Alyson McGregor : « Notre système de santé néglige les femmes »
Mauvaise prise en charge des pathologies, absence de recherche médicale spécifique liée au genre… Dans « le Sexe de la santé », Alyson McGregor, médecin urgentiste américaine, fait le procès d’une médecine occidentale « androcentrée » qui met en danger la moitié de la population. Entretien.
Alyson McGregor est médecin urgentiste, spécialiste des questions de genre et de sexe. Elle enseigne la médecine à l’université Brown (États-Unis), où elle a fondé une division d’étude du sexe et du genre en médecine d’urgence. Signataire de nombreux articles scientifiques sur ce thème, elle a cofondé le collectif Sex and Gender Women’s Health Collaborative, qui regroupe connaissances et pistes de formation.
À pathologie cardiaque similaire, les femmes meurent plus que les hommes. Parmi tous les médicaments mis sur le marché, la grande majorité n’est jamais testée sur des femmes. La plupart de celles qui se présentent aux urgences à la suite d’un malaise risquent bien souvent de se voir renvoyées chez elles avec un diagnostic d’anxiété…
En s’appuyant sur des exemples cliniques, sur des études médicales à grande échelle et sur sa propre expérience de médecin urgentiste, Alyson McGregor fait le constat effarant de la différence abyssale existant entre le soin des patients et celui des patientes. Son livre, « le Sexe de la santé » (éditions Érès) se présente comme une source d’information pour les soignants comme pour le grand public, mais aussi comme un manuel destiné aux femmes, qui leur donne des armes pour être mieux entendues et donc mieux soignées.
Majoritairement, quand on entend « médecine de la femme », on a tendance à penser à la gynécologie. En quoi votre spécialité est-elle différente ?
Alyson McGregor Ma spécialité est la médecine fondée sur le sexe et le genre. Elle met en lumière les facteurs biologiques et socioculturels qui doivent être étudiés et appliqués aux soins médicaux. L’un des principaux freins à la bonne prise en charge médicale des femmes est qu’on réduit la plupart du temps leurs besoins médicaux spécifiques aux seuls organes reproducteurs. Cet état de fait est dû à l’histoire de la recherche médicale, qui a longtemps été une histoire d’hommes uniquement tournée vers d’autres hommes. Sans compter le fait que les résultats obtenus ont été appliqués sans précaution aux femmes, suivant l’hypothèse que le corps des femmes réagira de la même manière que celui des hommes. Nous savons maintenant que ce n’est pas vrai et qu’il faut redéfinir la santé des femmes comme englobant leur être en totalité.
Quels sont les faits majeurs qui vous font dire que la médecine occidentale est « androcentrée » ?
Alyson McGregor La médecine et la recherche sur la santé ont toujours principalement porté sur les hommes, c’est au fondement de notre compréhension et de la santé, et de la maladie elles-mêmes. Bon nombre des principaux essais cliniques qui nous ont permis d’acquérir une expertise dans la détection et le traitement des crises cardiaques, des accidents vasculaires cérébraux et des cancers, ainsi que dans l’efficacité et l’innocuité des médicaments, ont été réalisés sur des hommes. Il en résulte un manque de connaissances sur la façon dont les femmes présentent ces pathologies et sur la façon dont elles métabolisent les médicaments. Les hommes et les femmes ont également des identités de genre différentes qui influencent les facteurs socioculturels de la santé.
Qu’est-ce qui différencie médicalement un homme d’une femme ?
Alyson McGregor Les hommes et les femmes présentent un ensemble différent de chromosomes sexuels – une partie de l’ADN – et d’hormones sexuelles qui influencent le fonctionnement des organes, la sensibilité aux infections, le métabolisme des médicaments, les facteurs de risque aux maladies cardiaques, AVC et cancers.
Les médecins n’ont pas été éduqués à considérer que les connaissances médicales doivent être appliquées différemment selon que l’on a affaire à un patient ou une patiente.
Comment se fait-il que le grand public n’ait aucune idée de la focalisation de la médecine sur les hommes, et que, pire, les médecins eux-mêmes semblent l’ignorer ?
