On le sait : Jean-Michel Aphatie ne tolère aucune critique contre les médias dominants. Critiquez le rôle des médias lors des élections, il aboie. Critiquez le rôle des médias pendant les mobilisations sociales, il aboie. Critiquez le rôle des gardiens du temple médiatique, il aboie. Et lorsqu’il arrive au journal d’un milliardaire de publier des « révélations » qui dérangent d’une manière ou d’une autre le pouvoir en place – ce que personne ne nie – l’occasion est trop belle de prendre à partie ceux qui critiquent les médias. Tel fut le cas au moment de « l’affaire » Delevoye.
La critique des médias déclarée illégitime
Ainsi du Parisien, qui, avec d’autres, a rendu publiques des informations sur les fameux et multiples « oublis » de Jean-Paul Delevoye. Les publications se sont succédé au rythme des enquêtes, les enquêtes ont exercé une pression sur le gouvernement – amplifiée par les opposants politiques ou certains syndicalistes – et ont contribué, in fine, à la mise en retraite anticipée du haut-commissaire aux retraites.
Ni une ni deux, Jean-Michel Aphatie – qui n’a, à notre connaissance, aucun lien avec ces enquêtes (manque de temps sans doute, au vu de celui passé à « commenter » sur LCI et sur les réseaux sociaux) – dégaine un tweet ravageur contre les « fourbes » et les « agitateurs » :
Le lendemain, dans « C à vous » sur France 5 (16/12), face à Gérard Miller, il réitère au son d’un hymne émouvant à la gloire des médias, que nous citons in extenso :
Je voudrais mettre l’accent sur le fait que c’est Le Parisien, Le Monde, Capital qui ont apporté ces informations. Et c’est un démenti à tous ceux qui – je crois que vous en êtes, hélas, mon cher Gérard – disent que la presse aux mains des milliardaires est là pour aider le gouvernement. Et bien là, elle lui met une belle peau de banane au gouvernement ! Bravo le travail de la presse ! Bravo Le Parisien ! Bravo Le Monde ! Bravo Capital ! Bravo les journalistes qui ne servent ni ne desservent le gouvernement mais disent ce qui doit être dit.
Et l’on peut dire que c’était là son obsession du moment, puisque cet hymne s’inspirait d’un second tweet, écrit en réponse à un vieux tract de La France Insoumise édité pendant la campagne de 2017, et déterré pour l’occasion :
Cette ode à la presse n’a pas manqué de surprendre, en premier lieu… Catherine Gasté, autrice de l’article du Parisien ! Comme nous, elle avait entendu Aphatie sur LCI au soir des premières révélations : ce dernier déplorait alors « l’intégrisme » d’une société qui serait trop à vif sur le sujet des conflits d’intérêt. Intégrisme qui devint même, par la magie d’un autre tweet, un « poujadisme ambiant » !
Face à ces commentaires, Catherine Gasté ose une critique. Et Aphatie réplique. Car même venue du sérail, la critique ne passe pas :
– Catherine Gasté : Tiens, c’est vous cher Jean-Michel Aphatie qui le lendemain de mes révélations parlait d’une vision intégriste des choses… Merci quand même pour ce tweet.
– Jean-Michel Aphatie : Alors, je répète. J’ai dit que l’oubli était un problème et je maintiens que pour les conflits d’intérêt nous sommes des intégristes. Delevoye démissionne davantage pour les premiers que pour les seconds.
– Catherine Gasté : Qu’en savez-vous ? Pour y répondre il faut enquêter… notre rôle !
– Jean-Michel Aphatie : Ça va le melon ?
– Catherine Gasté : Piqué au vif ? [1]
Sans doute piqué au vif, oui. Car dès qu’on parle d’enquête, Jean-Michel Aphatie est irritable. Peut-être se remémore-t-il ses 80 tweets décrétant que les investigations autour de l’affaire Cahuzac n’étaient ni faites ni à faire ! Ou encore les enquêtes qu’il n’a pas menées jusqu’au bout (dit-il) lorsque Tristane Banon a révélé, en 2007, qu’elle avait été agressée par Dominique Strauss-Kahn.
Notre réponse à Jean-Michel Aphatie
Mais là n’est que l’écume… En tant qu’association « fourbe » assumant une position d’ « agitateur de bazar », nous tenions à répondre au réquisitoire – petit hoquet de tweets – de Jean-Michel Aphatie contre la critique des médias…
Cher Jean-Michel Aphatie,
Tout ne s’explique pas par l’appropriation des grands médias par des milliardaires.
