Mais que cache la folie du rangement ?

Les coachs en rangement et les blogs d’organisation personnelle rencontrent un succès fou. Signe d’une apparente volonté de clarté domestique dans le chaos ambiant, cette mode du dressing au carré pourrait cacher autre chose et tourner à la dinguerie… Il n’y a qu’à lire le best-seller la Magie du rangement” (vendu à 2,6 millions d’exemplaires !) pour s’en convaincre.

Son dress code : une veste blanche immaculée qui s’accorde délicieusement aux tons pastel et tendrement fleuris de ses robes. L’élégance jusqu’au bout des doigts, manucurés mais sans vernis. Aucune breloque en toc, peu de bijoux, si ce n’est une fine alliance. Face aux caméras, Marie Kondo, intronisée « papesse mondiale » du rangement par la presse féminine, dispense ses conseils au monde entier.

Depuis quatre ans, elle répète les mêmes gestes à l’écran. Caresse de ses mains lisses un tee-shirt pour lui « communiquer son affection », avant de le plier tendrement en sept et de le placer, à la verticale, dans une boîte ou un tiroir. La recette de cette fée du logis au doux visage d’héroïne de manga ? Le KonMari (une variante contractée de son patronyme) ou l’art de transformer une corvée en « énergie positive » avec la même aisance que la marraine de Cendrillon lorsqu’elle change une citrouille en carrosse et des savates en escarpins de vair !

Que du bonheur pour les ménagères dépassées qui, se rêvant en Mary Poppins, se sont agrippées à son livre déculpabilisant. Depuis sa sortie au Japon en 2011, la Magie du rangement (1), traduite aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et en France, s’est déjà vendue à 2,6 millions d’exemplaires. Envoûtés par « la » Kondo, des milliers de Terriens – surtout des Terriennes – ont dévalisé les rayons de sacs-poubelle, déposés des cartons remplis à ras bord de fringues et d’objets aux associations caritatives, et fait le plein de boîtes de toutes les tailles achetées dans la grande distribution.Ils jettent, trient et rangent dans l’espoir d’une vie meilleure. Peace and love…

Ils jettent, trient et rangent dans l’espoir d’une vie meilleure. Peace and love… Car la Magie du rangement n’est pas qu’un simple guide de savoir-faire : il dicte les premières notes de la mélodie du bonheur. Après avoir fait place nette dans leurs intérieurs, « certains ont changé de carrière, d’autres ont perdu du poids et d’autres encore se sont aimés davantage. Tous à leur niveau se sont révélés à eux-mêmes », nous dit-t-on. « Je bénis cette femme tous les jours ! » s’exalte Cristina, 60 ans, qui « a vécu trois mois avec Marie Kondo », lisant chaque soir une épître de sa bible. Une fois l’ouvrage refermé, elle a jeté les bibelots fêlés qu’elle gardait par nostalgie, donné les vêtements qu’elle planquait au fond de son armoire en se disant « Un jour, je maigrirai »… Et monté des étagères Billy pour ordonner son bazar.

Cristina suit à la lettre les commandements de la Japonaise. Elle remplit chaque semaine un sac-poubelle de 10L avec des papiers et des journaux préalablement déchirés pour ne pas être tentée de les récupérer, et ne pas « rechuter » en reprenant ses mauvaises habitudes. Ne balance plus son manteau sur le canapé, mais l’accroche à un cintre dès qu’elle franchit le seuil de son 38 m2 parisien, et lui dit « Merci pour cette journée ». Traite ses « chaussettes avec respect » en les pliant en deux ou en quatre, selon la taille : plus question de les négliger en les roulant en boule depuis qu’elle a pris conscience que, pour protéger ses pieds, elles devaient supporter la pression et les frictions de ses chaussures. Et il ne lui viendrait pas à l’idée de se moquer des rituels baroques de Marie Kondo, qui recommande à ses fans de lancer un : « Je suis rentrée ! » quand elles passent le pas de la porte, même si la maison est vide ; de susurrer des mots doux à leurs affaires muettes ; de saluer leurs plantes vertes et de câliner leurs feuilles ; et de complimenter leur sac à main comme s’il s’agissait d’un gosse avec un : « Tu as bien travaillé. Repose-toi bien », avant de le mettre au placard.

