Faut-il toujours vouloir faire table rase ? in Regards.fr

Cent ans après la révolution soviétique, nous avons demandé à Paul Chemetov, fils d’immigré russe, architecte et urbaniste engagé, longtemps membre du Parti communiste, ce qu’il en retenait. Faut-il encore vouloir faire du passé table rase ? Ou faut-il renoncer à la rupture ?

La question posée par Regards entremêle des mots : rupture, passé, radicalité, innovation, changement, révolution enfin, tous chargés d’affects, qui laissent dans leur sillage une écume d’enthousiasmes et d’amertumes. Mais les mots donnent forme, quand ils sont partagés, au désordre du monde et il faut donc s’y affronter et briser leurs chaînes de signification pour en forger d’autres. Commençons.

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Rupture : tout d’abord celle d’un câble et voilà la montagne, la neige, les téléphériques et les victimes convoqués ; celle d’un barrage. Celle d’une histoire sentimentale qui s’achève. Rupture politique aussi, comme la stratégie théorisée dans le domaine de l’action judiciaire par feu Jacques Vergès : en fait, renverser la table, tirer un coup de pistolet dans un concert, imposer dans une action convenue les codes d’une autre pratique. La rupture en ce cas devient productive d’une autre logique, d’une autre vision du monde, elle révolutionne parce qu’elle retourne cul par-dessus tête l’ordre, la compréhension, l’usage.

Mais on ne peut rester dans cette position inconfortable, sauf à être comme un hamster dans sa roue, elle tourne et lui, pourtant agité, reste sur place. Voilà une révolution au sens premier de ce mot, selon le Petit Robert : le retour périodique d’un astre à un point de son orbite. Et pour les architectes ou les amoureux de Chambord : escalier à double révolution. Il faut attendre le XVIIIe siècle, Rousseau et Montesquieu pour donner à ce mot son sens actuel. On en sait les avatars plus récents : la révolution culturelle de Mao, celle permanente de Trotski – bref, comme disait dans un mouvement de lucidité François Mitterrand, « le coup d’État permanent ».

Le temps et la rareté

Si tous les sens que charrie le mot révolution conditionnent sa pratique, passé le grand soir elle s’installe comme pouvoir, oublieuse de la formule de Michelet qui définissait celle de 89, en France, comme l’avènement de la loi, la résurrection du droit, l’avenir de la justice. On peut légitimement demander quels sont les privilèges cachés dans chacun de ces mots qui devraient nous réunir et qui, de fait, balisent les lignes de partage de la société. La loi, le droit, la justice n’ont pu assumer le partage équitable. Et si le socialisme veut assurer à tous le gite et le couvert, l’école et l’hôpital, il est un problème qu’il ne peut résoudre et doit accepter comme un caillou dans sa chaussure : c’est celui de l’exception, de la rareté. On ne peut promettre à tous le Château-Margaux. Faut-il réguler cette rareté par le prix, par les privilèges de la nomenclature, par le tirage au sort, avec le secret espoir d’une rédemption dans les paradis de l’ivresse ?

On peut faire un constat semblable dans le domaine du logement pour tous. Aux caves et galetas du XIXe siècle ont succédé l’habitat faubourien, l’eau sur le palier et les WC dans la cour. Dans le même temps, à l’Ouest s’édifiaient des appartements pompeux. Après les tentatives philanthropiques des cités jardins, l’après-guerre a produit les grands ensembles, l’habitat de la multitude. Même si, à deux générations de distance, ces logements nous semblent périmés pour nos références actuelles, ils ont pour la première fois donné de la surface, de l’eau chaude, le chauffage central et quelques vues sur l’avenir à des innombrables qui, par cette expérience, sont devenus exigeants – soit d’un habitat autrement partagé, participatif dit-on aujourd’hui, soit du refuge dans le pavillon individuel : une chaumière et un cœur. Cependant, même l’habitat rêvé reste situé, les uns avec vue sur la Seine et les autres sur les voies ferrées.

Et on voit bien à cet exemple prosaïque, celui qui a interrogé toute ma pratique, que la réponse de la quantité, de l’équité apparente de l’existence minimale pour tous fait l’impasse sur les pratiques, les cultures et les mémoires : ce que l’on nomme le passé, dont il faudrait faire table rase. Les humains vivant en société dans un entrelacs de références matérielles et culturelles, qui les entravent, mais les empêchent de tituber, ils ne peuvent avoir le même rapport au temps qu’un insecte d’une durée de vie de quelques semaines.

Un refrain entraînant mais confusionniste

La table rase ne profiterait qu’aux êtres autonomes asociaux et autocentrés dans leur scaphandre de certitudes. La majorité d’entre nous, dans l’accumulation des cailloux blancs des chemins de nos vies, dans le bouillon des histoires familiales, dans le poids matériel des pratiques ossifiées dans nos habitats, nos villes, nos routes ou même dans les sillons et les haies du paysage agricole, en rien naturel (seule la forêt primitive ou la jungle le sont), confrontent dans les bricolages de la vie le temps de plus en plus long des destins individuels et le temps très lent du monde bâti. C’est dans le renouvellement permanent de ce temps long que, comme des bernard-l’hermite, nous habitons nos coquilles. Les bâtiments où nous vivons et les objets manufacturés que nous chérissons, comme nos voitures, ont des existences conjointes mais des rapports au temps totalement différents.

