Attentat de Conflans. Ces signaux d’alerte qui n’ont pas sauvé Samuel Paty

Cérémonie d’hommage national à Samuel Paty, mercredi soir, dans la cour de l’université de la Sorbonne à Paris. © François Mori/Pool/Reuters

Cérémonie d’hommage national à Samuel Paty, mercredi soir, dans la cour de l’université de la Sorbonne à Paris. © François Mori/Pool/Reuters

Le professeur a-t-il bénéficié de la protection en rapport avec les menaces qu’il avait reçues ? Tant du côté de l’éducation nationale que du renseignement et de la police, de nombreuses questions se posent.

Quel étrange communiqué diffusé, dimanche 18 octobre, par l’académie de Versailles. Tout en assurant que « l’institution a toujours été en soutien total à l’égard » de Samuel Paty, elle révélait que le ministre de l’Éducation nationale « a demandé l’ouverture d’une enquête administrative ». Mais pourquoi ouvrir une enquête quand on est si certain d’avoir fait tout ce qu’il fallait ?

En réalité, certains faits obligent à se demander si le professeur d’histoire-géographie, que d’aucuns décrivent aujourd’hui avec un empressement suspect comme un « héros républicain », a bénéficié de la protection que la République lui devait, comme fonctionnaire de l’éducation nationale et comme citoyen.

Samuel Paty avait droit à la « protection fonctionnelle »

Résumons : après le fameux cours d’EMC (enseignement moral et civique) du 5 octobre pendant lequel l’enseignant a travaillé sur une caricature de Mahomet, Brahim C., le père d’une élève qui n’a pas assisté au cours, fait du remue-ménage. Il est d’abord reçu par la principale, puis a « un échange » avec l’inspection académique. Dans le même laps de temps, l’équipe « valeurs de la République » de l’académie intervient, rencontre l’équipe pédagogique et Samuel Paty. Malgré cela, Brahim C. diffuse des vidéos où il traite le professeur de « voyou », lance des appels à se rassembler, et finalement dépose plainte pour « diffusion d’images pornographiques ». À la suite de cette plainte, Samuel Paty est convoqué le 12 octobre au commissariat de Conflans-Sainte-Honorine, où il doit se justifier. Dans le procès verbal de son audition, auquel Franceinfo a eu accès, non seulement il se défend des accusations portées contre lui mais il affirme que tout cela est fait « dans le but de nuire à l’image du professeur qu’(il) représente, du collège et de l’institution ». Et dans la foulée, sur le conseil de l’inspection académique, porte plainte pour diffamation. Seul.

Or comme tout fonctionnaire, Samuel Paty avait droit à la « protection fonctionnelle », telle que décrite à l’article 11 du statut des fonctionnaires de 1983 : « La collectivité publique est tenue de protéger le fonctionnaire contre les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, (…) les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages. » Jean-Michel Harvier, responsable de l’action juridique du syndicat Snes-FSU, s’interroge : « Quand un collègue porte plainte, a fortiori sur conseil de l’institution, celle-ci doit se joindre à la plainte », au nom de la protection fonctionnelle. « Pourquoi cela n’a pas été fait ? » Certes, il faut demander la protection fonctionnelle, et il semble que Samuel Paty ne l’ait pas fait. Mais l’institution qui lui a recommandé de porter plainte ne pouvait-elle le lui suggérer ? « La logique “pas de vague” est toujours à l’œuvre », regrette Jean-Michel Harvier. Avec des conséquences lourdes : on peut supposer qu’un petit professeur d’histoire-géo qui vient porter plainte tout seul, cela n’alerte pas autant les services de police que si la plainte est cosignée, ès qualités, par un représentant du rectorat (qui, par ailleurs, n’a pas répondu à nos sollicitations).