Des nounous pour adultes 

« Je fais du yoga et de la méditation, alors ça ne me dérange pas de parler aux objets », sourit Cristina, tout en louanges. « Marie Kondo, c’est la fée Clochette des temps modernes », poursuit-elle. Même si l’adorable papillon ne l’a pas définitivement guérie de son penchant naturel pour le désordre. « Ce n’est pas mon existence qui a changé, mais mon comportement. Faire de l ‘ordre ramène à l ‘essentiel : je me sens mieux, je suis fière de moi, j’ai pris le contrôle de ma vie et je ne suis plus victime du marketing sauvage. » En effet, Cristina n’achète plus des éponges ou des serpillières en microfibre en pagaille parce que le troisième exemplaire est gratuit. Elle a fait le vide en même temps que des économies. Bingo !

Ranger, ordonner, classer, trier, grouper, empiler… Marie Kondo surfe sur une vague qui n’est en fait pas retombée depuis quinze ans. Aux rayons des libraires, le choix de guides est vaste. Citons-en quelques-uns : le Rangement pour les nuls, Rangement détox, Rangements : solutions pratiques et gain de place, le Grand Guide du rangement, etc. Idem sur les sites Internet et les blogs qui dispensent des conseils « malins » et proposent l’achat en ligne d’accessoires adéquats : boîtes, bacs, pots, paniers, range-dossiers. Des « indispensables », nous assure-t-on.

Cet engouement pour l’ordre serait aussi le signe d’un sérieux embarras Ceux qui n’y arrivent pas seuls, ignorent par où commencer, manquent de temps ou procrastinent, peuvent aussi se payer les services d’un « coach en rangement ». Un nouveau job en France importé des Etats-Unis où il est en vogue depuis une trentaine d’années. Ces nounous pour adultes, dont les qualités d’organisation hors pair les ont convaincues d’en faire un vrai métier, conseillent, soutiennent et mettent les mains dans le cambouis moyennant 30 à 50 € de l’heure, soit le prix d’un ou deux meubles achetés à Ikea. Car le suédois reste un incontournable, avec ses séries de casiers, armoires, bibliothèques et autres systèmes flexibles, modulaires et/ou combinés qui permettent à tous, même à ceux qui ont deux mains gauches, de « s’offrir tout l’espace dont [ils rêvent] » promet-on sur le catalogue.

Car, si le rangement a une vertu, c’est bien celle de libérer des mètres carrés ultraprécieux. Dans les grandes villes où les prix de vente et les loyers explosent, même les classes moyennes ont renoncé à voir plus grand. Dès lors, faire la chasse aux trucs et astuces revient à pousser les murs : les placards sont fixés en hauteur, les tiroirs glissés sous les meubles, le lit coulisse jusqu’au plafond, les plantes en pot pendent en l’air. Et au ras du sol, on respire… Ambiance monacale.

Mais cet engouement pour l’ordre serait aussi le signe d’un sérieux embarras. Peut-être même le symptôme d’un dérèglement de la société. « C’est une plainte qui traduit un dérangement généralisé, qui dit que notre vie n’est pas rangée », analyse Olivier Douville, psychanalyste et maître de conférences des universités. Qui nous rappelle que l’existence n’est pas un long fleuve tranquille.

Rien n’est définitif : ni l’amour, ni le couple, ni l’emploi, ni l’avenir. Finalement, il n’y a que sur sa maison et ses objets, sans âme, qu’on a une réelle emprise. Que l’on peut contrôler ce qui nous échappe ailleurs. Alors on la range et l’arrange à sa guise. En se délestant des vieux objets, on supprime aussi d’un même coup de balai les traces d’un passé douloureux ou détesté : ranger devient une renaissance. « Quand on vide, on fait une espèce de purge. C’est un jeûne sacralisé, une opération détox, poursuit Olivier Douville, avant d’ajouter : une maison, c’est comme un sein qu’on cajole et une bouche qui nous dévore. » Chez les bordéliques, il arrive qu’elle ronge de l’intérieur.

