Anne Tursz : "La maltraitance démarre avec l'idée que les enfants appartiennent à leurs parents"

Anne Tursz : « pour les enfants, curieusement, les responsables politiques ne se sentent guère 'obligés' » Photo : Géoffroy Ven Der Hasselt/AFP

Anne Tursz : « pour les enfants, curieusement, les responsables politiques ne se sentent guère ‘obligés’ » Photo : Géoffroy Ven Der Hasselt/AFP

Epidémiologiste et directrice de recherches à l’Inserm, la pédiatre Anne Tursz est l’une des meilleures spécialistes françaises de la maltraitance des enfants. Elle juge pour l’Humanité le plan présenté mercredi 1er mars 2017 par la ministre Laurence Rossignol.

Un plan spécifique pour lutter contre les violences faites aux enfants, c’est une bonne chose?

Anne Tursz. Bien sûr. Car il s’agit d’un problème majeur, qui méritait une mobilisation des pouvoirs publics, et une prise de conscience de la société dans son ensemble, comme celle intervenue sur les violences faites aux femmes. Ce plan arrive certes tard dans ce quinquennat, mais en la matière, mieux vaut tard que jamais. La protection de l’enfance a aussi fait l’objet d’une loi l’an passé. On ne peut donc pas dire que rien n’a été fait. Le problème, c’est de savoir ce que les successeurs de ce gouvernement feront de ce plan, s’il l’appliqueront ou pas. Cela concernerait les animaux ou les personnes âgées, je serais relativement optimiste… Mais pour les enfants, curieusement, les responsables politiques ne se sentent guère ‘obligés’.
Quelle mesure vous paraît-elle la plus intéressante?
Anne Tursz. Celle qui entend aider le secteur médical à participer vraiment à la collecte d’informations, au repérage et au signalement des enfants maltraités. Aujourd’hui, les médecins ne sont absolument pas impliqués là dedans. Ils n’ont pas été formés pour ça, ça ne les intéresse guère, voire ça les barbe franchement. C’est pourquoi l’idée d’un médecin référent sur ces violences dans chaque hôpital est très intéressante. Ca va coûter un peu d’argent. Espérons que cela sera quand même mis en oeuvre. Car comme le disait la Haute Autorité de Santé dans son rapport de 2014, il ne faut surtout pas rester dans la solitude face à ces problèmes. Ce médecin référent doit être un relai, une ressource, une aide pour les autres professionnels qui ne savent pas toujours quoi faire.
Le problème avec la maltraitance des enfants est aussi le manque de données fiables, la méconnaissance de ce fléau en profondeur…
Anne Tursz. Oui et à ce titre, la mesure consistant à prévoir une autopsie obligatoire en cas de mort inexpliquée des enfants de moins de deux ans va dans le bon sens… Si toutefois elle est appliquée, car beaucoup y sont encore hostiles. Et puis il y a tous les cas qui restent en dehors des radars. Par exemple, ceux où les médecins de famille ferment les yeux sur des violences. Ce qui introduit une forme de sélection sociale: dans les milieux défavorisés, il n’y a souvent pas de médecin de famille, donc, en cas de problème, ce sont les pompiers qui interviennent. Lesquels sont tenus d’appeler la police, qui, elle, doit aviser le procureur. Là, pas de problème. La dissimulation est plus aisée quand il y a un dialogue entre un médecin de famille et des parents, disons, bien sous tous rapports. Or, les violences existent aussi dans ces milieux là.
Le plan se propose de rendre public chaque année le nombre d’enfants morts suite à des violences intrafamiliales…
Anne Tursz. Pourquoi pas… Mais cette disposition est un peu naïve car ce chiffre va être très compliqué à déterminer. Certes, les morts, a priori, c’est ce qu’il y a de plus facile à mettre au jour. Mais en réalité, en fonction des classes d’âge, il existe des définitions différentes de la maltraitance. Ce ne sont pas non plus les mêmes acteurs qui interviennent. Bref, il faudra un gros travail pour tout remettre à plat avant de se lancer. Ce qui n’évitera pas les oublis ou les doublons. Un chiffre annuel pour marquer les esprits, d’accord. Mais il pourra difficilement être un indicateur fiable de suivi des tendances.