Abdoullakh A. avait été l’objet de plusieurs signalements d’internautes

D’autant que, côté police, on peut se demander pourquoi le profil des personnes impliquées n’a pas suscité plus d’inquiétude. Brahim C., le parent d’élève à l’origine de la campagne sur les réseaux sociaux, n’était pas un inconnu. Sa demi-sœur était partie en Syrie, où, selon Mediapart, elle aurait été identifiée dans l’entourage de la femme de Salim Benghalem, chef de la police de l’« État islamique » et l’un des djihadistes français les plus recherchés. Mais c’est surtout la présence à ses côtés d’Abdelhakim Sefrioui, créateur du collectif Cheikh Yassine – dont la dissolution a été annoncée – qui aurait pu inquiéter. Connu des services de renseignements comme un tenant de l’islam radical, il accompagne Brahim C. chez la principale du collège quand celle-ci tente une médiation. Il aurait surtout, selon Mediapart, été en relation avec Mohamed Belhoucine, un des hommes clés des attentats de janvier 2015. Brahim C. et Sefrioui ont été déférés hier devant la justice pour « complicité d’assassinat terroriste » par le procureur antiterroriste Jean-François Ricard. Leurs noms étaient mentionnés dans une note des renseignements territoriaux datée du 12, quatre jours avant les faits. Détaillant l’affaire, la note avait conclu que la médiation « a(vait) permis d’apaiser les tensions ».

Malgré tout ces signaux d’alerte, aucune surveillance ni aucune protection spécifique n’a été mise en place. Au contraire, on le sait : le 12 octobre, c’est Samuel Paty qui doit se justifier devant les policiers.

Dernier sujet d’interrogation : le manque d’intérêt pour le tueur, Abdoullakh A., qui affichait depuis au moins six mois sa radicalisation et son soutien à l’« État islamique » sur son compte Twitter. Au point qu’il avait été l’objet de plusieurs signalements d’internautes à Pharos (Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements), mais aussi par la Licra pour propos antisémites. Le procureur du parquet antiterroriste a confirmé hier qu’Abdoullakh A. avait été en contact téléphonique sur WhatsApp avec Brahim C., peu avant de passer à l’acte. Le terroriste n’avait, lui non plus, fait l’objet d’aucune surveillance.

Emmanuel Macron : « nous continuerons ce combat pour la liberté dont vous êtes désormais le visage »

Mercredi soir, dans la cour d’honneur de l’université de la Sorbonne, la France a rendu hommage à Samuel Paty, le professeur assassiné à Conflans-Sainte-Honorine. Emmanuel Macron, qui lui a remis la Légion d’honneur à titre posthume, a déclaré :

« (…) Samuel Paty aimait les livres, le savoir, plus que tout. (…) Samuel Paty aimait passionnément enseigner, il le faisait si bien ; nous avons tous, ancrés dans nos cœurs, le souvenir d’un professeur qui a changé le cours de notre existence. Samuel Paty était de ceux-là, de ces professeurs que l’on n’oublie pas, de ces passionnés capables de passer des nuits à apprendre l’histoire des religions. (…) Samuel Paty incarnait au fond le professeur dont rêvait Jaurès dans cette Lettre aux instituteurs qui vient d’être lue, “la fermeté unie à la tendresse”. Celui qui montre la grandeur de la pensée, enseigne le respect, donne à voir ce qu’est la civilisation. (…)

Alors reviennent comme en écho les mots de Ferdinand Buisson : “Pour faire un républicain, écrivait-il, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qui soit et lui donner l’idée qu’il faut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de rechercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître ou d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit.” Faire les républicains, c’était le combat de Samuel Paty. (…)

Vendredi soir, j’ai d’abord cru à la folie aléatoire, à l’arbitraire absurde… Après tout, il n’était pas la cible principale des islamistes, il ne faisait qu’enseigner ; il n’était pas ennemi de la religion, dont ils se servent, il avait lu le Coran, respectait ses élèves, quelles que soient leurs croyances, il s’intéressait à la civilisation musulmane. Non, tout au contraire, Samuel Paty fut tué précisément pour tout cela : parce qu’il incarnait la République qui renaît chaque jour dans les salles de classe, la liberté qui se transmet et se perpétue à l’école. (…)

Samuel Paty fut la victime de la conspiration funeste de la bêtise, du mensonge, de l’amalgame, de la haine de l’autre (…). Nous défendrons la liberté que vous enseignez si bien, et nous porterons haut la laïcité. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent. (…) Nous continuerons, oui, ce combat pour la liberté, pour la raison dont vous êtes désormais le visage, parce que nous vous le devons (…), parce qu’en France, professeur, les lumières ne s’éteignent jamais. »


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