Ranger pour changer

« Certaines situations sont dramatiques », témoigne Claire, fondatrice de Mis ô Claire. Ex-cadre de la fonction publique qui s’est reconvertie dans le coaching en 2014, elle raconte le désarroi de cette cliente tétanisée et incapable de faire le vide. « Deux de ses chambres étaient encombrées de cartons du sol au plafond et elle dormait sur un matelas posé à terre , explique-t-elle. Elle n’avait jamais rien jeté de sa vie. » C’est sa fille qui a pris les affaires de sa mère en main en lui offrant un chèque cadeau Mis ô Claire. Cette dernière l’a gardé sous le coude pendant plusieurs semaines avant de se lancer : rien n’est moins évident que d’appeler au secours un inconnu et lui révéler cette part dérangée de son intimité.

« C’est aussi difficile d’avouer à son entourage qu’on a fait appel à un tiers pour ranger. Il y a une sorte de culpabilité » , poursuit Claire en donnant l’exemple de cette mère de famille qui l’a embauchée en cachette de son mari. Car ses clients sont à 98 % des clientes… Une fois dans la place, la coach doit aussi savoir négocier et composer. « Certains ont un affect terrible, souligne la coach Anouk Le Guillou, qui dirige Place nette. Ils angoissent à l’idée de jeter quoi que ce soit. Il faut discuter de chaque objet. » S’armer de patience, y aller mollo : « Quatre heures maxi ! , assure-t-elle. Sinon les gens saturent, physiquement et mentalement. Mais après ils se sentent bien. »

Julie et Christian, parents trentenaires de deux jeunes enfants, confessent eux aussi s’être payé les services d’une coach : 1 000 € pour quatre jours de remise en forme : installation de placards dans les places perdues, tri et rangement de la paperasse et des jouets d’enfants qui débordaient des chambres jusqu’au salon. « Je suis coincée avec des objets qui sont dans les limbes. Avec certaines choses qui sont trop abîmées pour les donner et pas assez pour les jeter, explique Julie. Résultat : je garde tout ! La coach nous a surtout aidés à nous décider. »

Pourtant, dans leur appartement moderne, on ne peut pas dire que ce soit véritablement le bordel. « Il y avait des nids à bazar, répond Julie, qui déteste ranger autant que le désordre, qui la perturbe. « Pour moi, c’est une perte de temps, précise-t-elle. Je ne trouve déjà pas une heure pour bouquiner ! Mais j’ai besoin que ce soit rangé pour être sereine. » La quadrature du cercle… Pas que. Lorsqu’elle va chez ses amies dont les maisons sont tirées au cordeau, Julie a « l’impression qu’elles sont plus heureuses qu’ [elle] » , confie-t-elle. Une étude démontre que les bordéliques sont plus intelligents, créatifs et imaginatifs que les ordonnés !

Ranger pour avoir la pêche, toujours la même rengaine. Quant aux rétifs, aux indociles qui se complaisent dans le désordre de leurs appartements surchargés, les voilà tous victimes, affectés par un trouble de la personnalité ou dépressifs. Il est temps de rassurer les bordéliques ! A revers des idées en vogue, une étude réalisée par Kathleen Vohs, chercheuse en psychologie à l’université du Minnesota, démontre qu’ils sont plus intelligents, plus créatifs et plus imaginatifs que les ordonnés. Ils sont davantage ouverts, épanouis et empathiques, et « le fait qu’ils n’accordent pas d’attention au désordre les rend plus sensibles à la pensée positive. Bien que leur sens de l’organisation soit plus brouillon, ça ne les empêche pas d’avoir des éclairs de génie, d’être heureux et d’être très sympathiques ».

