Et si le coronavirus ouvrait la voie de l’autonomie alimentaire ? In Reporterre

30 avril 2020 / Lorène Lavocat (Reporterre)

En grippant les échanges, la pandémie de Covid-19 pourrait provoquer une grave pénurie alimentaire mondiale. La France n’en est pas là, mais son agriculture très spécialisée, inscrite dans les réseaux de libre-échange, ne la met nullement à l’abri d’un choc qui bloquerait les flux. Il est temps de poser la question de la relocalisation agroécologique de l’alimentation.

Après le Covid-19, le spectre de la pénurie alimentaire plane sur les populations les plus vulnérables. Le nombre de personnes en crise alimentaire et nutritionnelle en Afrique de l’Ouest pourrait ainsi passer de 17 à 50 millions entre juin et août 2020, estime la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). « Malgré les efforts des États, les populations sont aujourd’hui confrontées à des difficultés d’accès aux marchés alimentaires, à un début de hausse des prix et à une baisse de la disponibilité de certaines denrées de base, conséquences des mesures restrictives mises en place, de la fermeture des frontières et de l’insécurité dans certaines zones », a précisé l’ONG Oxfam mi-avril. Signe de la gravité de la situation, trois organisations onusiennes — FAO, OMS et OMCont publié un communiqué commun : « Nous devons nous assurer que notre réponse face à la pandémie de Covid-19 ne crée pas, de manière involontaire, des pénuries injustifiées de produits essentiels et exacerbe la faim et la malnutrition », écrivaient les directeurs des agences. En ligne de mire : la crainte d’une rupture des chaînes d’approvisionnement. Car la crise sanitaire a non seulement désorganisé le transport de marchandises — bateaux, camions circulent au ralenti — mais elle a également poussé nombre de pays producteurs à constituer des stocks… et donc à diminuer drastiquement leurs exportations. Riz en Asie du Sud-Est, céréales en Russie, blé au Kazakhstan, tournesol en Ukraine.

« Toutes les conditions semblent réunies pour qu’il y ait des tensions sur les prix des produits de base, estime Aurélie Trouvé, économiste à AgroParisTech. Les pays n’ont plus de stocks alimentaires qui permettent de voir venir et d’absorber les chocs. » Nos agricultures — et donc le contenu de nos assiettes — sont devenues dépendantes de marchés mondialisés volatils et à flux tendus, où se vend et s’achète une grande partie de la production mondiale.

Afin d’illustrer la complexité de notre système alimentaire industrialisé, l’association les Greniers d’abondance a détaillé les étapes de fabrication d’un banal yaourt à la fraise :

Le lait provient d’une ferme de 150 Prim’Holstein. Les vaches sont nourries avec de l’herbe et du maïs cultivés sur l’exploitation et des tourteaux de soja importés du Brésil. Le lait collecté est acheminé en camions-citernes isothermes à la laiterie, où il est pasteurisé, écrémé et éventuellement déshydraté (…) Les fraises sont cultivées sous serres dans le sud de l’Espagne et transportées dans des camions frigorifiques. Le sucre est issu du raffinage de betteraves sucrières dans une sucrerie de la Beauce (…) Les arômes sont synthétisés dans une unité de chimie fine à partir de molécules organiques fossiles ou dérivées de la biomasse. Enfin, les épaississants sont extraits industriellement de produits végétaux : une légumineuse cultivée en Inde pour la gomme de guar et des algues rouges cultivées aux Philippines pour les carraghénanes. Vient ensuite l’usine de transformation dans laquelle de multiples machines permettent d’assembler et de mélanger les ingrédients, de conditionner le produit fini dans des pots de plastiques issus de la pétrochimie, et d’emballer le tout dans des cartons plastifiés bariolés de colorants de synthèse.

