

Ma réponse va vous paraître tarte à la crème, mais vraiment ça ne l’est pas. Ce que les gens se demandent alors, c’est : « Qu’est-ce que j’ai donné de moi ? Comment j’ai aimé ? » L’important, c’est de pouvoir se retourner pour contempler une vie où l’on s’est décentré de soi en y trouvant du plaisir et, disons le mot, de la joie. D’avoir fait une différence, d’une manière ou d’une autre, dans la vie d’autrui. De sentir qu’il va rester quelque chose de son passage sur Terre, ne serait-ce que dans son cercle familial, rien qu’en ayant donné des valeurs qui vont aider ses enfants, ses petits-enfants ou d’autres à avancer. Ce qui donne le sentiment d’une belle vie, c’est savoir que ceux qu’on aime pourront prendre le relais après notre départ et en bénéficier à leur tour. « Qu’est-ce que j’ai donné ? Qu’est-ce que j’ai transmis ? Comment j’ai aimé ? » Ces questions sont présentes dans tout ce que j’ai pu entendre auprès des personnes en fin de vie. Certaines font le constat triste qu’elles n’ont pas coché ces cases-là dans leur vie. Ce sont les plus amères, déprimées, angoissées, à cause de cette impression d’avoir perdu du temps, gâché cette existence. Je l’ai tellement entendu, je ne peux pas l’inventer !

Quitte-t-on la vie avec moins de regrets quand on considère qu’elle était belle ?

J’ai tendance à le croire. Dans la mesure où l’on a suffisamment cheminé intérieurement pour ne pas s’arc-bouter contre cette réalité qui s’avance, et qui nous dit que ça va se terminer. Alors, dans la relecture de ce qu’on s’apprête à quitter, et en constatant qu’on a laissé quelque chose de positif aux autres, on peut s’éteindre de façon apaisée. Avec le sentiment du travail accompli. « Je peux me reposer, maintenant. Je peux partir. C’est bon… »

Les personnes en fin de vie donnent-elles volontiers des conseils à ceux qui restent ?

Oui, et on en revient toujours, plus ou moins explicitement, à cette part d’altruisme, cette forme de spiritualité qui échappe à la sphère égocentrique où l’on peut parfois l’enfermer, quand on ne s’occupe que de soi. « Apaise-toi, et apaise autour de toi. Prends soin de toi pour pouvoir prendre soin de tes enfants ou de ceux qui sont autour de toi. » On constate que peu de gens y parviennent ! Mais chacun dispose de sa propre boussole intérieure, qui nous appartient en propre, que personne d’autre ne peut nous abîmer. Il est toujours possible de la découvrir pour ne pas se perdre.

Propos recueillis par Jean-François Marmion

La belle vie des ados : les copains d’abord

L’importance des autres pour mener une belle vie est ressentie très tôt. Une recherche (6) montre par exemple que pour les adolescents, une belle vie inclut l’absence de difficultés matérielles, la réalisation de ses rêves, mais aussi pouvoir compter sur sa famille et ses amis, et aider les autres. Être quelqu’un de bien, c’est traiter les autres correctement, mais aussi rester authentique et sincère. Dans une autre étude (7), les adolescents décrivent la belle vie comme une expérience de bien-être, d’estime de soi et de positivité, tout en étant bien entouré. Et l’essentiel, c’est les amis ! Parmi la trentaine d’ados interrogés, aucun n’avait envie de transiger sur ce critère. Même ceux qui, de toute évidence, n’avaient pas vraiment de copains…

NOTES

1.Martin Seligman, Authentic Happiness. Using the new positive psychology to realize your potential for lasting fulfillment, Free Press, 2002.
2.Roy F. Baumeister et al., « Some key differences between a happy life and a meaningful life », The Journal of Positive Psychology, vol. VIII, n° 6, octobre 2012.
3.Kenneth Vail 3rd et al., « When death is good for life. Considering the positive trajectories of terror management », Personality and Social Psychology Review, vol. XVI, n° 4, novembre 2012.
4.Emily Meier et al., « Defining a good death (successful dying). Literature review and a call for research and public dialogue », American Journal of Psychiatry, vol. XXIV, n° 4, avril 2016
5.Amelia Goranson et al., « Dying is unexpectedly positive », Psychological Science, vol. XXVIII, n° 7, juillet 2017.
6.Kendall Bronk, « Early adolescents’conceptions of the good life and the good person », Adolescence, n° 172, hiver 2008.
7.Sølvi Helseth et Nina Misvaer, « Adolescents’perceptions of quality of life. What it is and what matters », Journal of Clinical Nursing, vol. XIX, n° 9-10, mai 2010

 


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