Pourquoi le covid-19 fait-il le lit de l’obscurantisme ?

 Getty Images

Getty Images
Doute et critique sont essentiels à la démocratie. Ainsi qu’une confiance « suffisante » dans le circuit de l’information. Or, à force de choix libéraux et de com, paroles politiques, journalistiques – et par ricochet scientifiques – sont décrédibilisées. Qui croire, que croire ? Les fake news trouvent bonne oreille, l’irrationnel peut prendre place. Et cette crédulité, que la peur de la pandémie démultiplie, devient du pain bénit pour les intégristes.

 C’est une épidémie concomitante au coronavirus. Une « infodémie », selon le néologisme employé par Tedros Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour qualifier la circulation massive de fausses informations sur le Covid-19 à l’échelle planétaire. « En France, les théories du complot sur le coronavirus sont apparues dès janvier, puis ont massivement circulé depuis le confinement », relate Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme à la Fondation Jean-Jaurès et fondateur de Conspiracy Watch.

Sur le grand marché du complot, il y en a en effet pour tous les goûts, en fonction de quel coupable a votre préférence : le virus est tantôt un coup monté des laboratoires pharmaceutiques, tantôt une création de l’État via l’Institut Pasteur, voire, selon le youtubeur Evrard – dont la vidéo a été vue près de 700 000 fois –, une gigantesque fake news orchestrée main dans la main par le gouvernement et les médias pour justifier des lois liberticides. Toutes ces théories ont en commun de remettre en question la parole officielle, qu’elle provienne de l’exécutif, des médias ou bien des scientifiques.

Malgré le retour en force de l’État contre l’épidémie, les sondages montrent que la défiance envers les pouvoirs publics est très forte. 63 % des Français estiment, selon une enquête OpinionWay du 30 mars, que l’exécutif leur « cache des choses », ce que confirme une autre étude d’Odoxa, datée du 25 mars, où 70 % des interrogés pensent que l’État « ne dit pas la vérité aux Français ».

Injonctions contradictoires

Il faut dire que le discours de l’exécutif a grandement fluctué depuis le début de la crise. Du 23 janvier, où la ministre de la Santé d’alors, Agnès Buzyn, affirmait que « le risque d’introduction du virus en France (était) faible », au 16 mars et la déclaration de « guerre » au virus, le gouvernement s’est démenti plusieurs fois, sur la doctrine d’emploi des masques comme des tests. Les injonctions contradictoires sur le fait d’aller voter, malgré l’appel à rester chez soi, suivies d’un report du second tour dès le lendemain, ont contribué à brouiller et décrédibiliser le propos étatique. Mais la France n’a pas le monopole du cafouillage, le Royaume-Uni ayant lui aussi opté pour une stratégie de « laissez-contaminer » pour immuniser la population, avant de faire volte-face et de se résoudre à un confinement tardif.

Résultat, face au flou et à l’anxiété, « il y a une demande sociale de conspirationnisme, analyse Rudy Reichstadt, car il permet, de manière ambivalente, de circonscrire la menace, ce qui rassure ». Les réseaux sociaux, les algorithmes et les effets de bulle filtrante – qui vous mettent en relation d’abord avec ceux qui pensent comme vous – viennent ensuite amplifier le phénomène.

Mais les errements et autres atermoiements gouvernementaux ne doivent pas masquer un mal plus profond : la parole publique n’a pas attendu la pandémie pour être démonétisée. « Le discrédit qui frappe les pouvoirs publics est maintenant structurel », assène Julien Giry, chercheur en science politique à l’université de Rennes. « Pour qu’une théorie du complot prenne, il faut qu’elle fasse “sens” pour les gens, qu’elle semble crédible, qu’elle fasse écho à un contexte social et à un imaginaire collectif. »

Le complotisme, un fonds de commerce

Or, le mouvement des retraites comme la crise des gilets jaunes ont déjà témoigné du divorce entre une grande partie des Français et les élites. Un divorce ancien, mesuré, entre autres, par le baromètre du Cevipof. Si les courbes ont considérablement varié sur la décennie passée, elles montrent que les Français ne font majoritairement pas confiance au président de la République ou au premier ministre. Au mieux de son mandat, Emmanuel Macron a recueilli 36 % de confiance, en décembre 2017.

