Au terme d’une année riche en records historiques boursiers, le monde de la finance attendait avec une certaine impatience les résultats de la dernière séance de cotation de 2017 à la Bourse de New York, afin de chiffrer en fanfare le millésime boursier américain 2017.
Si Wall Street n’a pas clôturé l’année en beauté, lors de ce dernier vendredi de décembre 2017, enregistrant un léger repli des trois principaux indices boursiers (Dow Jones, Nasdaq Composite et S&P-500), l’année 2017 n’en reste pas moins de toute beauté pour la Bourse new-yorkaise, si l‘on en croît par toute cette richesse qu’elle a pu brasser. Mais, comme dans le cadre de toute bulle boursière spéculative qui se respecte, une richesse pour une bonne part fictive.
Comme l’illustre le graphique ci-joint, l’indice boursier le plus large basé sur les 500 valeurs américaines qui sont les plus représentatives de l’économie américaine, le fameux S&P-500, connaît une hausse remarquable en 2017 de près de 20 % (en glissement) après une augmentation de plus de 9 % en 2016.
En dehors des pauses de 2011 et 2015, la vitalité depuis 2009 de la progression de cet indice boursier ne se dément donc pas, au point que dès le début de 2013 il retrouve son niveau d’avant le krach 2007-2008, et que sur l’ensemble de la période 2009-2017, il enregistre une envolée…… de 196 % (!), pour finir à 75 % au dessus de son sommet de juillet 2007 !! Dans un pays où cela fait plus de trente-cinq ans que la part des revenus captés par les classes populaires et une partie des classes moyennes connaît un déclin historique (les 50 % des plus pauvres américains ne captent plus que 13 % des revenus en 2016 contre 21 % en 1980, [1]), et dans lequel les salariés les moins qualifiés continuent de payer le prix fort de la crise financière de 2008 via un processus accéléré de précarisation du travail faisant gonfler « l’armée de réserve industrielle » des working poor (travailleurs pauvres), on reconnaît là, toute la signature d’un capitalisme actionnarial qui se porte donc à merveille…..mais pour les seuls détenteurs du capital financier, on l‘aura bien compris ! Pour expliquer le très bon état de santé de la Bourse new-yorkaise en 2017, il est certain, comme l’avancent les experts financiers, que les facteurs conjoncturels ont joué un rôle important. On pense bien évidemment à l‘effet haussier sur le cours des actions qu‘a pu avoir la perspective d’une réforme fiscale généreuse pour les entreprises, promise par Donald Trump, et finalement adoptée peu avant Noël (baisse de 35% à 21% de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, octroi d’incitations fiscales à celles qui rapatrieront leurs bénéfices détenus à l’étranger, etc.). La hausse des actions américaines a également pu profiter d’un ensemble d’autres facteurs favorables en 2017 : l’amélioration de la conjoncture économique mondiale, la progression des bénéfices des entreprises américaines, l’affaiblissement du dollar (notamment vis-à-vis de l’euro) et la diminution des taux d’intérêt obligataires en dépit de la remontée des taux directeurs de la Fed (la Banque centrale américaine) relevés à trois reprises au cours de l‘année (en général, les taux obligataires suivent dans la même direction le mouvement des taux d’intérêt directeurs, dans le cadre de la forme normale de la courbe des taux d‘intérêt selon laquelle ces derniers augmentent avec la maturité du prêt).
Mais une telle analyse conjoncturelle ne saurait suffire pour comprendre toute l’ampleur du phénomène en 2017. Car si l’on met en rapport, sur la période 2009-2017, les performances de l’économie réelle étasunienne dont le rythme annuel moyen de croissance ne dépasse pas les 1,5 %, avec la très impressionnante progression des cours boursiers mise en évidence précédemment (+ 196 % !), alors il est difficile de ne pas y voir le rôle important joué par la spéculation financière, elle-même alimentée outre-Atlantique par la masse considérable de liquidités injectées par la Fed entre l’automne 2008 et la fin de 2014, dans le cadre de sa politique monétaire dite non conventionnelle, dénommée aussi politique monétaire de détente quantitative. En effet, en rachetant des titres obligataires publics et privés, notamment auprès des banques américaines, la Fed a donc pendant cinq ans inondé par création monétaire les marchés financiers, et ce à très grande échelle, si l’on en juge par l’évolution du montant total des actifs de son bilan qui a été multiplié…..par près de 5 à l’occasion de cette aventure du quantitative easing – QE – (assouplissement quantitatif en anglais). Il apparaît donc clairement que ces QE d’envergure sont à l’origine de la formation d’une nouvelle bulle spéculative depuis 2009, et à en croire le graphique précédent d’une ampleur encore plus considérable que celle des années précédant le séisme de 2007-2008. Et même si depuis 2015 la Fed a arrêté sa politique monétaire d’assouplissement quantitatif, il n’en reste pas moins que la partie importante des liquidités injectées dans le système bancaire, y compris celui dit parallèle (fonds d’investissement, etc.), n’ayant pas encore servi l’économie réelle, ont continué à nourrir cette bulle spéculative en 2016 et en 2017. Mais continueront-elles à le faire, lorsqu’il y aura une prise de conscience généralisée qu’une partie de l’envolée des cours à la Bourse de New York depuis 2009 relève du pur registre de la bulle spéculative ? Poser la question c’est y répondre.
