L’adoption, le 9 décembre 1905, de la loi de séparation des Églises et de l’État pose de nouvelles bases. Le point avec deux spécialistes, soixante-quinze ans après.
LA DÉMOCRATIE SOCIALE
Par Jean-Paul Scot Historien
La loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, tout comme celle de 1901 sur les associations, parachève les grandes lois républicaines qui, de 1881 à 1886, instituent les libertés d’expression et de presse, la gratuité et la laïcité scolaires, et le droit d’organisation syndicale. Elle entend mettre fin au conflit historique et récurrent qui oppose, depuis la Révolution, les républicains, champions des droits de l’homme et du citoyen, et l’Église catholique romaine, qui les a condamnés comme « monstrueux » et « diaboliques ».
La loi de 1905 consacre les principes philosophiques des Lumières françaises. Son article I proclame : « La République assure la liberté de conscience. » Celle-ci est la première des libertés propres à tous les êtres humains ; les croyants comme les agnostiques et les athées sont donc tous égaux devant la loi. En France, la liberté de religion n’est pas la première des libertés, comme en Angleterre. La religion relevant du choix personnel de chacun, « la République garantit » néanmoins son expression collective, la « liberté de culte », y compris dans l’espace public. Mais elle n’a pas à distinguer les citoyens selon leurs croyances ou leurs opinions.
La loi de 1905 n’abolit pas seulement le Concordat napoléonien de 1802, qui avait fait de quatre « cultes reconnus » des institutions publiques, contrôlées et financées par l’État. La France sera désormais un État pleinement laïque, libéral en droit et neutre en matière religieuse. Toutes les religions pourront s’y organiser en « associations cultuelles », selon leurs « règles générales », fussent-elles non démocratiques, car l’État n’a pas à leur imposer un statut type. Tous les croyants y seront libres de pratiquer leur culte et de propager leur foi, pourvu qu’ils respectent les lois et l’ordre public. Tous les budgets des cultes y sont supprimés car les religions doivent vivre des seules contributions de leurs fidèles.
La loi de séparation entraîne à terme l’échec de la théocratie pontificale, qui prétendait encore, au nom de l’infaillibilité du pape « en matière de dogme et de mœurs », que les lois de Dieu étaient au-dessus des lois des hommes. Certes, le Vatican jeta l’anathème sur la loi et interdit à l’Église de France de l’appliquer, mais l’atténuation du conflit religieux poussa nombre de catholiques à se rallier à la République. L’Église de France finit par créer, en 1924, des associations diocésaines soumises aux évêques mais conformes à la loi. Face à la sécularisation des sociétés, l’Église romaine dut enfin, lors du concile Vatican II (1962-1965), renoncer à tout intégrisme théologico-politique, accepter la légitimité des lois des États, et même admettre la liberté religieuse et la laïcité.
La laïcité est un principe d’émancipation et un bien commun pour l’humanité de demain.
La loi de 1905 provoqua également la perte d’influence de radicaux intransigeants comme Clemenceau, dont l’anticléricalisme tenait souvent lieu de programme politique. Néanmoins, aujourd’hui encore, des républicains prétendent interdire toute expression religieuse privée dans l’espace public. La loi de 1905 permit encore, comme le souhaitait Jaurès, que la question sociale supplante la question religieuse, au premier rang des enjeux politiques. Ainsi, en 1936, Maurice Thorez put tendre la main aux travailleurs catholiques. Et, dès la Libération, le principe d’égalité sans distinction de sexe, d’origine, de race ou de religion, fut proclamé.
La loi de 1905 parachève enfin le principe de laïcité, même si le terme n’apparaît pas dans la loi. Parce que, fondée sur la dialectique de la liberté de conscience et de l’égalité des droits, la laïcité n’est pas, en France, une idéologie antireligieuse, ni une spiritualité particulière, pas plus qu’une religion civile comme aux États-Unis d’Amérique, ou un athéisme d’État comme dans l’ex-URSS. Elle est la garantie de faire société, tous ensemble, dans le respect des différences de chacun. Elle est un principe d’émancipation et un bien commun pour l’humanité de demain.
