Sites et applications sont à la fête depuis la fermeture des écoles. Ce secteur promu par le ministère n’en attendait pas moins. Bien plus qu’une béquille de la « continuité pédagogique », une révolution au service du business.
Étrange période, décidément. Tandis que des secteurs entiers de l’économie menacent de s’effondrer, que des millions de salariés se retrouvent déjà au chômage, partiel ou pas, il est au moins un secteur qui ne connaît pas la crise : l’EdTech. On a pris coutume de désigner par ce terme, devenu quasi officiel, les entreprises qui travaillent dans le secteur du numérique appliqué à l’éducation. Lesquelles ont très vite compris que la fermeture de l’ensemble des établissements scolaires, depuis le 16 mars, pouvait leur offrir une formidable occasion de se montrer indispensables. Ainsi, le 7 avril dans « le Monde », Yannig Raffanel, président du Cluster EdTech Grand Ouest, qui rassemble les entreprises du secteur dans cette zone, voyait dans cette France confinée, où l’on compte chaque jour des centaines de victimes du virus, un « bac à sable grandeur nature » et « un moment de bascule fabuleux ».
Certes, tout le monde n’affiche pas ouvertement ce cynisme obscène. Mais rares sont les acteurs de l’EdTech à n’avoir pas vu la mise en œuvre de la « continuité pédagogique » à distance comme une très belle opportunité, aussi bien pour démontrer leur savoir-faire que pour démarcher et séduire, parmi le million de personnels de l’éducation nationale et les familles des 12 millions d’élèves, de nouveaux clients. Certains ont même pris les devants. Dès le 5 mars, alors que Jean-Michel Blanquer occupait les médias en répétant à qui voulait l’entendre que non, les écoles ne fermeraient pas, un groupe de ces sociétés, apparemment plus clairvoyant ou mieux informé que le ministre, publiait un communiqué commun où il offrait « de collaborer immédiatement au déploiement des dispositifs qui permettront à chaque élève de continuer de suivre à distance un enseignement de qualité ». Et le 13 mars, 250 de ces entreprises décidaient de rendre leurs services gratuits pour les enseignants et les élèves… au moins le temps du confinement.
Des enseignants qui n’ont pas le choix
Sylvie fait partie des parents qui ont profité de cette aubaine. Pour son fils Milan, 11 ans, elle a installé l’appli Mosalingua, qui permet de travailler les langues vivantes : « Je trouvais dommage qu’il ne travaille plus l’anglais qu’à l’écrit », pendant le confinement, explique-t-elle, « et, là, on a des parties orales qui sont lues par des locuteurs natifs ». Déjà utilisatrice pour elle-même, elle a profité de la gratuité pour basculer sur la version « premium », normalement facturée 5,90 euros sans limitation dans le temps. Martine, elle, a choisi Schoolmouv pour que Samuel, élève de 3e, puisse mieux se préparer au brevet, malgré la fermeture du collège. Même si l’épreuve terminale est désormais annulée au profit du contrôle continu, Samuel se montre enthousiaste : « Ce sont des cours par vidéo de 10 minutes, faits par de vrais profs, avec qui on peut même “chatter” si on a une question particulière. Il y a aussi des quiz, des fiches. Ça se rapproche vraiment des cours que les profs du collège continuent à nous donner. En fait, je l’utilise pour vérifier s’il y a tout dans leurs cours. »
Dans le jargon de l’EdTech, on appelle cela une « expérience utilisateur » satisfaisante. D’ailleurs, les promoteurs de ces solutions, aux noms si décoratifs (Klassroom, Schoolmouv, Lalilo, Pearltree, Digischool, Maxicours…), s’appuient souvent sur ce point pour vanter leurs produits – jolis, simples et attrayants à utiliser, souvent évolutifs – par opposition aux outils estampillés éducation nationale, les fameux espaces numériques de travail (ENT) souvent austères, pas toujours simples à prendre en main et qui, surtout, n’ont pas résisté à l’afflux massif de connexions dès les premiers jours de confinement. La situation s’est un peu arrangée depuis, mais nombre d’enseignants, obligés de « bricoler » eux-mêmes des solutions pour rester en contact avec leurs élèves et les faire travailler, ne sont pas revenus en arrière depuis.
Marketing agressif et méthodes douteuses
Ce qui ne va pas sans poser problème, souligne Jean-François Clair, responsable du numérique au Snes-FSU, le principal syndicat du secondaire : « La mise en place des ENT au sein de l’éducation nationale a fait l’objet d’un travail sérieux pour leur sécurisation. Ce n’est pas le cas des applis employées en dehors de ce cadre. Des applis très utilisées pour échanger avec les élèves, comme WhatsApp ou Discord, répondent au droit états-unien et ne respectent ni la loi française, ni le règlement général sur la protection des données (RGPD) européen ! Ils s’approprient, utilisent, revendent les données des utilisateurs. Des collègues s’imaginent que l’utilisation de pseudonymes suffit à protéger profs et élèves. Ils se trompent lourdement. »
C’est la règle sur le Web : ce qui est en apparence gratuit se paie, soit par la publicité, soit par l’exploitation des données des utilisateurs. Dans le cadre de l’EdTech, cela peut aller plus loin : les contenus mis en ligne par les profs ou les élèves peuvent faire l’objet, au mépris du droit d’auteur, d’une appropriation sans vergogne par les éditeurs des applis. Phénomène dont ils ne sont le plus souvent pas conscients, car il faut aller lire très attentivement les petites lignes des conditions générales d’utilisation pour le comprendre. Des pratiques qui n’empêchent pas certains inspecteurs et autres responsables du numérique à l’éducation nationale de faire la promotion de ces outils. Le 7 avril, l’un des comptes Twitter du ministère, Éducation numérique, se félicitait carrément que l’application Lalilo soit « utilisée par de plus en plus de professeurs de CP et CE1 ». Une appli privée, mais « soutenue par la Direction du numérique pour l’éducation ».
Marketing agressif, méthodes parfois douteuses, complicité active ou passive des instances de l’éducation nationale, opportunité fournie par l’épidémie et le confinement, l’EdTech, versant éducatif de la « start-up nation », semble donc avoir de beaux jours devant elle. Pour Jean-François Clair, il faudrait « tout remettre à plat, et prendre 2 ou 3 ans où l’on met vraiment de l’argent pour développer des outils propres à l’éducation nationale ». Malgré l’enthousiasme de son fils, Martine, elle, exclut de continuer à utiliser Schoolmouv après le confinement : « Jusqu’à présent, il n’en a pas eu besoin. » Sylvie est plus hésitante : « On verra quand le collège aura repris », conclut-elle. Les vautours de l’EdTech n’ont pas encore tout à fait la partie gagnée.
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