Table ronde. Les libertés publiques sont-elles en danger ?

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Rappel des faits Les parlementaires ont prolongé l’état d’urgence sanitaire jusqu’au mois de juillet. Le texte permet la mise en place de mesures d’isolement qui prennent une tout autre ampleur en termes de privation des libertés.  Avec Manuela Brillat Avocate au barreau de Strasbourg et secrétaire générale de l’association Plaider les droits de l’homme, Peggy Avez Autrice, formatrice et agrégée de philosophie et Pierre Tartakowsky Président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH)

Pourquoi les périodes de crise comme celle que nous vivons sont-elles propices au vote de lois qui entravent les libertés ?

Manuela Brillat

La démocratie est fondée sur un équilibre entre les libertés. Cela signifie que le quotidien démocratique met en balance l’ensemble des droits les uns avec les autres et que la vision adoptée est donc globale. Des restrictions aux droits existent, mais elles sont envisagées avec la même logique d’équilibre que les droits. Or, une crise telle que celle que nous vivons met en exergue de façon criante un droit qui réclame l’attention de tous de manière continue car il subirait une menace particulière : au nom du droit à la vie, évoqué actuellement à travers la menace sur la santé (mais, il y a quelque temps, c’était à travers la menace terroriste), des mesures restrictives sont adoptées à l’encontre des autres droits, rompant ainsi l’équilibre initial. La logique, en somme, est simple : à situation exceptionnelle, mesures d’exception. C’est alors la surveillance de ces mesures d’exception qui s’impose dans une démocratie afin de reconstituer au plus vite un nouvel équilibre. Cette crise confirme, sans surprise, que l’équilibre démocratique n’est pas acquis une fois pour toutes : il s’agit d’un choix de chaque instant.

Peggy Avez

Je ne suis pas certaine qu’une crise soit par elle-même propice au vote de lois restreignant les libertés. Bien sûr, les mesures ont été accélérées dans l’élan de panique et sous couvert d’exception. Bien sûr, il fallait des mesures ponctuelles. Mais il n’y a aucune causalité stricte entre le Covid-19 et la radicalité répressive des dispositifs qui nous ont été imposés. Il faut d’abord la volonté autoritaire d’un pouvoir en place, dont on ignore encore la définition du « provisoire ». Quand des gouvernants utilisent le 49-3 pour imposer une réforme qui n’a aucun caractère d’urgence sanitaire et qui suscitait de francs désaccords, violemment réprimés dans nos rues, l’oubli de la démocratie saute aux yeux. En ce sens, notre « crise » est moins la cause circonstanciée d’une restriction de libertés que la cristallisation d’une politique déjà bien installée. La sous-valorisation de ce qui requiert du soin et du respect des vulnérabilités, la déconsidération des savoir-faire « essentiels » et très majoritairement exercés par des femmes, les privations imposées aux hôpitaux ces dernières années sont des pratiques dont nous venons de mesurer les conséquences liberticides. Il a fallu s’enfermer, faute d’une politique du soin, mais soigner n’est pas priver de liberté.

Pierre Tartakowsky

C’est moins la « crise » en tant que telle qui favorise de tels votes que la peur, ou les peurs, dont elle est porteuse. C’est une récurrence de l’histoire : les événements tragiques qui mettent en cause un ordre établi – ou inquiètent la psyché collective – permettent aux gouvernants de se draper dans l’urgence de consolider la sécurité de chacun et de tous. Ils autorisent leurs leaders à se présenter en hommes providentiels. C’est en soi réducteur de la liberté de critique, du libre débat contradictoire, d’un jeu normal des institutions. Cela vaut pour les lois scélérates de 1893 comme pour les reconductions ad nauseam de l’état d’urgence antiterroriste… En France, on assiste depuis des décennies, d’un côté, à un emmaillotage lent, mais serré, asphyxiant, des libertés publiques et, de l’autre, à une forte criminalisation des délits et de l’alourdissement des peines. Ce processus juridico-politique exprime et renforce à la fois la peur sociale et la conviction que les libertés sont le problème et leur réduction, la solution. Ce qui suit, à savoir le vote de lois, leur timing, leur degré de pertinence au cadre constitutionnel, n’est plus alors qu’un art d’exécution.

Y a-t-il un risque pour la démocratie d’une application durable des mesures d’urgence votées pendant la crise sanitaire ?

Pierre Tartakowsky C’est, hélas, une évidence. Le précédent de l’état d’urgence antiterroriste en atteste. On sait qu’à la fin des fins le gouvernement a versé les mesures d’urgence – et donc, exceptionnelles – au droit commun. Aujourd’hui, au nom de l’urgence sanitaire, certaines manifestations se voient autorisées alors que d’autres sont interdites et réprimées. Les premières indiquent un retour à la norme d’avant, mais les secondes nous disent, elles, que cette norme a changé. Au gré du prince et d’intérêts privés. L’affaire du Puy du Fou en est la caricature, tandis que les rassemblements revendicatifs dispersés et réprimés nous rappellent au péril grave qui menace le droit de manifester. Or, sans ce droit, il faut le rappeler, les spéculations qui se mènent sur le « jour d’après » resteront dans les limbes. Car un « après » s’installe aujourd’hui, à coups de faits accomplis, de ballons d’essai et autres « conseils de défense », au sein de l’appareil d’État, dans l’éducation nationale, à l’entreprise. Le télétravail, le temps de travail, les rémunérations font l’objet de décisions verticales, dans des jeux scandaleusement pipés. Le risque est réel, sous couvert d’un « après » inclusif et « bienveillant », en fait exclusif de tout débat contradictoire, de voir s’installer durablement des méthodes, des procédures non négociées, non évaluées et adoptées sans autre considération que le pragmatisme des uns et le confort des autres.