Mais, rien n’est jamais acquis ! En 1946, la séparation des Églises et de l’État n’a pu être constitutionnalisée, et la République n’a été déclarée « laïque » que grâce à un amendement communiste soutenu par les socialistes et les radicaux. En 1958, la Constitution fut amendée ainsi : « La République respecte toutes les croyances » – formule ambiguë car le respect est dû aux croyants comme aux incroyants, mais pas aux doctrines et aux religions, toujours critiquables. Depuis, les Églises ont reconquis des privilèges financiers et tentent d’imposer leurs normes éthiques. Et aujourd’hui, les droites dénaturent la laïcité pour légitimer leur rejet de l’islam, devenu deuxième religion de France.
LA RÉACTION DE L’ÉGLISE
Par Jean-François Marx Auteur
Il faut remonter trente ans plus tôt pour comprendre l’histoire de la séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905.
Après les massacres de la Commune, la III e République se met péniblement en place. Les monarchistes espèrent la Restauration, mais légitimistes et orléanistes ne parviennent pas à un accord. La République va s’installer avec le vote des lois constitutionnelles de 1875. À l’époque, on assimile trop vite monarchistes et catholiques : tous les catholiques ne sont pas monarchistes ; certains, minoritaires, sont républicains. Or, les relations avec l’Église sont de plus en plus tendues. « Le cléricalisme, c’est l’ennemi », phrase prononcée par Gambetta le 4 mai 1877, donne le ton. Les catholiques « ultramontains » avaient en effet voulu répondre favorablement à l’appel du pape Pie IX du 17 mars 1877 pour le soutenir contre le gouvernement italien. Le principe même de l’intervention des catholiques en tant que tels dans la vie politique et sociale est en débat. La laïcité allait devenir synonyme de la République. Gambetta ne visait pas les Français catholiques – tous l’étaient plus ou moins –, mais les élites désireuses de fonder un ordre social catholique.
En 1881, Ferry fait voter la loi sur la gratuité de l’enseignement primaire public.
Dans ce climat, Jules Ferry fait voter l’exclusion des religieux de l’organisation de l’enseignement supérieur, la suppression du droit des étudiants issus de l’enseignement privé aux diplômes d’État, et le droit d’enseigner aux religieux des congrégations non autorisées, surtout les jésuites très présents dans l’enseignement secondaire. Cette disposition est mise en œuvre par décrets en 1880 pour les jésuites, puis pour les autres congrégations. Celles de femmes ne sont pas concernées.
En 1882, la loi fait obligation aux prêtres de donner les cours de religion à l’église. Les bâtiments scolaires deviennent neutres : « L’école sans Dieu ! » vitupére l’Église. En 1881, Ferry fait voter la loi sur la gratuité de l’enseignement primaire public. La laïcisation se poursuit dans tous les lieux et bâtiments publics. La population ne s’en émeut guère, au grand dam des catholiques intransigeants.
Le pape est lui-même en difficulté dans ses relations avec la monarchie italienne : en 1870, Rome a été envahie par les troupes de Victor-Emmanuel II, en voie de réaliser l’unité du royaume. Le pape Pie IX se considère alors prisonnier au Vatican. Il faudra attendre le 20 septembre 1900 pour que son successeur, le pape Léon XIII élu en 1878, dissolve officiellement les États pontificaux, devenus une fiction.
Bien que considéré à tort comme libéral, ce pape se montre conciliant par crainte du pire pour l’Église de France. C’est ainsi que « par l’encyclique Immortale Dei du 1 er novembre 1885, il établit que l’Église tolérait en droit toutes les formes de gouvernement, que le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel avaient deux sphères autonomes, quoique reliées, et que l’Église ne blâmait pas les gouvernements qui autorisaient les cultes non catholiques » (1). Cette évolution ouvre la voie au « ralliement » des catholiques français non hostiles au régime républicain. Le thème est repris par le cardinal Lavigerie à Alger en portant un toast devant l’escadre, le 12 novembre 1890, sur invitation discrète de Léon XIII.
