Enseignants : les raisons de la colère in Alternatives Eco.

Cécile Blanchard Rédactrice en chef des Cahiers pédagogiques

Lorsque Jean-Michel Blanquer a fait ses débuts au ministère de l’Education nationale, une certaine apathie s’est manifestée chez les enseignants, qui semblaient ne réagir à aucune de ses annonces. Bon nombre d’observateurs, et le ministre lui-même, y ont lu une forme de soutien. Pourtant, si la mesure prévoyant des classes de CP à douze élèves en éducation prioritaire est difficilement contestable, la suppression corollaire du dispositif « Plus de maîtres que de classes »1, alors qu’il venait d’être mis en œuvre et qu’il n’avait pas été évalué, ne plaisait pas à la plupart des enseignants du premier degré. Et que dire de la réforme du lycée, qui n’a mobilisé contre elle qu’après son adoption, voire le début de sa mise en œuvre ?

Grève record

Les enseignants sont pourtant sortis de leur état de sidération depuis la discussion autour de la mal-nommée « loi pour une école de la confiance » au printemps 2019. Ils prennent aujourd’hui une grande part dans le mouvement contre la réforme des retraites, sans qu’on l’ait forcément vu venir. Lors de la journée du 5 décembre, près de la moitié des enseignants étaient grévistes aux dires du ministère, les trois quarts d’après les syndicats. C’est du jamais-vu depuis au moins 15 ans ! Et, comme l’a pointé l’historien Claude Lelièvre, une radicalisation n’est pas à exclure si la mobilisation actuelle ne porte pas ses fruits.

Certains enseignants sont en grève continue depuis le 5 décembre. Ils prennent la parole dans les débats publics et sur les réseaux sociaux. Parlent aussi ceux qui ne font pas grève parce qu’ils n’en ont pas les moyens – les jeunes enseignants en particulier, qui ne peuvent pas perdre une journée de salaire mais qui refusent d’être comptés au nombre des « soutiens » du gouvernement. Certains d’entre eux portent un brassard, affichent leur soutien à la grève sur leur pare-brise ou leur vélo.

Décrochage des revenus

Si les enseignants se mobilisent contre la réforme des retraites, c’est bien sûr que celle-ci, telle qu’elle est prévue à ce jour, va les maltraiter tout particulièrement. Il est aujourd’hui de notoriété publique (en partie grâce à cette mobilisation !) que les enseignants sont moins bien payés en moyenne que leurs homologues des autres pays de l’OCDE, selon les chiffres de l’organisation elle-même. L’écart est particulièrement net en milieu de carrière, mais le constat reste valable dans son ensemble, même si un rattrapage s’effectue à la fin.

La retraite par points, avec des pensions calculées sur la totalité de la carrière et non plus sur les six derniers mois, devrait donc bel et bien créer un décrochage assez spectaculaire de leurs revenus. Divers chiffres ont été énoncés, et ils sont impressionnants : c’est de centaines d’euros par mois que la pension des enseignants sera amputée si la réforme passe en l’état. Une situation reconnue par le gouvernement lui-même, le Premier ministre et le ministre de l’Education assurant que le taux de pension allait être « sanctuarisé » par la loi.

Epuisement

Les enseignants sont en colère contre cette réforme, mais témoignent aussi d’un « gros ras-le-bol », de « lassitude, épuisement, colère » en général, a-t-on pu lire ou entendre un peu partout. Beaucoup dénoncent le mépris du gouvernement et de leur ministre, qui, à force de multiplier les injonctions sur la façon de faire cours, jusqu’à dire parfois combien de temps par jour il faut faire ceci et cela, remet en cause leurs compétences et leur professionnalité, mais aussi leur autonomie pédagogique. Et bien sûr, la rémunération insuffisante est au cœur du ressentiment.

Ajoutons à cela des effectifs surchargés, le manque de reconnaissance d’un métier vécu comme de plus en plus difficile, des nouveaux dispositifs non financés (comme la chorale dans chaque école et établissement), les crédits pédagogiques en baisse, l’état de déshérence de la formation continue, le sentiment d’impuissance face aux difficultés des élèves… Une accumulation de sujets de mécontentement qui a eu raison des digues habituelles que sont chez eux l’intérêt des élèves ou le sens de la « mission » et de l’intérêt général. On en avait eu de premiers signes après le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin, fin septembre dernier.

L’exigence d’une revalorisation importante des salaires a trouvé un écho au sein du gouvernement, comme moyen de limiter la baisse des pensions. Mais les premières annonces, encore relativement floues, ne sont pas de nature à calmer les esprits. La revalorisation serait « progressive », étalée sur une dizaine d’années au bas mot, commencerait « à partir de 2021 », après un dialogue social encore à peine entamé. De plus il s’agirait essentiellement de primes, sans qu’on sache sur quel critère elles seraient versées. L’été dernier, le ministre avait clairement conditionné la revalorisation au fait de « travailler plus ».

L’école de la défiance

Quant aux prises de parole tous azimuts du ministre en décembre, elles ont eu plutôt tendance à jeter de l’huile sur le feu. Fin novembre sur RTL, il a ainsi assuré à propos des enseignants que « certains sont en grève parce qu’ils ne comprennent pas tout ». Traduction par ces mêmes enseignants : « Il pense que les profs sont des cons ». Le 10 décembre, sur France Inter, il dit que « s’il y avait un retrait de la réforme » (une « hypothèse d’école [qui] n’arrivera pas »), les professeurs en seraient les « principales victimes », puisque « tout un pan de la justification [de la revalorisation] ne serait plus là ». Traduction chez les enseignants : « Pas de revalorisation pour ceux qui ne seront pas concernés par la réforme ». Enfin, le ministre s’est également allé à hasarder que la grève de mardi serait peu suivie par les enseignants, ceux-ci étant rassurés par ses annonces et cette réforme qu’il qualifie d’« opportunité de progrès ». Traduction dans les salles des profs : « C’est de la provocation, mobilisons-nous ! ». C’est à se demander comment Jean-Michel Blanquer peut ne pas s’apercevoir de la contre-performance de ses « petites phrases »…

On ne se risquera pas à prédire jusqu’où ira cette mobilisation, notamment avec la césure des vacances de Noël. Mais on ne risque pas grand-chose à affirmer que, pour une grande majorité des enseignants, tous niveaux confondus, c’est bien une défiance durable envers leur ministre qui s’est installée.

  • 1. Dispositif qui permettait d’affecter à certaines écoles un enseignant supplémentaire, en soutien des professeurs ayant charge de classe, pour aider la progression des élèves en difficulté (travail en atelier, en petit groupe…).

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