 « On vit dans une illusion de sécurité alimentaire, car celle-ci n’existe que tant que les flux sont maintenus »

« Nous avons développé une agriculture beaucoup trop spécialisée, au nom de la théorie du libre-échange et des avantages comparatifs, rappelle l’agronome Marc Dufumier. Selon cette théorie, il faut faire chez soi ce pour quoi on a le plus d’avantages, et acheter le reste ailleurs. Mais la crise sanitaire nous révèle combien il est dangereux de dépendre de l’étranger pour les produits de première nécessité. C’est vrai pour les masques hospitaliers, c’est vrai aussi pour les produits alimentaires de base. » C’est ainsi que, depuis le début de la pandémie, on a vu se multiplier les appels à une relocalisation de l’alimentation. Signe de ce plébiscite, les circuits courts sont devenus « un véritable refuge pour les consommateurs », remarquait la Fédération nationale de l’agriculture biologique dans un communiqué. « Ce sera sûrement la plus grande leçon de cette crise, ajoutait la Fédération, les territoires qui ont les circuits de proximité les plus développés sont aussi les plus autonomes et agiles pour assurer la sécurité alimentaire de leur population. » Une fois n’est pas coutume, les défenseurs de la vente directe n’ont pas été les seuls à prôner la reterritorialisation de l’alimentation. Parmi les premiers à réagir, le président Macron a admis, le 12 mars dernier, que « déléguer notre agriculture était une folie ».

Déplacement d’Emmanuel Macron en Bretagne le 22 avril 2020 : « Merci à toutes celles et tous ceux qui nous nourrissent. Cultiver la terre, organiser l’approvisionnement et la distribution au plus près des besoins, c’est cette chaîne de responsabilités et de solidarités qui nous permet de tenir. #FranceUnie »

Qu’en est-il dans les faits ? « Pour le moment, la crise ne révèle pas de fragilité particulière de notre système alimentaire, constate Nicolas Bricas, agroéconomiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Il n’y a ni flambée des prix, ni rayon vide dans les supermarchés, ni problème majeur d’approvisionnement. » Même son de cloche nuancé du côté des chambres d’agriculture, qui, dans une analyse publiée fin mars, se sont penchées sur la question : « Un premier état des lieux de notre capacité d’autonomie alimentaire à l’échelon national donne de nombreux éléments rassurants », expliquent leurs analystes. Blé, huile, pommes de terre, sucre, viande bovine… Dans ces filières, « nos productions nationales couvrent quasiment l’ensemble de notre consommation indigène », précisent-ils. « On exporte davantage que ce qu’on importe », insiste aussi Nicolas Bricas.

Pourtant, relève Stéphane Linou, apôtre du « locavorisme »  [1] et auteur d’un livre autoédité intitulé Résilience alimentaire et sécurité nationale, « on vit dans dans une illusion de sécurité alimentaire, car celle-ci n’existe que tant que les flux sont maintenus ». Autrement dit, tant que les 30.000 camions qui balaient chaque jour la France poursuivent l’acheminement des denrées. Car si nous produisons énormément, nous importons une part de plus en plus importante de notre alimentation. Dans un rapport publié en 2019, le sénateur Les Républicains Laurent Duplomb tirait la sonnette d’alarme : « Les importations représentent environ la moitié de notre consommation de fruits et légumes, plus d’un tiers de la consommation de volailles, un quart de celle des porcs », détaillait-il. Les deux tiers de nos animaux dépendent également du soja américain pour se nourrir en protéines. Certes, nous exportons actuellement plus que nous importons, mais « sans les vins et les spiritueux, la France aurait un déficit commercial agricole de plus de 6 milliards d’euros », concluait le parlementaire.

Un champ de soja de la municipalité de Colniza, dans l’État brésilien du Mato Grosso. La production de soja est un facteur majeur de déforestation au Brésil.