L’inquiétude à propos de cette nouvelle bulle boursière américaine, exprimée par nombre d’économistes mais aussi par les forces citoyennes éclairées de la société civile à travers des ONG altermondialistes comme Attac, est d’autant plus légitime qu’un certain nombre d’éléments tenant à la situation et à la régulation financières internationales la confortent sérieusement. Tout d’abord, le contexte d’un endettement important et croissant des agents économiques non financiers, favorable au déclenchement de toute crise financière, est toujours bien présent, voire même encore plus préoccupant que celui qui prévalait à la veille de la crise des subprimes, tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde. Ainsi selon l’Institute of International Finance (IIF), l’ensemble des dettes (privées et publiques) représenteraient 324 % du PIB mondial en 2017.…contre 269 % en 2007. Selon les données de la Banque des règlements internationaux, aux Etats-Unis, si la dette des ménages en pourcentage du PIB a baissé de 17 points sur la période 2007-2017, en revanche, le total de la dette publique et de la dette des entreprises a progressé de 46 points, une partie de l‘accroissement du poids de la dette publique américaine étant due, soit dit en passant, par les plans de renflouement des institutions financières en faillite à la suite de la crise des subprimes. Mais c’est la dégradation de la situation de l’endettement des entreprises dans les économies émergentes qui commence à poser question (hausse de 45 points de pourcentage du PIB entre 2007 et 2017), car une partie importante de cette dette est libellée en dollars, donc fortement exposée au risque d’appréciation de la devise américaine (fin 2016, ce sont plus de 3 000 milliards de dollars de ces dettes qui ont été contractées en dollars). Et tout particulièrement en Chine [2], où la dette des entreprises en pourcentage du PIB a pris 65 points entre 2007 et 2017, au point que la dette totale chinoise (Etat, entreprises et ménages confondus) a dépassé les 300 % du PIB en 2017 !
Par ailleurs, dix ans après le séisme financier et économique que l’économie mondiale n’ait jamais connu depuis la Grande Dépression des années 1930, force est de constater que l’arsenal institutionnel prudentiel de la régulation de la finance internationale reste toujours très insuffisant, comme si la supposée efficience des marchés financiers, chère aux économistes ultra-libéraux, et qui a été le substrat idéologique de la libéralisation financière structurant la mondialisation financière à partir des années 80, n’avait pas été démentie de façon cinglante par la crise financière de 2008. Comme si également celle-ci n’avait pas suffisamment révélé au grand jour l’irresponsabilité des banques dans leur double folie à spéculer et à inciter les agents privés à une course à l’endettement via une sous-estimation systématique et criminelle de leur risque d’insolvabilité et une propension sans fin (mais avec faim….. démesurée de surprofits !) à l‘innovation financière diabolique (titrisation, produits dérivés de plus en plus opaques, etc.). Car, en dépit des quelques progrès réalisés aux Etats-Unis et ailleurs (plan Volcker sur la séparation des activités des banques pour isoler leurs activités spéculatives, relèvement de la part des fonds propres dans le total de leurs actifs, etc.), les systèmes financiers sont toujours d’une grande vulnérabilité. Par ailleurs, aux Etats-Unis, on connaît les positions dérégulationnistes en matière financière de Donald Trump qui n’a pas tardé d’ailleurs à les faire entendre quelques mois après son élection, conformément à ses promesses de campagne, en ordonnant en avril 2017 la révision de plusieurs points de la loi Dodd-Frank votée après la crise de 2008 grâce aux initiatives de Barack Obama. Ainsi, en dépit de la violence de la secousse financière de 2008, et des énormes failles des systèmes financiers qu’elle a révélées, les modiques progrès institutionnels en matière de régulation financière ne permettent toujours pas à ce jour de prévenir et faire face sérieusement à une nouvelle crise financière d’une ampleur comparable à celle de 2008.
Reste donc plus qu’à espérer que la bulle spéculative boursière américaine se dégonfle en douceur…… au lieu d’éclater et de provoquer une nouvelle crise financière d‘envergure. Mais même dans le cadre du scénario le moins défavorable d’un dégonflement en douceur, l’économie réelle s’en trouvera nécessairement impactée négativement, via les traditionnels effets richesse négatifs qui entraînent immanquablement des chocs de demande (impact récessif de la diminution du patrimoine financier sur la consommation…et de façon indirecte sur l‘investissement productif via le mécanisme de l’accélérateur de l’investissement). Par ailleurs, quel que soit le dénouement de cette alternative, dégonflement ou éclatement de la bulle, il interviendra dans un contexte économique et social outre-Atlantique déjà fortement caractérisé par de spectaculaires inégalités qui se sont creusées à l’occasion de la crise des subprimes (les 1% des étasuniens les plus riches s’accaparent 20 % des revenus en 2016.….7 points de plus que la part captée par les 50 % les plus pauvres ! ). Et que ne manquera d‘aggraver une nouvelle turbulence financière, surtout dans le cadre de la politique fiscale en faveur des riches du nouvel occupant de la Maison Blanche. Et une turbulence financière dont les ondes de choc affecteront bien évidemment toute l’économie mondiale.
Alors, à quand le dénouement de cette intrigue boursière ? Et avec des effets sur l’économie mondiale de quelle ampleur ? En 2018 ? Le petit monde financier de Wall Street est vraiment bien le seul en ce début d’année à se réjouir de ses prouesses boursières de 2017, sans se poser de questions ou en faisant semblant de ne pas s’en poser…
_____________[1] « Rapport sur les inégalités mondiales 2018 », Laboratoire sur les Inégalités Mondiales de l’École d’Économie de Paris, co-auteurs : Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, décembre 2017.[2] « Il était une fois une bulle de crédit en Chine… », Yves Besançon, revue Idées du CNDP, n°188, juin 2017.
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