Des enfants tués par leurs parents, cela émeut logiquement l’opinion, l’écho médiatique est souvent fort. Non sans effets pervers, dites vous. Lesquels?
Anne Tursz. Ces faits divers horribles attirent l’attention sur eux parce qu’ils sont ‘croustillants’. Mais ils sont tellement horribles qu’on peine à croire qu’il y en a en réalité des centaines par an. Cela alimente le déni. Or, si: il y en a des centaines par an. Les quelques affaires qui font donc les Unes des journaux font ainsi figure d’arbre qui cache la forêt. Plus insidieusement, ils dédouanent aussi les parents qui font subir à leur(s) enfant(s) une éducation brutale et une pedagogie à base d’interdits, de gifles, etc… Ces derniers peuvent se dire: ‘ça va, je n’en suis tout de même pas là’. Or, il n’y a pas de limite claire entre la maltraitance et la violence éducative ordinaire.
Le plan présenté par Laurence Rossignol entend justement promouvoir une éducation non violente, par le biais de livrets donnés aux parents, à la naissance, et, nouveauté, au début de l’adolescence. Ca peut marcher?
Anne Tursz. L’intention est excellente. Mais, là aussi, croire que ces livrets vont règler le problème apparaît un peu naïf. Tous les parents ne sont pas capables d’offrir à leurs enfants une éducation positive, non violente, favorisant leur épanouissement. Notamment ceux qui ont eux mêmes subi des enfances très difficiles ou très violentes. De fait, tous les parents ne sont pas capables de supporter la frustration, ou d’écouter hurler un enfant dix nuits de suite. Certes, le livret peut rassurer en partie certains d’entre eux, leur montrer qu’ils ne sont pas seuls dans la difficulté. Mais cela ne suffit pas. Ainsi, dans une recherche (1) menée il y a dix ans avec d’autre collègues (et qui avait été totalement enterrée par le ministre de l’époque, Xavier Bertrand), nous avions insisté sur la phase pré-natale : l’entretien prénatal précoce, le dépistage des familles vulnérables… Or, ces idées ont disparu du plan actuel. Et surtout, cela ne se fait pratiquement plus dans les faits. Pourtant, la vraie prévention, c’est ça: l’identification des facteurs de risques de maltraitance.
Le plan préfère en appeler aux voisins, en les invitant à dénoncer de potentiels faits de maltraitance. « Enfants en danger, dans le doute, agissez », proclame le slogan. C’est légitime?
Anne Tursz. Quand on entend un enfant pleurer régulièrement, continuellement, près de chez soi, la loi oblige déjà à agir. Le signalement peut être le fait de voisins, mais il doit surtout être initié par les professionnels (médecins, infirmières…). D’aucuns disent que ça va favoriser la délation. Mais la délation n’a pas attendu ce dispositif pour exister. La vraie question est de savoir si le numéro vert 119 (Allo Enfance en Danger), déjà saturé, pourra absorber et traiter toutes ces informations. Surtout, ce qui fera vraiment avancer les choses, c’est que chacun prenne conscience que les enfants n’appartiennent pas à leurs parents. Comme le rappelle la Convention internationale des Droits de l’Enfant, ce sont des personnes à part entière, qui ont des droits. Or, on ne rappelle jamais cette évidence. Résultat: la plupart des parents en France pensent que leurs enfants leur appartiennent. La maltraitance démarre là. Heureusement, tous les parents ne sont pas nocifs pour leurs enfants. Mais certains le sont, et la société a le devoir de les protéger.
(1) « Violences et santé », Documentation française, 2006.
rubrique société

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