Pour le porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod, « cette crise met à rude épreuve les filières dépendantes des marchés à l’export et celles spécialisées. Dès qu’il y a un choc, on a du mal à réorienter la machine ». Les producteurs laitiers — qui vendent 40 % de leur production à l’étranger — ont ainsi été rapidement fragilisés par la baisse des ventes. « Comme on n’est pas autonome, c’est difficile de s’adapter du jour au lendemain », précise le syndicaliste. « Pour la viande bovine, les agriculteurs français se sont spécialisés dans le naissage, poursuit-il. On fait naître beaucoup d’animaux, qu’on exporte dans d’autres pays pour l’engraissage ; puis on réimporte une part d’animaux finis. » Enfin, au rayon fruits et légumes, « nous avons vu la dépendance de notre agriculture à une main-d’œuvre précarisée, sous-payée ». D’après lui, « l’offre alimentaire, la production, n’est pas corrélée à la demande des consommateurs mais aux besoins de l’agro-industrie ». Sans oublier qu’on « importe de l’azote minéral, du phosphate pour fertiliser les cultures, rappelle Arthur Grimonpont, cofondateur des Greniers d’abondance. Notre système est également largement dépendant du pétrole, pour faire rouler les camions qui approvisionnent les supermarchés ».

Résultat, souligné par une étude du cabinet Utopies en 2017 : « En moyenne, le degré d’autonomie alimentaire des 100 premières aires urbaines françaises est de 2 % : dit autrement, 98 % du contenu des aliments consommés localement sont importés. Et la raison n’est aucunement une carence de production alimentaire, puisque dans le même temps, 97 % de l’agriculture locale des 100 premières aires urbaines finit dans des produits alimentaires consommés à l’extérieur du territoire. »

« Aujourd’hui, la crainte en France, c’est que des personnes ne puissent pas se nourrir, faute de revenus »

« Nos territoires sont des Ehpad à ciel ouvert, ils ne sont pas autonomes et vivent de perfusions alimentaires et énergétiques », déplore Stéphane Linou. Or, les risques causés par cette dépendance alimentaire ne sont pas suffisamment pris au sérieux par les autorités, alerte-t-il : « En cas d’une cyberattaque sur la chaîne d’approvisionnement ou d’une pandémie grippale de niveau 6 (L’épidémie actuelle est classée niveau 3 en France), avec un confinement total des transports, nous n’avons aucune capacité localement à faire face, dit-il. Il y a zéro stock dans les collectivités, zéro stock fait par l’État, très peu de réserves dans les magasins, et pas de capacité à produire localement. » En interrogeant des militaires, des spécialistes de la sécurité intérieure, il en est venu à cette conclusion plutôt sombre : « En cas de catastrophe, nous pourrions rapidement avoir des émeutes de la faim en France. Il faut intégrer l’alimentation dans la loi de programmation militaire. Le foncier agricole, les fermes les paysans doivent être considérés comme d’importance vitale. »

Desserte du terminal agroalimentaire de Petit-Couronne, dans l’aglomération rouennaise (Seine-Maritime), en 2016.

Mais attention, le local n’est pas la solution à tout, avertit Nicolas Bricas : « Aujourd’hui, la crainte en France, c’est que des personnes ne puissent pas se nourrir, faute de revenus. » Le 18 avril, le préfet de Seine-Saint-Denis a ainsi averti la préfecture de la région Île-de-France de possibles « émeutes de la faim » dans son département, et s’est inquiété d’un « risque alimentaire » menaçant les habitants les plus pauvres de Seine-Saint-Denis.

« Bien sûr que notre système agricole pose de gros problèmes, parce qu’il surexploite les travailleurs et détruit les écosystèmes et notre santé, poursuit Nicolas Bricas, mais la relocalisation ne les résoudra pas forcément. » La culture de fruits et légumes autour des villes à grand renfort de pesticides et de main d’œuvre précarisée peut aussi « être présentée comme une production locale », illustre-t-il. Un avis partagé par Aurélie Trouvé : « Lactalis, Avril sont des entreprises agro-industrielles françaises, rappelle-t-elle. Si la relocalisation n’est pas pensée de manière agroécologique, elle pourrait avantager les grands groupes. » Pour ces deux agroéconomistes, la recherche d’autonomie territoriale ne doit donc pas primer sur la transition vers plus de durabilité.

