Comment réagissent les artistes dans un pays confronté à la montée de la violence et à la misère, après avoir affronté la guerre la plus terrifiante de son histoire ? En 190 œuvres et 62 artistes, la Schirn Kunst Halle de Francfort démontre la prodigieuse vitalité de l’art en Allemagne sous la République de Weimar, juste avant la nuit noire du nazisme.
A peine 15 ans séparent les deux tragédies les plus terribles de l’histoire de l’Allemagne: la guerre de 14-18 et l’arrivée au pouvoir des nazis. Cette période est entièrement occupée par l’une des séquences historique les plus violemment contrastées de tout le XXème siècle, à laquelle les historiens ont donné le nom de République de Weimar : une alternance ininterrompue de tensions sociales, politiques et économiques redoutables, accompagnées de tentatives révolutionnaires avortées, d’épisodes de guerre civile, dans un climat de révolte et d’humiliation, d’injustice et d’inégalités où l’espoir – pour emprunter l’expression de Maïakovski – est « un escargot rampant. » Sauf pour une poignée de profiteurs.
Ces évènements se déroulent dans un pays de très haute culture, qui compte un nombre impressionnant d’écrivains, de savants, de musiciens, de philosophes et de peintres, parmi les plus grands de toute l’Histoire. Entre 1919 et 1933, l’Allemagne n’assiste donc pas passive à son terrible destin. Elle se pense, et surtout elle se représente, spécialement dans les œuvres de ses peintres, qui vont réagir aux évènements dont il sont les témoins – et souvent les acteurs – « avec réalisme, franchise, ironie, colère, humour, allusion, retenue, ou mélancolie », explique Philipp Demandt, le directeur de la Schirn Kunst Halle.
« Le plus grand miracle, c’est la réalité. »
Ce jugement du peintre Franz Radziwill, porté pour sa part vers l’onirisme et la magie, vaut pour toute la peinture de cette époque. Déjà Otto Dix, l’un des peintres majeur de la République de Weimar, combattant de la Grande Guerre dont il a peint toutes les horreurs avec détails sanguinolents et raffinement, avait adopté pour devise : « Crois en tes yeux. »
Otto Dix / souteneur et prostituée / 1923
Car c’est bien ce monde tel qu’il est que vont s’acharner à représenter les peintres allemands de cette période, revenant de manière inattendue à la peinture figurative, au moment où les autres avant-garde d’Europe se sont engagées depuis longtemps dans des aventures artistiques – cubisme ou abstraction – pour lesquelles la référence à la réalité n’est plus qu’un lointain souvenir. Tout au contraire, chez les peintres de la République de Weimar, c’est bien la réalité qu’on peint, mais exclusivement cette réalité humaine qui se lit sur les visages et sur les corps – certains mutilés ou dégradés comme autant de marques de la barbarie de 14-18, ou de la misère, de la violence sociale ou de la prostitution qui lui ont succédé, ajoutant les siennes. Jamais aucun courant artistique n’aura été plus proche de la description de la société de son temps, de ses angoisses, de sa dureté, de ses tristes plaisirs et de ses perversions. C’est ce qui confère à toutes les œuvres exposées à Francfort leurs si fortes ressemblances.
Deux grands peintres dominent cette époque, aussi bien par leur puissance expressive et par la palette impressionnante des techniques qu’ils mettent en œuvre, que par leur productivité foisonnante: ce sont Otto Dix et George Grosz. Tous les deux ont en commun d’être issus du mouvement Dada qui continuera à marquer leur travail bien après la Grande Guerre, à laquelle ils ont tous les deux participé.
« Nous méprisions simplement tout, » expliquera George Grosz, « rien ne nous était sacré, nous crachions sur tout, et c’était dada. »
Otto Dix débute sa carrière au moment où apparaît l’expressionisme allemand dont on continue à lire l’influence – dans les déformations et la distorsion des traits – dans ses œuvres de la période de la République de Weimar. George Grosz, adepte des idées communistes, participera à l’insurrection spartakiste avant d’être contraint à l’exil.
Mais l’exposition de la Schirn Kunst Halle permet de découvrir aussi des dizaines d’autres peintres qui témoignent de la vitalité de la scène artistique allemande au moment même où le pays s’enfonce dans la misère et dans l’inconnu, installant une atmosphère d’incertitude qu’on lit dans l’inquiétante étrangeté des portraits de Karl Hubbuch, de Rudolf Bergander ou de Karl Völker, de Hans Christoph ou de Richard Ziegler. On découvre également l’importance qu’on eu pendant cette période les femmes peintres en Allemagne, comme Elfriede Lohse-Wächtler, Anna Nagel, Jeanne Mammen ou Hilde Rakebrand.
Elfriede Lohse-Wächtler / Lissy, 1931
Un grand nombre des artistes de la République de Weimar seront persécutés, réduits au silence sous le nazisme, et presque tous estampillés « artistes dégénérés » – Otto Dix « était tout en haut de la liste, » explique la chercheuse Gitta Ho.
Raison de plus pour s’intéresser de très près à ce moment exceptionnel de l’art du XXème siècle, apparu comme une puissante réaction de contestation face à une situation de crise majeure, sur fond de montée des intolérances et du racisme. Le public nombreux qui se presse à l’exposition de la Schirn Kunst Halle, semble prouver, par sa présence et ses commentaires, qu’il y a là une leçon qu’on aurait tort d’oublier.
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