Aujourd’hui plus que jamais, les médias occupent une place essentielle dans notre société. À l’ère de l’information en continu, des réseaux sociaux et des « fake news », experts économiques et éditorialistes décryptent l’actualité mais peinent à remettre en cause un système qui révèle au grand jour ses plus grandes faiblesses.
Lors d’un événement de cette ampleur, quelle place les médias doivent-ils occuper ?
Anne-Cécile Robert, journaliste et professeur.
a mission des médias d’information est toujours la même, quel que soit l’événement : informer de manière critique et exigeante, chercher les données les plus pertinentes et fournir aux populations de quoi alimenter leurs réflexions. La crise sanitaire actuelle n’implique pas de changement. Ils ne sauraient, pas plus qu’en temps normal, se faire les porte-parole du gouvernement même s’ils peuvent relayer les messages des autorités sanitaires. Malheureusement, une telle réserve n’est pas toujours de mise : l’association Action critique médias (Acrimed) note comment les éditorialistes dominants volent au secours du président Macron critiqué pour sa gestion de la crise. La diversité des informations fait aussi parfois défaut : ce qui se passe dans les pays du Sud est largement ignoré, voire caricaturé. Notons que les médias occidentaux manifestent un désintérêt constant pour les problèmes de santé au Sud (malaria, etc.). Lorsqu’ils s’y penchent, le traitement émotionnel l’emporte souvent sur l’analyse et les portraits de victimes remplacent le décryptage des causes des catastrophes : la domination des grands laboratoires et les diktats des institutions financières internationales (IFI). Quelles conséquences la récession aura-t-elle sur l’Afrique ? Ce continent est devenu très dépendant de l’extérieur pour sa santé et pour son alimentation en particulier parce que les IFI et l’Union européenne l’ont encouragé à négliger son marché intérieur pour miser sur les cultures et productions d’exportation.
Mathias Reymond, co-animateur d’Acrimed.
Depuis le début de cette pandémie, on parle beaucoup de distanciation sociale, et il semble que nous devrions appliquer cette règle aux médias : prendre de la distance avec le flot quotidien d’informations qu’ils diffusent. En relayant des nouvelles anxiogènes en continu, ils ne contribuent pas à la réflexion, bien au contraire. Le journalisme de commentaire inonde les chaînes de télévision et les grandes radios, et prend le dessus sur le reportage ou l’enquête. Les experts se succèdent sur les plateaux et donnent des avis contradictoires, et les éditorialistes s’expriment sur chaque sujet : la Chloroquine, le confinement, la relance économique, l’immunité de groupe, les discours de Macron, les masques…
En réalité, les médias d’information occupent trop d’espace dans cette période. Quand Pierre Bourdieu parlait de « circulation circulaire de l’information », il ne pouvait pas imaginer l’étendue du périmètre que ferait le cercle de l’information aujourd’hui. Chaque jour voit paraître son lot d’« alertes info », diffusées en boucle, commentées jusqu’à la nausée, et qui s’effacent dans la nuit suivante…
Dominique Pinsolle, historien et professeur.
Il est difficile de répondre pour « les médias », mais on aurait pu espérer au moins ne plus entendre certains « experts » médiatiques qui ont répété pendant des années que l’hôpital coûtait trop cher. Malheureusement, ce n’est pas le cas. François de Closets, par exemple, vient de s’insurger contre le gouvernement qui a choisi de ne pas reconstituer le stock de masques « pour faire des économies » (lefigaro.fr, 27 mars 2020). Le même n’a pourtant cessé, durant plus de trente ans, d’appeler à couper dans les dépenses publiques, y compris celles de santé. En 1992, dans son livre Tant et plus !, il dénonçait le fait que « le monde hospitalier manifeste un véritable acharnement thérapeutique à défendre ses lits vides et ses services désertés ». « Que l’on considère le secteur de la médecine libérale ou celui de la médecine hospitalière, assénait-il, on retrouve deux défauts bien connus : le gaspillage et l’inflation. » Agnès Verdier-Molinié, également, ose aujourd’hui adresser « un immense merci aux héros que sont les soignants des hôpitaux publics et privés » ( les Échos, 23 mars 2020). Il y a peu de temps encore, elle préconisait un traitement de choc pour remédier notamment à l’ « absentéisme » dans l’hôpital public : « suppression du statut public pour les nouveaux entrants, passage du temps de travail à 1 750 heures annuelles grâce à la suppression des RTT et la remise en place de trois jours de carence » (atlantico.fr, 23 février 2017). « Quand on parle de fermeture d’hôpitaux, soupirait-elle, on se heurte à un mur politique en France » (lequotidiendumedecin.fr, 10 décembre 2015).