Peggy Avez

Là aussi, le risque d’une pérennisation des lois relatives à l’état d’urgence sanitaire n’est pas seulement lisible dans le texte de la loi, mais il s’observe dans notre contexte, celui d’un accroissement de la violence. La restriction des libertés ne doit pas seulement nous interpeller comme un phénomène ponctuel, mais comme une pratique majeure et intolérable qui marque ce qu’on appelle les « minorités » : toutes les personnes, nettement majoritaires en nombre, dont les libertés sont arbitrairement bafouées parce qu’elles n’ont pas les attributs requis pour la domination. Dans un pays où les rassemblements, quelques mois plus tôt réprimés, sont désormais interdits, dans un pays où vous pouvez recevoir une amende parce qu’un agent de l’État considère qu’une protection hygiénique n’est pas un bien de première nécessité, dans un pays où une 4e infraction de ce type vous envoie en prison, le risque s’est changé en urgence. Il est urgent de se relier les uns et les unes aux autres et d’agir pour que le progrès démocratique, la défense du pluralisme, la lutte contre les discriminations, la protection des personnes et de leurs libertés fondamentales reprennent de nouveau une place centrale.

Manuela Brillat

Les mesures d’urgence adoptées pendant la crise sanitaire constituent la réponse d’exception à la menace pesant sur la santé des citoyens. Il devrait donc s’agir de mesures provisoires, valables le temps de l’existence de la menace sanitaire. Les textes adoptés sont d’ailleurs par nature provisoires. Le passé nous a montré cependant qu’il est possible de rendre ces mesures d’exception permanentes en les incluant dans le droit commun. Elles deviennent alors des mesures « normales » et intègrent le nouvel équilibre postcrise. Toute la question consiste alors à déterminer si ce nouvel équilibre peut être qualifié de démocratique.

Comment juger le caractère liberticide d’un régime ou d’un pouvoir ?

Peggy Avez

Votre question est cruciale. Comment discerner la sécurité dont on a besoin pour vivre librement, du type de sécurité qui, inversement, détruit nos libertés ? «  On vit tranquille aussi dans les cachots ; est-ce assez pour s’y trouver bien ? » remarquait Rousseau. La sécurité ne doit être recherchée que pour la liberté qu’elle nous donne de vivre, d’agir, de penser pleinement et sans crainte. Certes, les dispositifs de contrôle et d’autocontrôle peuvent produire une illusion rassurante. La sinistre marche des politiques sécuritaires repose sur ce mécanisme : les peurs y sont cultivées parce qu’elles conduisent les citoyens à chercher l’apaisement dans la contention. Mais c’est un leurre qu’on peut déjouer avec discernement, afin de nous réapproprier notre puissance d’agir. Entre autres, quelques symptômes saillants peuvent orienter notre jugement sur le caractère liberticide d’un pouvoir. Le manque d’espaces et de temps de délibération citoyenne, la violence qui se répercute en cascade sur les minorités sociales et économiques, ainsi que sur nos écosystèmes, la rhétorique obsédante de la peur et du contrôle… Autant de symptômes d’une société où la liberté des citoyens cesse d’être la priorité de l’État. D’une société où – pour prolonger la pensée d’Arendt – l’arbitraire de quelques-uns a évincé le souci politique, dont la raison d’être est la liberté de toutes et tous.

Manuela Brillat

Les restrictions aux droits fondamentaux sont la clé de l’analyse. Une restriction à un droit peut être validée si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est proportionnée. Dans la situation actuelle, la principale question concerne la proportionnalité des restrictions imposées par exemple à la liberté de circulation ou encore à la vie privée ou personnelle, y compris à travers les données personnelles. Si ce point est de nature circonstancielle, il est clair que plus la restriction dure dans le temps et plus elle est générale ou absolue, plus elle est suspecte et peut être remise en cause au titre de la proportionnalité.

Pierre Tartakowsky

Lorsque le connu cède à l’inconnu et aux craintes qui l’accompagnent, les institutions, singulièrement les institutions d’autorité telles que l’État, font ce qu’elles savent faire, à savoir renforcer encore et encore leur emprise autoritaire. Au lieu de se demander comment elles peuvent garantir à la fois la sécurité sanitaire et les libertés publiques, elles travaillent, sans même y réfléchir, à limiter celles-ci en invoquant celle-là. Ce réflexe reptilien, qui s’accorde la plupart du temps à la défense des puissants, exacerbe de fait et aussi par effet d’aubaine les inégalités, les injustices, la gestion brutale de l’ordre public et la perception qu’en a l’opinion. Selon la façon dont elle est résolue, cette contradiction éclaire la nature du pouvoir et le degré d’autoritarisme qui en découle. Traditionnellement, on considère que le respect de l’indépendance de la justice, du cadre constitutionnel, de la liberté de la presse, d’élections libres, fonde les démocraties. C’est toujours vrai pour les distinguer des régimes autoritaires. Reste que lorsque l’urgence sociale et démocratique frappe à la porte des mois durant et qu’on lui oppose déni, surveillance et répression, lorsque l’exécutif prend de plus en plus le pas sur le législatif, c’est bien la nature démocratique de l’État qui se trouve mise en cause.

Entretiens croisés réalisés par Sylvestre Rome
Attaques contre la démocratie

À la suite des attentats de terroristes de 2015, le gouvernement de l’époque avait fait voter un état d’urgence. Après l’avoir prolongé plusieurs fois, Manuel Valls a fait entrer l’essentiel de ses dispositions dans la Constitution. Un texte qui ensuite a permis notamment d’assigner à résidence et de perquisitionner de nombreux militants.


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