Ces armures non seulement matérielles, mais culturelles ou affectives, par leurs ancrages profonds et leurs probabilités d’avenir, sont autant de témoins dans la transmission des expériences humaines. Mais ces pratiques, il faut les théoriser pour ne pas les mythifier et être capable de penser l’innovation et le changement. L’innovation ce n’est pas, comme le disait un publicitaire britannique, « coller une étiquette « nouveau » sur un produit qui se vend mal » ; le changement, ce n’est pas le propos désabusé du prince dans Le Guépard. Car pour aller au-delà de l’apparence, il faut de la radicalité, c’est-à-dire un retour à la racine des choses, à leur origine passée. Du passé faisons table rase est certes un refrain entraînant, mais confusionniste.

Dans la doxa communiste, cette question a été le plus souvent éludée. On peut trouver chez Marx quelques remarques aiguës sur le Parthénon et les temples grecs qui nous émeuvent par-delà les siècles, mais le courant dominant parle en termes d’infrastructures et de superstructures – d’où le reflet léniniste, loin des analyses radicales de l’école de Francfort ou de Walter Benjamin. On pourrait indéfiniment faire la liste des mauvais chemins empruntés aux carrefours de l’histoire, mais aujourd’hui constater avec effroi que l’humanité est en capacité de s’autodétruire. Dans cette situation, on ne peut faire de notre passé table rase.

Les abris de l’action politique

La révolution, la radicalité, le changement, l’innovation, tous ces mots parlent de la conflictualité assumée, de ce qu’il y a d’antagonique dans toute société et par quelle dialectique elle avance. Le progrès, ce n’est pas toujours plus, c’est sans doute désespérément mieux. C’est ce qui fonde et justifie l’action politique. Mais sans pensée politique, sans projet et sans références, il n’y a pas d’action commune possible. Dans le monde contemporain où la segmentation, l’individuation, la concurrence ou la compétitivité l’emportent, comment être des êtres autonomes capables d’empathie ? Se pensant comme totalité et non comme fraction ? La forme parti – par ailleurs si efficace – en est une. Mais la forme d’organisation ne peut se séparer des lieux de son expression. Le désordre apparent (mais l’ordre caché) de Nuit debout et le rituel de tout office religieux – fût-il politique, clercs et laïques séparés et communiant ensemble – sont les deux formes extrêmes qui bornent ce qu’il faut atteindre. Dans ce champ, les manifestations, les grèves et leurs rituels – si elles ne deviennent pas des enterrements convenus, les cortèges funèbres des illusions perdues – sont aussi nécessaires par l’apprentissage du commun que par leurs objectifs affichés.

Aux activités humaines, on a toujours trouvé des abris, dont les formes et l’organisation disent tout de la société comme des rapports sociaux. Quels sont les abris de l’action politique aujourd’hui : les hologrammes, le journal télévisé, les questions au gouvernement du mercredi ? Le socialisme naissant rêvait aux maisons du peuple, comme aux bourses du travail, il cherchait refuge dans la sociabilité des estaminets dont la tradition anarchiste perdure toujours en Catalogne ; les clubs révolutionnaires anticipaient ce besoin. Il reste des formes à trouver, mêlant sous un même toit les Restos du Cœur, les bibliothèques, les cafés, les kiosques à musique et les permanences politiques, des associations ou syndicats. Bref, en tâtonnant, trouver des formes d’autogestion qui rendraient cette utopie nécessaire est sans doute une des pistes qu’il faut explorer.

« Des formes inimaginables »

Et si nous célébrons octobre 2017, c’est pour marquer le centenaire de la révolution russe. Le centenaire de celle de 1789, la nôtre, vit à Paris l’érection de la tour Eiffel, un banquet de tous les maires de France et la création d’une galerie de zoologie (l’évolution, pas encore la révolution), au Muséum d’histoire naturelle. À quoi aurons-nous droit pour ce premier centenaire ? Le tir d’un missile balistique, un homme ou une femme dans l’espace, une parade militaire sur la place Rouge devant un mausolée ? Comment donc célébrer Octobre ? Et là, il me faut faire un détour par l’histoire familiale.

Mon père fut témoin et acteur des révolutions de février et d’octobre, et de la guerre civile qu’il commença aux côtés des Rouges et termina dans les rangs de l’armée blanche… Alors que je voyais avec lui quelques films soviétiques qui reconstituaient ces événements, il me disait : « Mais octobre, ce ne fut pas ça, ce fut aussi un 68 en armes, c’était des soldats dormant à même le sol, dans les couloirs de Smolny, des salles enfumées où se succédaient à la tribune les leaders révolutionnaires et même un piètre orateur comme Lénine ». Octobre ne fut cependant possible que par la première guerre mondiale et les masses armées qui en Russie retournèrent leurs fusils – il en suivit tout de même une conception militarisée de l’action politique qui fait partie de notre histoire et dont il nous faut faire le deuil.

Pour conclure, je citerais Roger Vaillant, proche compagnon de route des communistes qui, en 1960, écrivait dans son roman La Fête : « Un nouveau type d’homme s’était formé, s’était forgé pendant la première moitié du siècle dans les luttes ouvrières et la guerre civile : le bolchevik… il avait soudainement pris conscience après le vingtième congrès du PCUS que l’histoire était entrée dans une nouvelle phase, sans qu’il s’en fut aperçu… Le bolchevik était désormais un personnage historique comme les disciples de Socrate, les Romains de la République, les conventionnels ou les chefs d’industrie qui édifiaient des empires… Il fallait planter là tout ce qui n’était plus vivant dans la mémoire des hommes, les charges de la cavalerie rouge, les occupations d’usine. La Révolution est démodée, elle a changé de nom. Elle prendra des formes inimaginables. » On pourrait ajouter : et à ce jour inimaginées.

Paul Chemetov

 


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