Des journalistes ont toujours essayé de faire, autant que faire se peut, leur travail. Même – avec des difficultés supplémentaires – dans des médias appartenant à des grands groupes industriels ou financiers. Et si les exemples de censures, d’auto-censures ou de pressions (politiques ou économiques) sont légion, elles révèlent surtout les limites de ces appropriations structurelles.
Parfois, les rédactions en chef sont contraintes par des rapports de force, ou soutiennent leurs journalistes pour publier des révélations sur les actions illégales d’élus – parfois amis de leur propriétaire. D’autres fois non. Mais ces révélations – conjoncturelles – n’empêchent pas ces rédactions, dans leur immense majorité, d’épouser les thèses des propriétaires des médias.
Leurs lignes, fixées par des chefferies éditoriales et défendues par des éditocrates sont en accord avec les intérêts de leurs propriétaires… et de facto avec ceux du gouvernement : privatisation, libéralisation, réduction des dépenses publiques, accompagnement du moins-disant social à l’origine des détériorations systématiques des conditions de travail et des droits des travailleurs, etc.
Mais, cher Jean-Michel, ne vous y trompez pas : point de complot du CAC 40 pour diriger la presse ! Nul besoin de marionnettes politiques chapeautant en continu les pages des journaux, les écrans ou les grilles des radios ! Juste des convergences d’intérêts. Facilitées par les mécanismes de nomination des « chefs » et les carcans économiques qui régissent le système médiatique.
Certes, nous ne saurions bouder notre plaisir de voir, parfois, quelque magouilleur tomber de son perchoir. Mais vous en conviendrez : les révélations du Parisien n’empêchent pas au journal de Bernard Arnault d’exprimer depuis le premier jour de décembre son amour de la « réforme ». Dès lors, la grève est vue par la rédaction en chef sensiblement de la même façon que par Bernard Arnault : comme une nuisance.
Une nuisance contre laquelle un « guide de survie » serait nécessaire (Une du 2/12) ; une nuisance incarnée par des salariés dont les régimes spéciaux « coûtent » énormément (Une du 1/12) ; une nuisance qui « coûte » tout court (Une du 18/12) ; une nuisance dont les conséquences sont désastreuses car « la France fatigue » (Une du 13/12), est contrainte à « la grande débrouille » (Une du 10/12) ou murmure du bout des lèvres : « Père Noël, on veut des trains » (Une du 14/12). Une nuisance instrumentalisée par des syndicats opportunistes cherchant à « tirer leur épingle » de ce qui est présenté comme un « jeu » (Une du 16/12)… Une nuisance dont les protagonistes archaïques freinent Édouard Philippe et Emmanuel Macron, bonnes âmes qui ne cherchent qu’à « réformer », « trancher », « changer », « dire la vérité », « faire bouger les lignes » (Unes du 8/12, 9/12, 12/12, 15/12, et 20/12). Bref, une nuisance.
Des intérêts convergents, disions-nous, cher Jean-Michel Apathie. Qui se renforcent dans les temps actuels, comme lors de toute mobilisation sociale, sans exception, depuis plus d’une trentaine d’années. Alors les médias révèlent-ils « ce qui doit être dit », comme vous dites ?
Si l’on entend par « ce qui doit être dit », des milliers d’heures de reportages sur les « galères » en tout genre et les milliers d’heures de commentaires et de conseils pour « décrypter » ou orienter les stratégies gouvernementales, alors oui.
Au nom d’intérêts convergents. Mais qui n’excluent en rien l’autonomie – relative – de quelques journalistes qui n’occupent pas le devant de la scène, et dont les marges de manœuvre restent bien maigres. Et c’est bien là la moindre des choses, comme l’expliquait jadis votre cher confrère Franz-Olivier Giesbert : « Je pense que tout propriétaire a des droits sur son journal. Il a, lui, le pouvoir. Vous parliez de mon pouvoir. Enfin mon pouvoir, excusez-moi, c’est une vaste rigolade ! »
Alors cher Jean-Michel Aphatie, tout ne s’explique pas par l’appropriation des grands médias par des milliardaires, mais rien ne s’explique sans.
Post-scriptum : Quant à vos leçons sur les « intellectuels » qui passent leur temps « à penser pour » et à la place des autres, venues d’un éditocrate de métier, chevronné, nous les recevons comme un compliment.
Pauline Perrenot et Mathias Reymond
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