D’autant plus qu’il sera « difficile, voire impossible, d’avoir des régions totalement autonomes », ajoute Damien Roumet, de la fédération Terre de liens. Produire du vin en Bretagne n’est pas encore d’actualité. « Il faut essayer de relocaliser autant que faire se peut, et construire des solidarités interterritoriales », insiste-t-il. Comment s’y prendre ? Avec d’autres organisations — la Fnab, le réseau Basic —, Terre de liens a créé Parcel, un outil numérique permettant « d’évaluer pour un territoire donné les surfaces agricoles nécessaires pour se nourrir localement, ainsi que les emplois agricoles et les effets écologiques associés ». Par exemple, un hectare de terre agricole cultivé en bio en région montpelliéraine permet de nourrir deux personnes flexitariennes, consommant donc peu de viande.

Combien de personnes peut-on nourrir avec 1 hectare ? L’outil Parcel donne des réponses.

Rien ne sera possible sans changement aux niveaux national et européen

Marc Dufumier résume le défi : « Pour nourrir une population croissante, il faudra intensifier la production à l’hectare, mais sans consommation d’énergies fossiles ni de pesticides. L’agriculture moderne de demain, ce sont des associations végétales, des rotations diversifiées avec des légumineuses ! »

Au-delà des pratiques agronomiques, la reconquête d’une autonomie alimentaire ne se fera pas sans des actes politiques forts, à tous les échelons. Philippe Lemanceau, directeur de recherche à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), suit de près le projet alimentaire porté par la métropole de Dijon : « Pour relancer la production agricole locale, il faut lancer la machine en créant de la demande », dit-il. La métropole a ainsi mis 47 millions d’euros sur la table, en grande partie afin d’approvisionner la cuisine centrale ­— donc les restaurants scolaires — en produits dijonnais. « La communauté de communes est une bonne échelle pour agir, confirme Arthur Grimonpont. Les élus communautaires disposent de plusieurs leviers et compétences réglementaires à ce sujet, et bénéficient souvent d’une légitimité démocratique importante. » Son association, les Greniers d’abondance, vient de publier un guide « Vers la résilience alimentaire », à destination notamment des collectivités.

Mais rien ne sera non plus possible sans changement aux niveaux national et européen, prévient Aurélie Trouvé : « Sans remise en cause des accords de libre-échange, du droit de la concurrence européen qui empêche par exemple les collectivités de passer des marchés publics avec une préférence locale, de la Politique agricole commune, qui finance à coup de milliards d’euros annuels une agriculture industrielle, la relocalisation agroécologique ne pourra pas se faire », dit-elle. Le gouvernement sera-t-il prêt à se lancer dans le bras de fer, pour que « le monde d’après ne soit plus comme avant »  ? Rien n’est moins sûr : la première visite de M. Macron au monde agricole, le 22 avril, s’est déroulée… dans une des serres industrielles de tomates bretonnes.


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[1Un locavore se nourrit principalement de produits locaux. Pendant un an, M. Linou ne s’est nourri que d’aliments provenant d’un rayon de 150 km autour de Castelnaudary, dans l’Aude.


Lire aussi : La solidarité avec les paysans, socle de l’autonomie alimentaire de demain


Source : Lorène Lavocat pour Reporterre

Photos :
. chapô : un des pavillons consacrés à la vente de la volaille du Marché d’intérêt national de Rungis. Myrabella (CC BYSA 3.0) sur Wikimedia
. Macron : @EmmanuelMacron sur Twitter
. soja : © Marcelo Camargo/Agência Brasil
. train : Mouliric (CC BYSA 4.0) sur Wikimedia

 


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