Alyson McGregor C’est une question intéressante. Lorsque je parle en public du fait que la médecine est centrée sur les hommes et que nous avons essentiellement fait des recherches sur les hommes et appliqué cette base de connaissances aux femmes, la plupart des auditeurs sont surpris. Ils supposent que la recherche médicale est menée sur toutes les populations de manière juste et équilibrée. Les médecins, quant à eux, n’ont pas appris, dans leurs études de médecine, que les hommes et les femmes ont des physiologies différentes fondées sur les chromosomes sexuels et les hormones biologiques. Par conséquent, ils n’ont pas été éduqués à considérer que les connaissances médicales doivent être appliquées différemment selon que l’on a affaire à un patient ou une patiente. On a donc besoin d’une sensibilisation à tous les niveaux : auprès du grand public comme au sein de la communauté médicale.
Le système médical est extrêmement complexe et comprend la recherche (organismes de financement, institutions universitaires, publications dans des revues scientifiques, diffusion), l’éducation (mise à jour des programmes, formation du corps enseignant, accès aux ressources disponibles) et la pratique clinique (dossiers médicaux électroniques, protocoles cliniques, directives nationales et institutionnelles). Vous pouvez imaginer le temps nécessaire pour apporter des changements durables dans les soins aux patients ! Il ne s’agit pas de trouver des excuses, bien sûr. Ce qui serait utile dans un premier temps, c’est d’exiger que la recherche tienne compte de ces questions.
On comprend, à vous lire, que toute la formation des médecins repose sur cette vision androcentrée, et donc parcellaire, de la physiologie. Comment pourrait-on repenser la formation des futurs médecins ?
Alyson McGregor Ce qui est intéressant, c’est que la jeune génération d’étudiants en médecine est très consciente de ces questions et a vraiment envie qu’on lui enseigne les différences. Les membres du corps enseignant doivent être formés à l’importance des différences de sexe et de genre dans la santé et à la manière d’accéder aux ressources existantes pour mettre à jour leurs programmes d’études. Par ailleurs, je pense qu’il est important d’évoquer le fait que les hommes et les femmes ne sont pas forcément différents en tout point. Les médecins et chercheurs spécialistes du sexe et du genre demandent simplement que la question « Existe-t-il une différence de sexe et/ou de genre ? » soit posée afin d’évaluer si cette différence est cliniquement significative. Nous ne devons pas partir du principe qu’il n’y a pas de différence.
Vous écrivez que les femmes ne réagissent pas du tout de la même façon que les hommes aux traitements médicamenteux, mais qu’il est très difficile de tester des médicaments sur les femmes. Comment contourner cet écueil ?
Alyson McGregor Les obstacles aux essais cliniques de médicaments chez les femmes tournent autour de leur capacité reproductive. De nombreux essais cliniques n’admettent les femmes que si elles font un test de grossesse au préalable et elles sont souvent exclues si elles découvrent une grossesse au cours de l’étude. Pour surmonter ce problème, les essais précliniques et les tests sur les animaux devraient évaluer la nocivité éventuelle du traitement pour le fœtus. Cela fournirait des données permettant aux femmes de donner leur consentement éclairé et de participer en toute sécurité à ces études. Nous devrions également prévoir des mesures de recrutement spécifiques pour cibler l’inscription des femmes dans les essais cliniques.
Le problème posé par le somnifère Ambien aux États-Unis (Stilnox en France) a mis au jour cette disparité de réactions. Comment expliquer que cela n’ait pas mené à une interrogation globale sur la prise en charge médicamenteuse ?
Alyson McGregor C’est une question importante à laquelle il n’est pas facile de répondre. La plupart des médicaments utilisés par des millions de personnes sont sur le marché depuis des décennies et il faudrait beaucoup de pression pour revenir en arrière et refaire les essais. La US Food and Drug Administration a commencé à publier en ligne, sur un site appelé Drug Trial Snapshots des informations sur les personnes inscrites aux essais de nouveaux médicaments en fonction du sexe, de l’âge et de l’origine ethnique. Ce site révèle que davantage de femmes sont incluses que par le passé, mais il ne garantit pas que l’analyse soit faite par sexe, ce qui peut cacher des différences importantes.