Le 16 février 1892, le pape confirme le « toast d’Alger » en publiant, en français, l’encyclique Au milieu des sollicitudes, en faveur de la défense d’un christianisme en République. La violence verbale des opposants catholiques se détourne du cardinal Lavigerie pour fustiger le pape. Y participe Édouard Drumont, qui vient de fonder la Libre Parole. Cet antisémite virulent trouve le bouc émissaire idéal, en 1894, dans le capitaine Dreyfus, juif alsacien accusé de haute trahison. La grande majorité des élites catholiques suivent la campagne antisémite. La forfaiture dénoncée, une vague anticléricale se déchaîne logiquement. À nouveau les congrégations sont visées. Votée, la loi de 1901 sur les associations en écartait les congrégations. Celles-ci sont expulsées et dispersées, hommes et femmes, à de rares exceptions près, non enseignantes. Leur dissolution entraîne la confiscation et la liquidation de leurs biens, non sans quelques exceptions.
Cette loi a été habilement préparée par Aristide Briand, réputé charismatique et souple, fin négociateur.
Malgré les événements hostiles à l’Église de France, le Concordat est toujours théoriquement en vigueur. C’est à la loi de 1905 que l’on attribue souvent sa rupture. En fait, les incidents avec le Vatican se sont multipliés au point que, en 1905, les relations diplomatiques sont déjà rompues. En outre, l’esprit de conciliation de Léon XIII s’est éteint avec lui, mort le 20 juillet 1903. Son successeur, Pie X, est aveuglément intransigeant. Deux incidents diplomatiques, en 1904, se concluent par la rupture des relations diplomatiques entre Paris et le Saint-Siège. Le Concordat est rompu de facto, le dialogue rendu impossible. La séparation se fait projet de loi. Préparée par Aristide Briand, discutée à la Chambre, elle est votée en décembre 1905. Elle proclame l’entière liberté des cultes, mais la République n’en reconnaît et n’en salarie aucun. La loi ne prononce pas le nom des Églises, puisqu’elle s’applique à n’importe quel culte. Les biens sont dévolus après inventaire à des associations cultuelles.
Cette loi a été habilement préparée par Aristide Briand, homme réputé charismatique et souple, fin négociateur. On a pu parler d’un « texte admirablement libéral ». Des catholiques libéraux ont secrètement conseillé Briand, persuadés que le pape accepterait la loi, au moins de facto. Dès le 28 décembre 1905, ils demandent officiellement à Rome de l’accepter, notamment cinq cardinaux français, puis, en février 1906, des notabilités catholiques, membres de grandes institutions. Pie X ne veut rien entendre. En février 1906, la lettre encyclique Vehementer Nos, adressée au peuple et au clergé de France, condamne la loi. En passant, elle attribue à l’action unilatérale de la France la rupture du Concordat. De fait, elle est déjà consommée du fait des incidents précédents, mais surtout par l’inébranlable conviction du pape qu’il n’y a rien à discuter. Du même coup, celui-ci désavoue les chefs de l’Église de France et leurs efforts de conciliation, à la grande joie des intégristes de Paris, de Rome et d’ailleurs.
Plutôt qu’une nouvelle guerre antireligieuse, ne faudrait-il pas établir ce bilan du siècle écoulé en vue d’une refonte de la République elle-même ?
La loi de 1905 est-elle un aboutissement ? Pour la III e République, sans doute. En ce premier quart du XXI e siècle, il reste à établir un bilan, car les coups de canif n’ont pas manqué pour revenir sur certaines dispositions de la loi. Le grand principe de l’enseignement public a été battu en brèche par la réintroduction de l’enseignement libre depuis la maternelle, de surcroît financé par l’État et les collectivités locales, tandis que l’éducation nationale voit son universalité ébréchée par l’autonomisation des universités. De plus, l’Alsace et la Lorraine, annexées par l’Allemagne jusqu’à la victoire de 1918, sont restées concordataires.
Plutôt qu’une nouvelle guerre antireligieuse, alors que la société civile n’a cessé d’évoluer vers plus de sécularisation en dépit d’une visibilité accrue des religions, et que certains imaginent une autre « grande invasion », ne faudrait-il pas établir ce bilan du siècle écoulé en vue d’une refonte, non de la loi, mais de la République elle-même, pour instaurer une démocratie réelle ?
(1) L’Histoire de la France religieuse, Tome IV, sous la direction de Jacques Le Goff et René Rémond (Seuil, 1992).
En savoir plus sur Moissac Au Coeur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.