Le terrain est propice pour que la parole gouvernementale soit systématiquement vue, par certains, comme un mensonge. Propice aussi, à ce que prospèrent des « entrepreneurs du complotisme » comme Alain Soral. « La démonétisation du discours public ne doit pas faire perdre de vue la responsabilité des théoriciens du complot eux-mêmes, alerte Rudy Reichstadt. Il ne faut pas sous-estimer leur travail métapolitique de fond, entrepris depuis des années. » Pour ceux-ci, le complotisme est littéralement un fonds de commerce. Ainsi, on a pu voir le polémiste antisémite Dieudonné tenter de vendre, sur ses réseaux, des masques chirurgicaux chinois.

Mais, parfois, les gouvernants eux-mêmes ont recours aux fake news. « Quand il y a une affaire politique, les hommes politiques ont tendance, pour s’en défaire, à en appeler au complot », observe Julien Giry, évoquant la défense de François Fillon en 2017, ou bien Donald Trump, pour qui la chose est devenue un classique. Sa conseillère Kellyanne Conway avait même théorisé, en janvier 2017, la notion de « faits alternatifs » pour justifier les mensonges du milliardaire. De quoi décrédibiliser en même temps la parole de l’opposition aux yeux des partisans de Trump et celle du président aux yeux de l’opposition. Dévastateur, a fortiori dans un pays, les États-Unis, où « la défiance envers l’État fait partie de l’ADN politique, où il y a une culture populaire ancienne du complot, une légitimité du conspirationnisme », rappelle Julien Giry.

Au sujet du Covid-19, le président américain n’a pas relayé de théories complotistes, mais parle autant que possible de « virus chinois », ce qui sied tout particulièrement à l’extrême droite américaine qui l’a en partie porté au pouvoir. La nébuleuse de « l’alt-right » relaie de nombreuses intox conspirationnistes où l’empire du Milieu fait office de coupable idéal. Aussi a-t-on pu entendre le très conservateur et très écouté chroniqueur radio Rush Limbaugh prétendre que le Covid-19 était une arme biologique chinoise, une théorie reprise publiquement par le sénateur républicain de l’Arkansas Tom Cotton.

Un malaise significatif

Autre figure de l’extrême droite internationale, le président brésilien Jair Bolsonaro est lui passé par toutes les étapes du dirigeant inconséquent à tendance conspirationniste. Accusant d’abord le Parti communiste chinois d’être derrière le virus, il en a ensuite euphémisé la portée, en le qualifiant de « grippette ». Puis, lorsque le nombre de cas et de victimes a commencé à grimper, Jair Bolsonaro a conseillé à sa population le « jeûne religieux pour délivrer le pays du mal ». Ravageur, dans un pays où plus de 5 millions de gens souffrent de malnutrition.

L’affinité d’une société avec le complot en dit long sur elle-même. Elle est, pour la démocratie, à la fois une menace et le symptôme d’un profond malaise. Autant de signaux faibles qui doivent nous alerter collectivement. Pour Julien Giry, les complots partiraient toutefois d’un bon réflexe. « Critiquer les dominants, les élites, n’est pas un problème en soi, c’est une démarche saine, rappelle l’universitaire. Douter, c’est la base du travail scientifique, journalistique ou du chercheur en sciences sociales. Mais, le doute doit être réel, or, les conspirationnistes font preuve de rationalisation paradoxale : ils doutent de tout sauf d’une chose, de l’hypothèse qu’il y ait un complot. »

Cyprien Caddeo

En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.