À quel point doivent-ils porter une analyse critique des choix gouvernementaux quant à la gestion de cette crise sanitaire ?
Mathias Reymond. Plus que jamais les médias doivent être un contre-pouvoir. En temps de guerre, puisqu’il est question de « guerre », les médias ne doivent pas se tenir au garde-à-vous et acclamer chaque hoquet de l’exécutif, comme le font les chiens de garde sur BFMTV ou sur France 2. Dans les médias, la période est similaire à celle que nous avons déjà observée durant les conflits militaires : au Kosovo, lors des guerres du Golfe, en Libye… Il y a une information officielle, qui est reprise sans filtre, et ensuite, sur la base de cette information, les médias dominants commentent les actions du gouvernement, et se transforment en communicants. Et si les médias se donnaient les moyens d’informer plutôt que de diffuser ?
Dominique Pinsolle. Si même à l’Humanité on en vient à se demander jusqu’à quel « point » on doit aller dans l’ « analyse critique des choix gouvernementaux », alors on peut s’interroger sur les effets de la rhétorique guerrière et des gros tambours de l’ « union nationale » dont usent le président de la République et le gouvernement. Même pendant la Première Guerre mondiale, le Figaro a publié et soutenu dès le 25 août 1915 une pétition adressée aux Chambres afin que « le gouvernement consente à rendre, sur tous les sujets de politique intérieure, son entière liberté à la presse française ». Le texte (signé entre autres par Georges Clemenceau, qu’Emmanuel Macron aime tant) exigeait la restriction de la censure aux seuls impératifs de défense nationale, au motif qu’ « un gouvernement non contrôlé, une assemblée non contrôlée, c’est le despotisme ».
Anne-Cécile Robert. L’analyse critique constitue le cœur du métier journalistique. Même en temps de guerre, la critique doit pouvoir s’exercer, car elle contribue à éclairer le jugement des citoyens et l’action gouvernementale. N’oublions pas que, durant la Première Guerre mondiale, le gouvernement français est tombé plusieurs fois et qu’en 1917, alors que le conflit fait rage, Georges Clemenceau remplaça Paul Painlevé et limogea le général en chef des armées françaises ! La capacité critique dont les élus de la République ont alors fait preuve, pour le plus grand bien de la France, est ici savoureuse, car les mêmes se montrèrent plus circonspects avec la liberté de la presse ! Il n’en demeure pas moins qu’une presse qui renonce à son esprit critique n’est pas une presse libre. Aucune complaisance ne se justifie. Les enquêtes et les débats sur l’action du gouvernement d’Emmanuel Macron dans la lutte contre le coronavirus sont donc normaux et nécessaires. Peut-être les citoyens en concluront-ils, comme Clemenceau en 1917, qu’un changement de général en chef ne serait pas superflu pour remporter la « guerre » contre le Covid-19…
Il existe depuis quelques années une défiance croissante de l’opinion publique vis-à-vis de l’information délivrée par les médias en général. Le traitement de cette crise sanitaire risque-t-il d’empirer cette situation ou alors de redorer le blason d’une information vérifiée ?
Mathias Reymond. La défiance à l’égard des grands médias résulte de l’éloignement social, culturel et géographique qui existe entre ceux qui font l’information et ceux pour qui elle est destinée. Il n’est pas étonnant de voir se créer des médias alternatifs – essentiellement sur les réseaux sociaux – pour obtenir une information de proximité (sociale, culturelle et géographique).