Comment expliquer qu’il soit si fréquent qu’on diagnostique des troubles anxieux aux femmes ?
Alyson McGregor Parce que nous avons concentré notre compréhension sur la santé et les maladies des hommes, de nombreux problèmes spécifiques aux femmes ne sont pas bien compris, ce qui peut non seulement conduire à de l’anxiété mais aussi devenir un diagnostic commode à utiliser. Les femmes sont statistiquement plus expressives sur le plan émotionnel que les hommes, ce qui peut souvent être interprété comme de l’anxiété. Elles sont donc plus facilement qualifiées d’anxieuses par le personnel soignant. Or, il existe des études mettant au jour le lien entre anxiété et maladies cardiaques, ainsi que des études qui montrent que, chez les femmes, les premiers signes de maladie cardiaque peuvent ressembler à des sensations d’anxiété. Dès lors, la question qui se pose est : les femmes développent-elles des maladies cardiaques à cause de leur anxiété, ou leur maladie cardiaque provoque-t-elle des symptômes qui font penser à de l’anxiété et ne sont pas correctement diagnostiqués ?
Votre livre propose des méthodes à appliquer par les femmes pour espérer être mieux soignées. Est-ce là une nouvelle façon de penser la relation patient-médecin ?
Alyson McGregor Considérer son médecin comme un consultant bien formé est assurément un point de vue très nouveau, et certains patients ne se sentent pas à l’aise avec ce type de relation médecin-patient. Cependant, beaucoup plus de patients et de patientes veulent être informés de leurs soins et participer au processus de décision, ce qui leur donne l’occasion de défendre leurs intérêts. Une partie de cette discussion peut porter sur la question de savoir si le médecin avec lequel on échange est disposé à nous dispenser des soins adaptés aux différences de sexe et de genre.
La nouvelle révolution féminine doit allier aux revendications de droits et d’égalité celles qui feront reconnaître leurs différences et leurs singularités.
Après la première révolution féministe qui revendiquait l’égalité, vous évoquez la nécessité d’un changement majeur…
Alyson McGregor Alors que nous avons passé ces dernières décennies à nous battre pour l’égalité, nous commençons à prendre conscience, parfois dans la douleur, qu’il existe bien des différences importantes entre les hommes et les femmes, différences qui imposent une prise en compte du genre en matière de santé. Notre vision égalitaire qui revendiquait des droits n’avait pas tenu compte de la santé. La nouvelle révolution féminine doit allier aux revendications de droits et d’égalité celles qui feront reconnaître leurs différences et leurs singularités.
Vous concluez votre ouvrage en mettant au service des lectrices des outils pratiques pour les amener à prendre en charge leur parcours de santé de femme…
Alyson McGregor Je propose en effet une « fiche de conciliation médicamenteuse » pour recueillir toutes les informations de santé afin de prévenir les interactions de traitement, particulièrement complexes chez les femmes. Rappelons que la pilule contraceptive présente beaucoup de risques d’interactions avec d’autres médicaments, et de nombreuses femmes n’en tiennent pas compte, ni leurs médecins d’ailleurs. Je propose également à la fin de l’ouvrage une liste de questions que les femmes seraient bien avisées de poser à leurs praticiens de santé. Pour autant, je ne suis pas en train de reporter sur les femmes la charge de transformer le système médical. Je veux juste les inviter à prendre en main leur santé et à faire entendre leur voix.
POUR EN SAVOIR PLUS
- « Le Sexe de la santé. Notre médecine centrée sur les hommes met en danger la santé des femmes », d’Alyson McGregor. Éditions Érès, 260 pages, 20 euros.
Et aussi…
- « Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? » de Catherine Vidal et Muriel Salle. Éditions Belin, 80 pages, 6,50 euros.
- « Femmes invisibles. Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes », de Caroline Criado Perez. Éditions First, 400 pages, 20,95 euros.
- « Vivre sans la douleur ? » de Nicolas Danziger. Éditions Odile Jacob, 252 pages, 26,30 euros.
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