Et pan ! Rappelons nous aussi quelques génies bordéliques, comme l’écrivain américain Mark Twain, auteur des célèbres Aventures de Tom Sawyer ; Steve Jobs, feu patron d’Apple, et Albert Einstein, qui aurait dit avec humour : « Si un bureau en fouillis est signe d’un esprit en fouillis, alors que faut-il penser d’un bureau vide ? »

C’est pourtant avec une certaine habileté que les stars mondiales du rangement jouent de la mauvaise conscience des désordonnés pour vendre leurs livres et leurs services. Comme Francine Jay, la Marie Kondo américaine, jeune et jolie pionnière du coaching en désencombrement. Son livre le Bonheur est dans le peu (2), qu’elle a commencé par autoéditer, est aujourd’hui traduit dans le monde entier et sa lecture, recommandée en France par le magazine Psychologies . Francine Jay tient aussi un blog, missminimalist.com, et a lancé le Minsumer Movement qui « lutte contre la dictature du toujours plus » et invite à « consommer mieux et moins ».

Sa méthode Streamline (« rationaliser ») en 10 leçons ressemble à peu de chose près à celle de sa concurrente nippone : trier, jeter et faire le vide autour de soi et parler aux choses. Mais elle ne les câline pas ! Elle juge de leur sort et les condamne (ou pas) après un interrogatoire serré, sans que les accusés, sans voix, puissent faire appel : « Qui es-tu et que fais-tu ? », « Comment es-tu arrivé dans ma vie ? », « T’ai-je acheté ou m’as-tu été offert ? », « A quelle fréquence me sers-tu ? », « Serais-je au contraire soulagée de me débarrasser de toi ? », « T’ai-je jamais désiré ? ».

Au fond, pour Francine Jay, les objets sont méchants. Ils nous possèdent, nous stressent, nous asservissent, nous ruinent et nous encombrent l’esprit. En les abandonnant, nous nous libérons de la société de consommation, « chouchoutons notre karma », en même temps que nous protégeons la planète. L’air est plus respirable, l’eau plus claire, les forêts plus denses… Et « nous inspirons les autres par la beauté de nos actions ». A vos rangements, citoyens !

Le retour des femmes au foyer

Que de bons sentiments ! Résumons donc toutes les bonnes raisons de ranger : le plaisir d’avoir une belle demeure et la félicité de s’y sentir bien ; le calme et la sérénité qui s’ensuit ; la bonne action écolo… N’y a-t-il pas aussi quelques mauvaises raisons ? Un peu de narcissisme, une dose de m’as-tu-vu, une couche d’orgueil… « La maison est aussi une carte de visite sociale : on veut montrer ce qui est beau chez soi et en soi, même si on ne va pas très bien », souligne Anne de Chalvron, auteur d’ Apologie des petites corvées (3). Pour épater la galerie, nos chez nous deviennent aussi zen et tendance que dans les magazines de déco ou s’inspirent de la « La maison France 5 », l’émission de Stéphane Thebaut qui attire 1 million de téléspectateurs chaque vendredi soir. A suivre : les réalisations des deux architectes vedettes, Karine et Gaëlle, qui remodèlent les intérieurs d’heureux élus, transforment leur entrée en dressing et le cagibi en chambre d’enfant.

Parfois, il n’y a rien de plus vieux que les nouvelles tendances Mais Anne de Chalvron met aussi en garde contre l’excès d’ordre : « Il ne faut pas tomber dans l’addiction, sinon la maison devient une prison. Fini la liberté s’ il faut tout classer, tout répertorier. » L’injonction au rangement serait un piège pour la femme moderne qui, au prétexte du bonheur retrouvé, opère un grand bond en arrière : le réveil de la maîtresse de maison.

« On assiste aujourd’hui au retour de la femme au foyer qui faisait des listes entières des tâches à accomplir. Tout était rangé, étiqueté », rappelle la journaliste free-lance. Et les manuels d’aujourd’hui ne seraient rien de plus qu’une version contemporaine de ceux de nos grand-mères. Voici un ou deux conseils datant du XXe siècle : « Les armoires sont indispensables dans les cuisines car il est hors de question de laisser du linge un tant soit peu souillé exposé au regard. » Et, pour conserver les draps, serviettes, chemises et mouchoirs, le meilleur moyen est « de ne pas en avoir trop, car ils jaunissent et encombrent inutilement les armoires ». Parfois, il n’y a rien de plus vieux que les nouvelles tendances.

(1) First Editions, février 2015, 17,95 €.

(2) First Editions, septembre 2016, 17,95 €. (3) JC Lattès, janvier 2012, 12,50 €.

 


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