Ensuite, les médias se ressemblent, se copient et parfois se trompent ou mentent. Nous avons en mémoire les errements journalistiques lors des conflits armés au Kosovo (100 000 morts annoncés), en Irak (les armes de destruction massive introuvables) ou en Ukraine. Nous n’avons pas oublié non plus l’affaire d’Outreau, et plus récemment le traitement médiatique de la fausse invasion de l’hôpital de la Salpêtrière par des gilets jaunes ou, la prétendue arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès à Glasgow. Et quand de telles couvertures se reproduisent pour répéter les mêmes erreurs, les mêmes rumeurs, les mêmes « fake news », cela montre bien que les médias ne retiennent pas les leçons.
De plus, cela fait au moins trente ans que les partisans de la mondialisation heureuse, de l’Europe des marchés, et du capitalisme occupent tout l’espace médiatique. Nous aurions espéré que ceux qui se sont trompés sur tout, qui ont raté la crise des subprimes ou celle de la zone euro, seraient mis de côté. Il ne semble pas : sur Radio France ou sur Europe 1, sur LCI ou dans les colonnes du Monde, on tente de faire du neuf avec du rance : Élie Cohen, Nicolas Bouzou, Daniel Cohen, Philippe Dessertine, François Lenglet ou Dominique Seux sont en première ligne, encore et toujours, pour expliquer ce qu’il faudra faire le jour d’après. Mais pour que le jour d’après ne soit pas celui d’avant, il importe, plus que jamais, que les médias changent. Radicalement.
Dominique Pinsolle. Parmi les médias qui font l’objet d’une « défiance », certains jouent la carte de l’« information vérifiée » en espérant restaurer leur crédibilité dans un univers médiatique où les fausses nouvelles prolifèrent. Cependant, la ligne de partage entre l’« information vérifiée » et la rumeur ne recoupe pas forcément celle séparant les grands médias d’information et les autres. Les fausses informations relayées par d’importants journaux ou de grandes chaînes d’information en France et à l’étranger ont laissé des traces : faux charnier de Timisoara en 1989, faux plan « Fer à cheval » de nettoyage ethnique attribué aux Serbes en 1999, fausses armes de destruction massive irakiennes en 2003, faux complot entre Trump et Poutine lors de l’élection présidentielle de 2016… Certains médias ont aujourd’hui beau jeu d’opposer leur « fact checking » aux « fake news » amplifiées par les réseaux sociaux, même si ce travail peut être utile et qu’il serait absurde de conclure que tout se vaut. Cela ne suffira probablement pas pour restaurer une crédibilité minée par des causes beaucoup plus profondes, auxquelles cette crise ne change rien. Aucun « fact checking », par exemple, ne fera oublier le relais médiatique dont ont bénéficié les politiques d’austérité économique qui ont en grande partie créé les conditions de la catastrophe actuelle.
Anne-Cécile Robert. Les événements actuels confirment la nécessité de revitaliser nos démocraties, politique et médias compris. La longue complaisance de la presse dominante envers les pouvoirs successifs l’a conduite à minimiser les revendications sociales, y compris celles des personnels soignants mobilisés depuis des années, et à ignorer pendant longtemps les violences policières. La crise sanitaire amène à exprimer davantage de sympathies envers les services publics. Mais, au-delà d’une réaction émotionnelle, et une fois la pandémie passée, qu’en sera-t-il des a priori idéologiques des journalistes de premier rang ? Notons que la grande presse passe largement sous silence les graves atteintes aux libertés perpétrées en ce moment au nom de « l’état d’urgence sanitaire ». Elle a peu souligné la complaisance du Conseil constitutionnel comme celle du Conseil d’État envers un gouvernement qui s’accapare des pouvoirs indus à l’occasion de la pandémie. La dimension policière de la gestion de la crise est accueillie avec bienveillance même dans ses excès. Nos sociétés traversent une crise morale et philosophique profonde qui ne peut se résoudre que par la refondation de notre démocratie, en retrouvant notamment ce que Jean Jaurès appelait la « République sociale ».
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